C’est par ce sobre titre que Graham Hill intitula son hommage posthume à son ami Jim Clark, hommage publié le 22 avril 1968 dans la revue Sports illustrated. Malgré leurs nombreuses et âpres bagarres en piste, et le fait que Jim l’ait le plus souvent emporté, les deux hommes étaient très amis, liés qu’ils étaient par cette quête effrénée d’une suprématie à maintenir sur cette Formule 1 des années soixante. Leurs confrontations, d’abord de Lotus à BRM, puis de Lotus à Lotus, les avaient en fait rapprochés l’un de l’autre et leurs caractères très différents leur apportaient une saine complémentarité. Nul doute que la tragédie d’Hockenheim du 7 avril 1968 referma un grand et lourd livre, dont Graham a tenu à écrire l’épilogue que nous publions ici dans son intégralité.
Pierre Ménard
« Jim Clark et moi sommes partis vers l’Allemagne dans nos avions respectifs pour participer à la course d’Hockenheim. Nous avons été surpris par le mauvais temps – c’était en fait presque de la neige. Aussi nous avons été assez soulagés quand l’aéroport nous a informés que nous pourrions nous poser aux instruments. Et c’est ce qu’on a fait, Jimmy dans son Piper Twin Comanche et moi avec mon Piper Aztec.
Jim avait une nouvelle voiture pour cette épreuve. Elle n’avait couru qu’une seule fois, la semaine d’avant à Barcelone. Je l’avais déverminée à Silverstone sur une distance de 200 miles, et je n’avais pas ressenti le moindre problème ; une très bonne auto. La course était programmée en deux manches d’une heure chacune. J’étais à quelques secondes derrière Jimmy quand sa voiture est sortie de la piste au cinquième tour et, de fait, je n’ai rien vu de ce qui s’est passé. La seule chose que je pus remarquer était ces traces de pneus qui partaient vers les arbres. Nous roulions à cet endroit aux environs de 240 km/h. Bien que la piste fût mouillée, c’était une courbe régulière et douce vers la droite qui ne demandait aucun talent particulier pour la négocier à fond. Naturellement, j’étais loin de réaliser que c’était Jimmy qui était sorti à cet endroit, et je n’en fus informé qu’à la fin de la manche.
Nous avons déclaré forfait pour la deuxième manche et sommes partis récupérer ce qui restait de la voiture de Jim. Un commissaire présent au moment de l’accident nous déclara que la voiture avait commencé à louvoyer – l’arrière allant d’un côté à l’autre – et était sortie d’un seul coup de la piste pour aller s’encastrer dans les arbres. Tous les débris ont été ramenés chez Lotus. Ils ont tous été inspectés très minutieusement et rien ne put indiquer précisément la cause de l’accident. Mais il est évident que quelque chose de fâcheux s’est passé sur la voiture. C’est juste un de ces trucs inexplicables, un peu comme l’accident de Stirling Moss à Goodwood en 1962 qui a stoppé sa carrière. Moss est sorti d’un coup de la piste, et aucune explication n’a été fournie à ce jour.
Je suis sûr qu’à Hockenheim ce n’était pas de la faute de Jimmy. Tout le monde prenait cette courbe à fond, et Jimmy était le meilleur dans cette course – et le meilleur au monde ! Tout simplement parce qu’il avait une telle exigence envers lui-même ; c’était un athlète naturel, nanti d’une excellente coordination musculaire et d’un coup d’œil unique. Il avait une démarche aérienne, il était doux avec ses pieds. Il avait le sens du rythme, son jugement était excellent et ses réactions très rapides.
