« Every picture tells a story » (1), proclamait en 1971 ce bon Rod Stewart de sa voix éraillée dans son troisième album éponyme. Cette image en noir et blanc de Jack Brabham captée par l’objectif de Bernard Cahier au terme d’un Grand Prix de Grande-Bretagne 1970 épique raconte parfaitement l’état psychologique dans lequel se trouvait le pilote australien au soir d’une course démoralisante : si ses yeux avaient été des mitrailleuses, il aurait aligné une bonne partie du paddock de Brands Hatch !
Pierre Ménard
Rarement il ne mérita autant son surnom de « Black Jack » que ce soir du 19 juillet 1970 sur le verdoyant circuit du sud de Londres. Surnom donné en regard de son caractère quelque peu taciturne allié à un côté taiseux, et non à cause d’une supposée irascibilité permanente. Jack Brabham restait au contraire un homme affable, pratiquant l’humour pince-sans-rire, et était d’un commerce agréable avec celles et ceux qui l’entouraient. C’était un patron honnête et droit, doublé d’un pilote accrocheur, mais correct. Bref, pas grand monde n’aurait pu reprocher à Jack une quelconque attitude agressive envers ses semblables. Sauf quelques heures après ce Grand Prix de Grande Bretagne, pourtant terminé à la deuxième place, où il ne valait mieux pas se trouver à côté de lui.
Le vieux vous salue bien
Contre toute attente, la saison 1970 avait pris des allures de succès assez insoupçonnées pour le vaillant quadragénaire. En début d’année, plus grand monde n’était prêt à parier un penny sur les chances de victoires de Jack. Ses dernières victoires en Grand Prix remontaient à 1967, et son dernier titre de champion du monde un an auparavant, ce qui commençait à dater sérieusement. Déjà à cette époque, certains observateurs avaient émis en début de saison de grosses réserves sur la compétitivité de Brabham qui venait de « tourner » quarante balais. « Old Jack » avait humoristiquement renvoyé ces blagues mal ajustées à leurs auteurs en apparaissant sur la grille de Zandvoort grimé d’une barbe et courbé sur une canne. Puis, histoire de claquer définitivement le baigneur à tous ces braves gens inspirés, il enlevait quatre Grand Prix d’affilée qui lui procuraient ainsi sa troisième couronne mondiale.
L’année suivante, il fut toujours aussi affuté, mais c’est son coéquipier Denny Hulme qui tira – de justesse – les marrons du feu. En 1968, le bon vieux V8 Repco à l’arrière de ses voitures ne valait plus un caramel et en 1969, là oui, Jack commença à se sentir un peu vieux, surtout face à son tout jeune team mate, Jacky Ickx. L’idée de la retraite commença à séduire le bonhomme qui voyait bien Jochen Rindt revenir à la maison (2) pour le remplacer. Des tractations avec Goodyear furent initiées pour attirer le pilote autrichien chez Brabham, d’autant que celui-ci avait été très refroidi de son année chez Lotus suite à son accident de Barcelone (3), et se voyait bien piloter à nouveau une Brabham, cette fois équipée de l’invincible V8 Cosworth. Son madré manager d’alors, le Bernie qui n’était pas encore Mister E, m’avait dit en 2003 lors d’une interview : « On a signé avec Lotus, mais on aurait pu le faire avec Brabham. Chez Lotus vous savez, tout le monde savait que Colin avait l’habitude d’évoluer un petit peu sur le fil du rasoir, de construire toujours à la limite, mais Jochen voulait devenir champion du monde c’est pour cela que nous sommes allé chez Lotus… […]…Jochen savait toutefois qu’une Lotus était plus susceptible de casser qu’une Brabham ». Ajoutez à cela que Chapman était prêt à tout, au niveau financier s’entend, pour garder Rindt chez lui en vue de lui confier sa future 72 révolutionnaire, et vous saisirez pourquoi cet homme âgé de près de quarante-quatre ans, Jack Brabham, dut remiser ses doux rêves de retraite dorée pour piloter un an de plus.
