A l’occasion du 90e anniversaire de Tintin, fêté un peu partout à travers le monde ce 10 janvier, Classic Courses vous propose de découvrir les différentes références au sport automobile qui figurent dans L’Affaire Tournesol, une des aventures les plus célèbres du petit reporter à la houppe. La couverture de cet album, publié en 1956, présente un certain nombre de similitudes avec une photo prise après la sortie de route de Phil Hill et de son copilote Richie Ginther à la Carrera Panamericana de 1953. Quant au célèbre chauffard italien de la Lancia Aurelia, il ressemble à s’y méprendre à Giuseppe Farina qui avait remporté en 1950 le premier championnat du monde de F1 devant Juan Manuel Fangio. Ce même Fangio est par ailleurs cité par le capitaine Haddock à la page 34 de L’Affaire Tournesol!
Laurent Missbauer
La couverture de l’Affaire Tournesol
Hergé s’est-il inspiré de la photo d’une sortie de route survenue à la Carrera Panamericana de 1953 pour dessiner la couverture de L’Affaire Tournesol ? Plusieurs tintinologues qualifient cette hypothèse de très plausible. Ce qui est certain, c’est que la réalisation de cet album s’est appuyée sur une documentation particulièrement fouillée et que les références à la compétition automobile y sont nombreuses.
«Richesse du thème, force des situations, sciences des cadrages, justesse du rythme, art du dialogue: tout contribue à faire de cet album un véritable chef-d’œuvre.» C’est par ces termes que le tintinologue Benoît Peteers débute son texte introductif sur L’Affaire Tournesol dans son ouvrage consacré à L’œuvre intégrale d’Hergé chez Rombaldi Editeur. Nous partageons entièrement son avis. Le soin apporté à la documentation et à la recherche d’informations y est en effet encore plus poussé que d’habitude. Et de nombreux éléments sont directement inspirés de faits réels.
On relèvera ainsi que le numéro de téléphone du château de Moulinsart est le 421 alors que le véritable numéro de téléphone attribué à Hergé pour sa maison de campagne à Céroux-Mousty était le 412! «Il y a de quoi alimenter les confusions téléphoniques, émaillant L’Affaire Tournesol, entre le château et la bientôt célèbre boucherie Sanzot», écrit Philippe Goddin dans la biographie Hergé, lignes de vie. De telles confusions ont véritablement perturbé le repos d’Hergé dans sa maison de campagne et il s’en est rappelé lorsqu’il décide de placer dans son nouvel album un running gag, à savoir un procédé littéraire qui prend la forme d’une plaisanterie dont l’effet comique repose sur sa répétition.
Des repérages sur place
Dans L’Affaire Tournesol, le numéro de téléphone de la boucherie Sanzot, «qui a véritablement existé», précise Philippe Goddin dans l’ouvrage précité, est en effet le 431, un numéro très proche donc du 421 du château de Moulinsart. Et si ce ne sont pas les expériences personnelles du dessinateur qui alimentent la véracité du récit de L’Affaire Tournesol, Hergé pousse sa quête de perfection en allant enquêter pour la première fois sur place ou en demandant plusieurs renseignements à Jean Dupont, le rédacteur en chef de L’Echo Illustré, hebdomadaire catholique édité à Genève qui publie Les Aventures de Tintin depuis 1932.
«C’est à propos de L’Affaire Tournesol que je me suis déplacé pour la première fois, pour prendre croquis et photographies des lieux où allait se dérouler une action: il fallait que je découvre l’endroit exact, près de Genève, où une voiture peut quitter la route et tomber dans le lac. Tout autour du lac, il y a des quantités de propriétés privées, de villas, etc., et très peu d’endroits où la route longe réellement le lac et le surplombe. Je suis donc allé vérifier sur place», peut-on lire à la page 174 du livre de Numa Sadoul Entretiens avec Hergé.