Il était particulièrement compétitif et agressif, mais il avait une notion très profonde de ce qu’il fallait faire ou ne pas faire. Certains peuvent gagner trop en confiance et devenir agressifs au point de devenir dangereux. Pas Jimmy. C’était un combattant, du genre dont vous ne pouviez pas vous débarrasser. Il menait invariablement les débats et annihilait toute opposition, construisant sa victoire sur la démolition de la volonté de gagner des autres. Pour un pilote, l’excitation de la course est liée à son habileté à pousser la voiture dans ses plus lointaines limites. La course automobile, c’est de l’équilibrisme. C’est la voiture qui glisse exactement jusqu’au point où vous l’avez décidé et qui négocie le virage le plus rapidement possible ; sachant que ce que vous avez réalisé, vous l’avez fait mieux que personne. Vous cherchez à atteindre la perfection et en fait, vous ne l’atteignez jamais. Et là, vous vous dites : « Voilà, c’est comme ça que je voulais prendre ce virage. Allez-y maintenant bande d’enfoirés, essayez donc de faire mieux » ! C’est l’essence même de la course automobile et à ce niveau, Jimmy était inégalé.
Tenter de comparer des champions d’époques différentes est extrêmement délicat. Mais une chose est sûre : chacun en son temps, Juan Manuel Fangio, Stirling Moss et Jim Clark furent les meilleurs ! Fangio était un soupçon plus rapide que Moss en Grand Prix. Mais Moss était un pilote plus complet en toutes catégories. Et si vous regardez les statistiques de Jimmy, vous vous apercevez qu’il a gagné plus de Grand Prix que n’importe quel autre pilote. C’est irréfutable ! Il l’a fait avec la seule et même marque, Lotus, et la combinaison Chapman-Clark fut extrêmement forte. Ils avaient besoin l’un de l’autre : Chapman concevait les voitures, et ça devenait un succès dans la foulée.
Jimmy était plus qu’heureux dans ces voitures qu’il contrôlait dans un style si relâché. Par contre hors de sa voiture, il n’était plus si relax. Si vous vous asseyiez à côté de lui, vous pouviez constater qu’il se rongeait les ongles; il l’a toujours fait. Il était comme une sorte de pur-sang, superbement dressé, un peu nerveux, mais manquant de confiance en présence d’autres gens. En voiture, il détestait se faire conduire par quelqu’un. A l’occasion d’une opération promotionnelle pour Ford, on était descendu ensemble de Cologne à Monte Carlo dans une de leurs voitures. Quand je tenais le volant, il se rongeait les ongles. Il me disait : « Bon sang, mais fais gaffe, là » ! Et quand j’étais le passager, il ne comprenait pas comment je pouvais rester assis à ne rien dire alors qu’il faisait la même faute :” Mais dis quelque chose, bon Dieu » !
Il aimait vraiment la vie. Il jouissait d’une existence merveilleuse dont il profitait pleinement, et pourtant c’était quelqu’un de foncièrement timide. Il avait été élevé à la ferme et, au plus profond de lui, il se sentait l’âme d’un fermier. Je veux dire de la meilleure des manières qui soit. Il possédait une ferme et son père une autre. Il y menait une vie très rustique, en complète opposition avec celle qu’il menait en tant que pilote. Il aimait réellement revenir dans sa ferme une fois la course finie.
Grâce au coup de projecteur que lui procura le frisson de la course automobile, il parvint à vaincre sa timidité et à se construire une réelle personnalité. Mais c’était difficile pour lui. Il ne faisait pas mystère de son aversion pour les discours, mais il était obligé d’en passer par là. Je l’ai vu personnellement accomplir de grands progrès dans cet exercice. Il était à présent versé dans la jetset, ce qui était vraiment différent de la vie simple à la campagne ; mais ça se voyait comme le nez au milieu de la figure qu’il se sentait mal à l’aise là-dedans. C’était assez émouvant de voir quelqu’un comme lui qui n’était pas dur et cynique. Il était chaleureux, honnête, timide ; et il essayait de composer au mieux avec tout cela, la pression et la renommée.
La cérémonie funéraire eut lieu lors d’une journée froide et ensoleillée, dans une adorable petite église en pierres à Chirnside, située à quelques miles de sa ferme. Jimmy fut enterré dans un cercueil tout simple en bois clair dans le petit cimetière attenant. Ses quatre sœurs et ses parents étaient là, aimables et très courageux. Je réussis à garder ma contenance jusqu’à ce que j’essaie de chanter. Et là, c’est devenu trop émouvant. Après la cérémonie, nous nous sommes retrouvés dans la maison de Jimmy où sa famille recevait ses amis les plus proches. Ce fut en fait beaucoup plus gai que ce que j’avais pu imaginer, et je suis sûr que Jim aurait approuvé. C’était le plus sincère hommage qu’on pouvait lui rendre ».
