LE DERNIER DEPART DE « BIG JOHN »
Vendredi 10 février 2017. John Surtees vient de nous quitter. Il venait d’avoir 83 ans. Il avait été admis en février dernier, pour insuffisance respiratoire, au St George’s Hospital de Londres où, selon les dépêches, il s’est éteint « paisiblement », entouré de son épouse et de ses deux filles. John Surtees avait perdu un fils, Henry, en 2009, sur un circuit.
Jacques Vassal
John Surtees : pilote moto, auto et constructeur
Depuis le décès de Jack Brabham (1926-2014), c’était désormais John Surtees ou « Big John » le doyen des anciens Champions du Monde de Formule 1. Surtees partageait d’ailleurs avec « Black Jack » le fait d’avoir été Champion du Monde des Conducteurs avant de devenir constructeur de ses propres monoplaces. Hélas, sa marque eut bien moins de succès que celle de l’Australien (titres « Constructeurs » en 66 et 67 pour les Brabham-Repco, avec Jack Brabham Champion du Monde des Conducteurs en 66, Denis Hulme en 67) : les voitures de « Big John », non seulement ne remportèrent aucun titre « Constructeurs » en Formule 1, mais pas même un Grand Prix en huit saisons disputées en Championnat du Monde. Et Surtees, comme pilote-constructeur, n’eut pas le bonheur, non seulement de Brabham, mais même de Dan Gurney avec l’Eagle-Weslake en 1967 ou Bruce McLaren avec la McLaren-Cosworth en 1968 (et dans les deux cas au GP de Belgique, à Spa) : gagner ne fût-ce qu’un Grand Prix au volant d’une auto de sa création (*) . Pourtant sur un point au moins, aucun de ses camarades, passés, présents ou à venir, ne pouvait ou ne pourra rivaliser : celui d’avoir été d’abord Champion du Monde de vitesse à moto, puis en Formule 1.
Champion du monde Moto
Surtees était, depuis sa jeunesse, féru de technique et de mécanique. Non seulement les moteurs mais aussi les « parties cycles » pour les motos, les châssis pour les autos, les pneumatiques, l’aérodynamique, le passionnaient. Il savait l’importance de la tenue de route, du freinage, de la fiabilité et de l’homogénéité générale nécessaires à une machine de course, quelle qu’elle soit, pour gagner, ou même pour être compétitive. Il avait hérité ces qualités de son père, John Norman Surtees, qui après son retour du service militaire, avait ouvert au début des années 30 un magasin de motos à Croydon, au sud de Londres. Parallèlement, à la fois pour le plaisir et pour faire connaître son commerce, papa Surtees avait commencé à courir, sur terre battue. Très vite, il avait attaché un panier à son Excelsior à moteur JAP et était devenu en quelques années un champion du side-car cross. De là à courir en side-car sur asphalte, et de l’Excelsior-JAP à la Norton 596, il n’y avait qu’un… tour de roues. En 1939, John Surtees Sr luttait sur les circuits, entre autres, contre son ami Eric Oliver (qui deviendrait après la guerre Champion du Monde de la spécialité, avec pour passager un certain… Denis Jenkinson). Las ! Comme tous les hommes de sa génération, la guerre interrompit la vocation de Surtees père en course. L’armée employa ses talents de spécialiste du tout-terrain. La paix revenue, il courut encore mais avec un moindre succès, ce qui explique sans doute qu’il ait tant encouragé la carrière de son fils, John Norman Jr.
Celui-ci se tourna vite vers les circuits de vitesse et les championnats britanniques et il excella aussitôt sur des machines de cylindrées et de provenances diverses : Vincent-HRD, Triumph Tiger, NSU « Sportmax », AJS « Porcupine », Norton Manx, MV Agusta. Une victoire sur sol britannique avec une MV 203 cm3, en 1955, lui ouvrit toutes grandes les portes de l’usine MV Agusta, sise à Gallarate. Accompagné de son père, John Surtees signa avec le Comte Agusta un contrat pour la saison 1956, en 350 et en 500 cm3. Déjà entraîné, notamment sur des Norton Manx, à maîtriser des motos de course puissantes et rapides, il entrait là dans une autre dimension : pilote d’usine, salarié pour courir sur des machines parmi les plus convoitées du moment. C’était un âge d’or des Grands Prix de vitesse et du « Continental Circus », dominé, avant l’arrivée des constructeurs japonais, par les firmes italiennes – MV Agusta, Gilera, Moto Guzzi principalement – qui, grâce à de formidables machines à 4 cylindres, ne laissaient que des miettes aux firmes britanniques, Norton, AJS ou Matchless, pour ne parler que des catégories 350 et 500 cm3.