Des photos du National Geographic Magazine
Lorsqu’Hergé ne peut pas se rendre sur place, il demande à Jean Dupont de lui transmettre un numéro de téléphone vraisemblable de Nyon, les horaires des trains reliant Genève à Nyon ou encore des photographies des véhicules des pompiers de Nyon. Quant aux dessins des tenues traditionnelles suisses portées par les Dupond-Dupont dans L’Affaire Tournesol, Hergé s’appuie sur des photos publiées dans le National Geographic Magazine pour les dessiner avec exactitude. Tout porte donc à croire que c’est également dans un de ces magazines qu’il a trouvé son inspiration pour la couverture de l’album. Celle-ci représente les instants ayant suivi l’embardée de la voiture dans laquelle avaient pris place Tintin, le capitaine Haddock et le professeur Tournesol après avoir quitté la forteresse de Bakhine.
Connaissant le soin du détail avec lequel Hergé réalisait ses dessins, il est en effet fort probable qu’il se soit inspiré d’une retentissante sortie de route survenue lors de l’édition de 1953 de la célèbre Carrera Panamericana au Mexique, une des courses d’endurance les plus célèbres de l’époque avec les 24 Heures du Mans en France et les 1000 Miglia en Italie. La sortie de route en question est celle dont avait été victime un des favoris de la course, l’Américain Phil Hill, futur champion du monde de F1 en 1961, au volant d’une Ferrari 340. Elle fut d’autant plus retentissante que la Cadillac Series 62 d’un autre pilote américain, Charles Royal, sortit au même endroit comme on peut le voir sur la photo ci-dessus.
Des réponses unanimes
Les probabilités qu’Hergé se soit inspiré de la photo de cette sortie de route à la Carrera Panamericana pour dessiner la couverture de L’Affaire Tournesol nous semblent élevées. Tout d’abord, la Carrera Panamericana de 1953 était antérieure aux dessins des premières planches de L’Affaire Tournesol publiées dans le Journal de Tintin en 1954 et en 1955. Nous avons ensuite montré ladite photo à plusieurs tintinologues en leur demandant ce qu’elle évoquait à leurs yeux sans leur donner aucune autre indication et leur réponse a été unanime: «Elle ressemble beaucoup à la couverture de L’Affaire Tournesol!» On y distingue en effet très bien quatre arbres sur la gauche et deux autres arbres sur la droite, comme cela est également le cas sur la couverture de L’Affaire Tournesol. L’inclinaison de la pente et la hauteur de la route d’où arrivent les militaires bordures sont par ailleurs identiques.
Il ne s’agirait pas de la seule référence de cet album au sport automobile. Lorsque les ravisseurs du professeur Tournesol, au volant d’une puissante Chrysler, échappent au barrage mis en place par Tintin sur la route de Cervens avec une manœuvre d’évitement digne des plus grands champions (deuxième case de la page 34), le capitaine Haddock s’exclame: «ça alors, mille tonnerres! C’est au moins Fangio qui est au volant?» Il fait référence ici au grand champion argentin qui avait justement remporté la Carrera Panamericana de 1953 précédemment évoquée et qui, à la sortie de l’album de L’Affaire Tournesol au début de l’année 1956, avait déjà remporté trois de ces cinq titres de champion du monde de Formule 1 (1951, 1954, 1955, 1956 et 1957).
Brabham au lieu de Fangio en anglais !
On remarquera pour la petite histoire que Juan Manuel Fangio est, avec Al Capone dans Tintin en Amérique, l’un des rares personnages ayant réellement existé à être mentionné dans un album de Tintin. Cela vaut en tout cas pour la plupart des versions.
Dans l’édition anglaise de L’Affaire Tournesol, The Calculus Affair dont l’album n’a été publié qu’en 1960, l’éditeur Methuen Publishing Ltd a toutefois pris la liberté de remplacer Fangio par Jack Brabham. Le pilote australien Jack Brabham avait alors déjà remporté deux de ses trois titres de champion du monde de Formule 1 (1959, 1960 et 1966) !