Graham Hill écrivit ce texte quelques jours après les funérailles de Jim qui eurent lieu le 11 avril 1968. Encore sous le coup de l’émotion, et ignorant de l’enquête en cours sur l’accident, le pilote anglais ne s’aventure de fait pas beaucoup pour expliquer les causes de cette sortie de piste. Car enquête il y eut, diligentée par Chapman qui ne se pardonnait pas d’avoir été indirectement responsable de la mort de son meilleur ami dans le sport automobile.
Le créateur des Lotus fit venir à Hethel un expert en accident d’avions, Peter Jowitt, qui était également commissaire technique du RAC. Jowitt examina patiemment tout ce qui restait de la Lotus rouge et blanc, assisté par Keith Duckworth et un technicien de Firestone, Chris Parry. Leurs conclusions ne furent pas empreintes d’une assurance à toute épreuve, mais laissèrent penser que l’accident s’était bel et bien passé comme ils l’imaginaient. A ce jour, aucune autre explication n’a été délivrée. S’appuyant sur les dires du commissaire de piste (dont parle Hill dans son texte) qui décrivit une voiture zigzagant de l’arrière sur la piste, puis fonçant soudainement sur la gauche vers l’extérieur de la courbe dans les arbres qui bordaient le circuit (pas de rails de sécurité à cette époque à Hockenheim – s’il y en avait eu, il est fort probable que Clark s’en serait tiré au mieux, tout du moins au moins mal), et sur le fort impact sur la gauche du cockpit, impact qui vrilla la monoplace autour d’un arbre, les trois hommes en déduisirent que Clark avait eu un problème dans cette courbe qui ne pose aucun problème particulier et s’était battu au volant pour tenter de rattraper une voiture qui chassait de gauche à droite à l’arrière. Le compte-tours bloqué dans la zone maximale attestait que le pilote avait tenté de corriger ce soudain et sauvage survirage en maintenant l’accélérateur enfoncé, comme il est d’usage dans le B-A-BA du pilotage.
Parry examina donc le pneu arrière droit, puisque l’accident avait été causé par un survirage. Il était à moitié sorti de sa jante, et coupé sur la bande de roulement, une coupure qui excluait une origine venant d’une pièce de l’épave. Le technicien Firestone imagina donc une crevaison lente qui ne posait pas de problème en ligne droite mais, dès que la voiture se mettait un tant soit peu en appui, provoquait automatiquement un survirage inattendu. Le pilote corrigeait par un contrebraquage qui accentuait le phénomène dans l’autre sens, et ainsi de suite jusqu’à l’irrémédiable perte de contrôle. N’oublions pas que la piste était mouillée pour ne rien arranger. Les trois hommes établirent donc que, dans ces conditions, même le champion le plus talentueux ne pouvait rien faire d’autre que subir. L’enquête ne fut pas dévoilée tout de suite tant Colin Chapman était effondré et désemparé.
Chapman avait découvert Clark dix ans plus tôt lors d’une course de voitures de sport et l’avait façonné comme un sculpteur modèle au plus près son œuvre ultime. Les Lotus étaient construites avant tout pour Clark, autour de ses mensurations. Les autres devaient s’y adapter. Ainsi que le rappelle Hill dans son texte, Chapman dessinait les voitures que Clark menait à la victoire. C’était aussi simple que cela. Rarement dans la course, pour ne pas dire jamais, osmose ne fut plus complète entre un créateur et son pilote. Colin songea d’ailleurs très sérieusement à abandonner la compétition à la suite de cette tragédie tant son destin et celui de Jimmy semblaient être liés pour toujours, et disparut de la circulation pendant trois semaines. Puis son caractère combatif reprit le dessus et il revint de son voyage personnel vers le Styx pour reprendre les commandes du Team Lotus. Bien aidé par un Graham Hill plus pugnace que jamais, Chapman obtint la récompense suprême en fin de saison, une récompense dont beaucoup imaginèrent qu’elle aurait pu revenir à Jim si…