Les grands noms du moment étaient les Geoffrey Duke, John Hartle, Dickie Dale, Derek Minter ou l’Ecossais Bob McIntyre, du côté britannique; et, du côté italien, Libero Liberati, Nello Pagani, Carlo Ubbiali ou Tarquinio Provini. Très vite, John Surtees sut se distinguer et même s’imposer face à cette concurrence très relevée. Grâce à son sang-froid et à son habileté de pilote, mais aussi à sa rigueur et à son intransigeance dans la préparation et l’entretien de ses machines. Des qualités qu’il allait mettre à profit pour remporter en tout sept titres de Champion du Monde de moto, trois en 350 cm3, quatre en 500 cm3, tous sur MV-Agusta, de 1956 à 1960.
Champion du monde F1
Surtees dit que c’est Mike Hawthorn qui, dès 1958, l’incita à se tester sur une auto de course, estimant qu’il en avait les capacités, à la différence, par exemple, de leur camarade Geoffrey Duke, qui s’était essayé sur des Aston Martin DB 3 et DB 3 S, sans grand succès. Hélas, s’étant tué dans un accident de la route en janvier 1959, au volant d’une Jaguar 3,4 litres, le Champion du Monde 1958 (sur Ferrari) n’eut pas le temps de diriger les premiers tours sur quatre roues de Surtees, ou de vérifier le bien-fondé de son intuition. Surtees débuta avec une Cooper-Austin. Il eut même l’occasion de se bagarrer avec un jeune nommé Jim Clark sur Lotus 18 de Formule Junior également, puis s’offrit une Cooper de Formule 2 alors qu’il courait encore à moto. En 1960, sa dernière saison sur deux roues, il fut invité par Colin Chapman à piloter une Lotus 18, de Formule 1 cette fois. Et justifia sa confiance avec une 2e place au GP de Grande-Bretagne. C’était parti ! La suite ? On ne fera que la résumer ici : la saison 1961, avec des Cooper de l’écurie Yeoman Credit et même, en Formule Intercontinental, des courses sur la méconnue Vanwall à moteur arrière (Tony Vandervell, lié à Norton, était une référence pour Surtees). La saison 1962, qui marque une progression importante en Formule 1, avec les belles Lola-Climax de l’écurie Bowmaker et les 2e places de John en Grande-Bretagne – bis repetita ! – et en Allemagne. Le circuit du Nürburgring, le vrai, la « Nordschleife » de 22,8 km, est et restera d’ailleurs – avec celui de Spa-Francorchamps – un des préférés de « Big John ». Parce qu’il demande une rare combinaison d’audace, d’habileté, de précision et d’endurance pour le pilote, une rigueur extrême de préparation pour les machines, et parce que la moindre erreur s’y paie comptant. Et donc, la saison 1963, pour laquelle Surtees vient de signer chez Ferrari.
Il en sera le porte-drapeau pendant trois saisons… et demie. Il signera de belles victoires pour la marque au cheval cabré, dont le GP d’Allemagne – encore ! – en 1963 et 64, et les 1000 Km du Nürburgring – encore ce circuit ! Sous la pluie, Surtees pouvait être souverain, comme au GP de Belgique 1966 (déjà raconté dans « Classic Courses »). Mais par beau temps aussi, comme à Monza en 1967, sur Honda cette fois (également raconté dans « Classic Courses »).
Clash avec Ferrari
Entre ces deux dates, « Big John », dont les relations avec Enzo Ferrari, et avec son ingénieur en chef Mauro Forghieri, chaleureuses et constructives au départ, s’étaient détériorées, avait claqué la porte de chez Ferrari. Cela s’était passé entre les essais et la course des 24 Heures du Mans 1966. L’affaire fit grand bruit à l’époque dans le Landerneau du sport automobile. La cause ? En partie, sinon la seule : l’opposition grandissante entre le pilote n° 1 de la Scuderia et son directeur sportif d’alors, Eugenio Dragoni, accusé de vouloir favoriser les carrières des jeunes pilotes italiens de la maison, Lodovico Scarfiotti et surtout Lorenzo Bandini.
