Au début des années quatre-vingt, les écuries de Formule 1 s’équipèrent toutes d’un moteur turbocompressé, condition sine qua non pour ne pas se retrouver en fond de grille. Apportée par Renault, cette technique innovante fit vite appel à des petits turbos toujours plus fiables et plus rapides. Excepté Honda, tous les motoristes de pointe allèrent se fournir chez l’entreprise allemande KKK (1) qui fit bientôt la pluie et le beau temps dans le monde de la suralimentation. Nous avons rencontré celui qui conseillait ces clients particuliers sur le produit idoine à greffer sur leur groupe propulseur et qui fut ainsi le témoin direct de cette période si particulière de la Formule 1 turbo de ces années quatre-vingt, Jean-François Mazaud.
Propos recueillis par Pierre Ménard
Ingénieur de formation, Jean-François Mazaud entra chez KKK en 1975, d’abord au service clients, puis au service compétition dès 1977. Il y resta jusqu’en 1987, date à laquelle il quitta définitivement le monde de la Formule 1 et de la course. Rencontré sur les bords de piste dans la froidure de Montlhéry lors des récentes Coupes de Printemps grâce à l’entremise de Hugues Mallet, le photographe bien connu des concurrents de courses historiques, nous avons alors convenu de nous retrouver au calme pour discuter de cette période si prolifique de cette F1 turbo qui fit exploser les puissances moteur vers des sommets insoupçonnés.
CC : Tout d’abord, pouvez-vous nous resituer l’entreprise KKK à la fin des années 70 ? D’où vient-elle et quelle était son secteur d’activités ?
JFM : KKK est une vieille entreprise allemande qui, à l’origine, fabriquait des turbines à vapeur. Dans les années cinquante, ils fabriquaient de gros ventilateurs industriels et des turbines à vapeur. Un jour, ils ont eu l’idée de joindre les deux machines, c’est-à-dire une turbine avec un compresseur au bout, d’où le turbo. Dès les années cinquante, ils ont commencé à équiper les moteurs de camion. Et au milieu des années 70, à peu près quand je suis arrivé, ils ont commencé à s’intéresser à la compétition automobile et à équiper les BMW et les Porsche.
Vous officiez donc au Mans et en Endurance ?
Oui, on assistait Porsche. En 1977, lors de la victoire de Ickx-Barth-Haywood, je m’étais fait engueuler parce qu’un turbo avait lâché sur la voiture. Enfin, quand je dis engueuler, c’était pas bien méchant, parce que ça n’a pas empêché la voiture de gagner au final. Renault, était chez la concurrence, chez Garrett. Les premiers contacts avec Renault se sont fait en 1976. J’étais un « ancien » de chez Renault avant KKK et je connaissais donc quelques personnes. Nous sommes allés à Hockenheim pour une course de F2 où il y avait les V6 Renault, et où j’ai rencontré Boudy [Jean-Pierre, NDLA].
Vous étiez directeur du développement chez KKK ?
Non, j’étais au service application client, c’est-à-dire que je conseillais tel ou tel produit à nos clients en fonction de leur moteur et de ses performances. Ensuite je suis devenu responsable de tout le service compétition.
Comment êtes-vous amenés à intervenir dans le monde de la F1 ?
Les gens de chez Renault étaient plombés par leur temps de réponse avec leur gros turbo unique, et nous on avait l’expérience du bi-turbo qui proposait un temps de réponse nettement plus court. Jabouille arrivait à se débrouiller pas mal avec la voiture, mais un néophyte aurait été incapable de la faire avancer. Boudy était très intéressé par le bi-turbo, c’était un bon interlocuteur pour nous. Au Mans, le temps de réponse de leur turbo n’était pas trop un problème avec le 2 litres, par contre en F1 avec le 1,5 litre, c’était catastrophique (2)! Et là, on a commencé à faire des essais de bi-turbo sur le 1,5. Et dès les premiers essais qui ont démontré un temps de réponse nettement raccourci par rapport au mono-turbo, ils ont été définitivement convaincus.
Quels ont été les problèmes à résoudre avec ce nouveau bi-turbo ?