Dans la version en suédois, il n’est en revanche guère question de Fangio ou de Jack Brabham. La traducteur Björn Wahlberg a en effet placé la phrase suivante dans la bouche du capitaine Haddock: «Det mäste sitta en verklig rallyförare vid ratten!», ce qui signifie en français «Ce doit être un véritable pilote de rallye au volant!».
Enfin, un autre élément qui fait clairement référence au sport automobile dans L’Affaire Tournesol est la Lancia Aurelia du conducteur italien Arturo Benedetto Giovanni Giuseppe Pietro Archangelo Alfredo Cartoffoli dé Milano. Celui qui prétend dans la dernière case de la page 36 que «je vais vous montrer que les voitoures et les condouctorés italiens, ils sont les meilleurs du monde…» ressemble beaucoup à Giuseppe Farina qui a été champion du monde de Formule 1 en 1950 et qui a fêté sa 33e et dernière course de F1 en terminant 3e du Grand-Prix de Belgique de 1955. Ce dernier a par ailleurs été disputé le 5 juin 1955, en pleine parution de L’Affaire Tournesol dans l’édition belge du Journal de Tintin! En tout cas, «Giuseppe» Cartoffoli partage la même calvitie que Giuseppe Farina…
La Lancia gagnante au Rallye Monte-Carlo de 1954
Quant à la Lancia Aurelia, une des voitures de série les plus performantes de son époque, elle avait remporté le Rallye Monte-Carlo de 1954. Ici aussi, Hergé semble s’être fidèlement inspiré de photos d’époque pour ses dessins dans L’Affaire Tournesol. Cela est notamment le cas de la 7e case de la page 36 précédemment évoquée. La voiture y est dessinée dans le même angle que celle qui montre les vainqueurs du Rallye Monte-Carlo de 1954, à savoir le célèbre pilote monégasque Louis Chiron et son copilote suisse Ciro Basadonna.
Né en 1906 à Turin, Ciro Basadonna a émigré à Genève après la Première Guerre mondiale où habitait un de ses oncles. Son père, chimiste, était en effet mort à la guerre. Il commença à courir en 1928 avec une licence suisse et fonda en 1937 l’écurie Helvetia qui fit notamment courir Emmanuel de Graffenried, un des meilleurs pilotes de Suisse de l’époque. Ciro Basadonna est décédé en 2009 à plus de 100 ans ! On relèvera encore que les premières esquisses de la Lancia Aurelia dessinée dans L’Affaire Tournesol comprenaient des numéros sur les portières, ce qui souligne les liens très étroits de cet album avec le sport automobile.
De la Lancia Aurelia à la Porsche 356
On notera par ailleurs qu’Hergé a eu lui-même deux Lancia Aurelia – «une grise et une beige», nous apprend Philippe Goddin dans Hergé, lignes de vie, et qu’il affectionnait les voitures sportives. Après ces deux Lancia Aurelia, il s’est notamment acheté une Porsche 356, un modèle qui a brillé à chacune des trois dernières éditions de la Carrera Panamericana précédemment évoquée, soit en 1952, en 1953 et en 1954. L’édition de 1955 a été annulée à la suite du terrible accident survenu cette année-là aux 24 Heures du Mans. Cet accident provoqua la mort de plus de 80 spectateurs et eut notamment pour conséquence l’interdiction de l’organisation de courses en circuits sur le territoire helvétique.
Comme cela avait été le cas pour la Lancia Aurelia dans L’Affaire Tournesol, Hergé a dessiné sa propre Porsche 356 bleue dans la dernière case de Coke en Stock. Il s’agit de la célèbre case où l’on voit les différentes voitures qui participent à un rallye automobile dont une des épreuves se déroule devant le château de Moulinsart. La Porsche d’Hergé se trouve en haut à gauche. On relèvera pour conclure que Tintin avait essayé une Porsche 356 similaire en 1953 dans le Journal de Tintin qui proposait alors une rubrique consacrée aux automobiles.