Et par la même occasion, dixit « Big John », de ne pas écouter ses avis ou conseils techniques plus que compétents, comme pour le Grand Prix de Monaco 1966, où Dragoni imposa à Surtees la lourde Ferrari 312 F 1, avec laquelle il effectua d’ailleurs un début de course en tête, avant d’abandonner, et lui refusa la Dino 246, bien plus agile en Principauté, avec laquelle Lorenzo Bandini se classa 2e ! Les relations entre Dragoni et « son » pilote s’étaient déjà dégadées à la suite de l’accident grave subi par Surtees à Mosport, au Canada, en septembre 1965, sur une barquette Lola. Blessé puis convalescent, Surtees avait manqué la fin de sa saison sur Ferrari. Mais au début 1966, bien rétabli, il avait su remettre les pendules – et les chronos ! – à l’heure, notamment en remportant sous la pluie battante les 1000 Km de Monza – sur une 330 P 3 partagée avec Mike Parkes – et, donc, toujours sous la pluie, ce fameux GP de Belgique.
Perfectionniste
Après le « clash » du Mans, Surtees courut la suite de sa saison en Formule 1 sur Cooper-Maserati (victoire au GP du Mexique). En 1967, il passa chez Honda. Là encore, face à une monoplace certes très puissante mais trop lourde et tenant mal la route, il n’en fit qu’à sa tête en faisant concevoir et construire, plus ou moins à l’insu de l’usine japonaise, un châssis spécial chez Eric Broadley, plus léger et plus rigide. C’est avec cette voiture, surnommée « Hondola » et testée de façon encourageante au GP d’Allemagne, qu’il remporta le fameux GP d’Italie 1967. Les tifosi italiens, nullement déçus de son départ de chez Ferrari, l’acclamèrent et lui confirmèrent son titre de « Il Grande John » ! Il faut dire que Surtees n’avait pas toujours la réputation d’un homme de dialogue : souvent certain d’avoir raison, il s’obstinait à vouloir imposer son point de vue, ses choix techniques ou stratégiques, au risque de se mettre à dos des directeurs sportifs, des ingénieurs, des partenaires ou plus tard, quand il devint lui-même patron d’écurie, des pilotes.
De même, son incursion dans l’équipe Chaparral de Jim Hall, en 1969 avec la 2 H, voiture très difficile à conduire et à mettre au point il est vrai, se solda par un échec, assorti de part et d’autre d’une certaine amertume. Son association et son amitié avec Eric Broadley, le constructeur des Lola, solide depuis la saison 1962, sembla résister à tous les dangers « diplomatiques » connus ailleurs. Surtees joua un rôle immense dans la mise au point des barquettes Sport T 70, en remportant le premier challenge CanAm en 1966. Surtees était, aussi, un excellent pilote d’endurance et de voitures de sport, son palmarès le prouve.
Devenu directeur d’écurie, l »un des pilotes avec lesquels il s’entendit le mieux ne fut autre que Mike Hailwood, dit « Mike the Bike ». Ce n’est pas étonnant vu les similitudes de leurs parcours : Hailwood était, lui aussi, fils d’un patron de magasin de motos, poussé sur les circuits par son propre père, et plusieurs fois Champion du Monde sur MV Agusta, avant de passer (mais sur deux roues) sur Honda d’usine. Il était aussi, comme Surtees, un excellent pilote polyvalent, aussi brillant en endurance qu’en monoplace. Décidément, la moto reste une vraie école pour l’automobile, en course comme ailleurs. Surtees était un homme attachant et en interview, d’une extrême courtoisie en même temps que d’une grande précision. J’eus l’occasion de le vérifier au cours de deux longues interviews, la première à Montlhéry en 1985 sur l’ensemble de sa carrière, la seconde une dizaine d’années plus tard, chez lui en Angleterre, pour le compte d’Auto-Passion, où il avait été question plus spécialement de la période chez Honda. Et d’ailleurs, un homme né en 1934, comme Leonard Cohen, ne pouvait pas être mauvais.
(*) : Il gagna la course hors championnat de Oulton Park en 1970 sur la Surtees F1 TS 7. Cette course mêlait des F1 et des F 5000. Ce fut sa dernière victoire sur une F1 en « moderne ». Enfin il s’adjugea ses deux dernières victoires à haut niveau en F2 en 1972 sur la Surtees TS 10 à Imola et au circuit du Mont Fuji. Il gagna par la suite une course historique , toujours à Oulton Park sur une Maserati 250 F chassis court.