Mais comme Jack ne faisait rien par-dessus la jambe, il prépara minutieusement sa saison 1970 avec l’aide de son fidèle Ron Tauranac qui venait de dessiner la BT33, première Formule 1 monocoque de l’histoire de l’écurie qui se révéla d’emblée, selon les dires de son concepteur, une voiture « douce et pardonnant les erreurs ». Et cette F1 bleu turquoise (comme la toute première F1 Brabham de 1962) à bande jaune révéla d’entrée ses grandes qualités : Jack gagna à la surprise générale le Grand Prix d’ouverture à Kyalami ! Il aurait également dû gagner le Grand Prix de Monaco sans une incroyable erreur de débutant dans le dernier virage du gazomètre (4) – mais termina quand même 2e, puis finit 3e du Grand Prix de France à Charade. Et donc, à l’abord de ce Grand Prix de Grande Bretagne marquant l’exacte mi-saison, notre sémillant quadra pré-retraité se payait le luxe d’être deuxième au championnat du monde avec 21 points, derrière Jochen Rindt (27 points), pilotant désormais sa redoutable Lotus 72 qui avait instantanément démodé toutes ses consœurs !
Jack le chasseur
Jack Brabham aime bien Brands Hatch. Il y a déjà gagné (1966) et, en début de saison, a été à deux doigts d’enlever la Course des Champions se déroulant juste après son Grand Prix victorieux d’Afrique du Sud, s’il n’avait pas eu à effectuer un arrêt aux stands pour réparer un ressort d’amortisseur. Mais l’essentiel était acquis : la BT33 se comportait aussi bien sur un circuit rapide comme celui de Kyalami que sur un tracé bosselé comme celui du Kent. Et pour le prouver, « Old Jack » fait claquer le meilleur temps de la première séance d’essais du Grand Prix devant rien moins que la Lotus 72 de Rindt. Et ça, ça veut dire quelque chose ! L’Autrichien ne s’y trompe d’ailleurs pas : il remonte dans sa voiture et bat le temps de Jack. Qui lui rend la monnaie de sa pièce en égalisant son temps. Jochen ne pourra ensuite améliorer sa performance et on en restera là : pole position pour Rindt et Brabham, rejoints en première ligne par Jacky Ickx et sa belle Ferrari 312B, voiture très véloce mais qui, pour l’instant, manque cruellement de fiabilité. Les paris chez les « bookies » londoniens vont, on s’en doute, aller bon train !
Quelques instants avant le départ du Grand Prix, la tension est à son comble sur la première ligne, et les caméras de télévision plantées à Paddock Hill Bend sont prêtes pour enregistrer l’envolée furieuse, dont certaines images seront utilisées pour constituer une partie du générique de la future série culte The Persuaders! (Amicalement vôtre). Au baisser du drapeau, Jack réalise le départ parfait et laisse sur place ses deux adversaires du jour, rappelant ainsi à ses fans son célèbre adage : « When the flag drops, the bullshit stops » (5). Grâce à la puissance de son moteur Rindt remonte sur l’Australien qui ne lâche pas un pouce de terrain et les deux hommes arrivent côte à côte vers Druids sans se préoccuper de ce qui se passe derrière eux. Ils auraient dû…
Déboulant comme un missile, Ickx a placé sa Ferrari à l’intérieur sur la droite. Il n’y a pas énormément de place aux côtés de la Lotus et de la Brabham occupant une bonne partie de la piste, mais le jeune Belge n’en a cure. Les deux roues dans l’herbe, il force le passage et ressort en tête de l’autre côté dans la descente vers Bottom Bend. Son moment de gloire ne durera que six petits tours, le temps pour sa transmission de déposer le bilan. Au même moment, Rindt attaque Brabham et le passe à Paddock Hill. Dès lors, l’Australien va adopter la méthode du chasseur patient : suivant la Lotus comme une ombre, il attend l’ouverture, le moment où son jeune rival commettra la faute fatale, à force de regarder dans ses rétros. Dans ses cas-là, il est toujours plus aisé d’être derrière que devant.
Pour un litre de moins
La tactique du vieux renard est en train de réussir au fil de l’épreuve : Rindt est moins précis et, au 69e des 80 tours prévus, il loupe une vitesse. C’est juste ce qu’espérait Brabham qui passe son adversaire en toute décontraction, puis entreprend de lui coller environ une seconde au tour. La démonstration est éloquente : la monoplace traditionnelle qui donne une leçon à la machine révolutionnaire, il y a quand même de quoi jubiler, non ? Dans la dernière boucle, la Brabham turquoise s’est constitué une avance de 13 secondes sur la Lotus rouge et blanc, et les mécaniciens du Team Brabham sont montés sur le muret des stands pour applaudir à la juste victoire du patron, s’attendant à le voir surgir en trombe dans le virage de Clearways précédant les stands. Mais c’est au spectacle d’une voiture arrivant à très faible allure, moteur coupé, auquel ils assistent médusés !
La Brabham descend tout doucement vers la ligne d’arrivée quand surgit Rindt qui reçoit le premier le drapeau à damiers. Brabham passe la ligne en douceur et se dresse dans sa monoplace, entouré de ses mécaniciens. Lorsqu’il enlève son casque, puis sa cagoule, tout le monde comprend aussitôt à son regard que l’atmosphère d’après course va être lourde, très lourde.
La BT33 est tout simplement tombée en panne d’essence à quelques encablures de l’arrivée ! Il manque vraisemblablement un litre dans le réservoir. Laissons la parole à Ron Tauranac, ainsi qu’il le racontait à Alan Henry pour son livre « Brabham, Les monoplaces de Grand Prix » (Ed.Autocourse) : « Jack est parti à Brands avec 20-25 litres de plus que les besoins réels de la voiture, et il n’était pas à fond à la fin, ce n’était donc pas un problème de vidange du réservoir. Il est possible que toute l’essence n’ait pas été effectivement versée, mais les personnes concernées étaient très consciencieuses, marquant leurs jerricans, etc. Nous avons pu aussi utiliser trop d’essence, la voiture étant réglée riche pour la course, mais la dernière possibilité est celle d’une fuite. Nous avons trouvé une outre suspecte qui était humide quand nous l’avons sortie de son logement après la course, bien que nous n’ayons eu aucune preuve qu’elle fuyait ».
Black Jack
Jack fulminait d’avoir été victime d’une bête fuite, voire pire, d’une négligence humaine. C’était la troisième fois cette saison qu’une victoire complètement acquise lui était enlevée dans les derniers instants. A Monaco, il ne pouvait que s’en prendre à lui-même ; lors de la Course des champions, il acceptait la fatalité qui faisait casser une pièce ; mais là, de savoir que quelqu’un n’avait peut-être pas bien fait son boulot, c’était trop ! Aussi, quand bien plus tard son ami Bernard Cahier pointa l’objectif de son appareil photo vers le visage de l’Australien, celui-ci avait toujours l’œil noir dans lequel on pouvait lire toute la frustration qu’un week-end aussi parfait soit gâché par une… connerie comme celle-là.
Jack Brabham ne perdait pour autant pas sa deuxième place au championnat du monde, mais Jochen Rindt (décidément bien verni après le cadeau de Monaco) accroissait son avance à 9 points, soit une victoire. Le problème fut alors que Brabham et sa monture n’apparurent plus dans la lumière de toute la deuxième demi-saison. Rindt fut souverain jusqu’à ce terrible Grand Prix d’Italie, puis les Ferrari de Regazzoni et Ickx menèrent la danse. Les Brabham furent, elles, victimes de tout un tas de problèmes inexplicables, un peu comme si tout cela n’avait alors plus vraiment d’importance : Jack l’avait décidé, il partirait en fin de saison quoiqu’il arrivât. Ron Tauranac continuerait, mais sentait confusément qu’un livre était en train de se refermer et une époque de passer. Un an après, il cèderait l’écurie à Bernie Ecclestone. En ce joli dimanche de juillet à Brands Hatch, le public eut donc l’occasion, et le privilège, d’assister à la dernière grande course d’un des plus populaires champions de ces quinze années écoulées.
Notes
(1) « Toute image raconte une histoire ».
(2) Rindt avait été coéquipier de Brabham en 1968. Malgré la non-compétitivité des Brabham-Repco cette année-là, les deux s’étaient remarquablement entendus, mais Rindt voulait gagner des Grands Prix et être champion du monde, aussi signa-t-il chez Lotus pour 1969.
(3) Sur le dangereux circuit de Montjuich, les deux Lotus de Hill et Rindt s’encastrèrent dans les rails à quelques minutes d’intervalle. Si le moustachu anglais s’en sortit sans une égratignure, il en alla différemment pour Jochen : traumatisme facial et fracture du crâne ! En cause, la rupture des hauts ailerons des 49B et le spectre de la solidité toute relative des Lotus qui refaisait surface.
(4) En tête devant Rindt, Brabham se déconcentra au freinage du gazomètre, peut-être perturbé par Piers Courage qui était dans la trajectoire, et tira tout droit dans les bottes de pailles, laissant à un Rindt éberlué une victoire totalement inespérée.
(5) « Quand le drapeau s’abaisse, les conneries cessent ».