Une foule de problèmes. A l’origine, ces turbos étaient conçus pour des puissances, on va dire assez normales, avec une suralimentation de l’ordre de 2 bars. Ensuite on a grimpé à 3, puis 4, puis 5 bars. Et là arrivent les problèmes mécaniques, des problèmes de survitesse. Quand le turbo tourne trop vite, soit la roue de compresseur explose, par la force centrifuge, soit les paliers lâchent à cause des mouvements de l’arbre à haute vitesse.
Ce qui vous a amenés à des recherches dans les matériaux, je suppose ?
Voilà ! On a changé les matériaux, aussi bien du côté des compresseurs où on a pris des matériaux beaucoup plus solides. A la base, c’est de l’aluminium. Ce qu’on a fait c’est que, au lieu d’avoir des roues coulées, on a utilisé des roues en alu forgé, travaillées ensuite avec une machine à cinq axes. Ça valait la peau des fesses ! Puis quand les puissances ont commencé à grimper, vers 1981, on est passé à la porcelaine. Au début, les motoristes de chez Renault s’étaient étalonnés sur les 500 chevaux du 12 cylindres Ferrari [520 exactement, NDLA], mais ensuite ça a été la course à l’échalote. Mais en fait, on ne savait pas exactement la puissance parce que les bans n’étaient étalonnés que jusqu’à 1000 chevaux ! Et là, on en a eu des problèmes à résoudre : compresseurs, turbines, on utilisait des matériaux de plus en plus sophistiqués, donc plus chers !
Et on avait un autre problème, avec la roue de compresseur, qui est montée sur un arbre.et fixée avec un écrou. Avec ces puissances, et donc ces vitesses de rotation, elle tournait sur l’arbre. Et ce sont les gens de chez Renault qui nous ont donné le tuyau : au lieu de faire un arbre classique de section cylindrique, on a construit des arbres de section polygonale. Le seul problème qui pouvait arriver alors, c’était l’explosion de la roue par la force centrifuge.
Enfin, ce qui était marrant, c’est qu’au début personne n’y croyait, hein ? Vous vous rappelez la « Yellow tea pot » ? Mais quand il y a eu la victoire à Dijon en 79, ils sont tous venus nous voir.
En 1981, vous équipez le V6 Ferrari…
On avait déjà des contacts anciens avec Ferrari pour la 208 GTB. Vous vous rappelez que la loi italienne imposait une surtaxe sur les moteurs au-dessus de 2 litres. Et donc ils avaient sorti une version 2 litres de la 308 et nous avaient demandé d’équiper le V8 d’un turbo. Et quand ils ont vu que Renault gagnait avec le turbo, ils se sont dit : » on va s’y mettre aussi ». Et là, j’ai eu directement affaire à Forghieri. Un sacré bonhomme, respect ! C’est l’interlocuteur qui m’a le plus impressionné. Il était capable de vous parler d’une solution qu’il avait vue sur des moteurs Rolls Royce d’avion, il avait une culture technique incroyable. Et une culture générale tout court : opéra, littérature, etc. Un très grand monsieur.
Durant l’hiver 80-81, ils ont mis en concurrence le turbo et le comprex. Là, j’ai pas loupé le coche : je suis parti en Italie avec ma petite voiture avec tout en tas de turbos à l’arrière, des turbos fignolés au plus fin. Pour améliorer le temps de réponse, on avait réduit l’espace qu’il y avait entre la roue et le carter de turbine. Il ne faut pas jouer trop fin non plus parce que s’il n’y a plus assez de jeu, ça bloque. On savait que notre problème par rapport au comprex, c’était le temps de réponse plus long. Donc on fait tout un tas d’essais à Fiorano pour essayer d’obtenir l’affaire face au comprex. Au niveau des pilotes, c’était Pironi qui posait toutes les questions. Il s’intéressait énormément à la technique, il réfléchissait et voulait comprendre. C’est celui qui m’a le plus impressionné à ce niveau, plus que Prost ou Piquet par exemple. Villeneuve, lui, s’en foutait! Il était marrant, Gilles, mais c’était pas le même style ! Il me disait juste : « (avec l’accent québécois) Ton truc-là, ça va pas ! » (rires). Il était sympa comme tout, mais on pouvait pas travailler avec lui. Finalement, la confrontation avec le comprex a tourné à notre avantage, et Ferrari a opté pour notre solution dès le début 1981. Ils ont vu que les temps étaient meilleurs avec le turbo.
Rappelez-nous un peu la différence entre le comprex et le turbo.
De mémoire, parce que c’est un peu vieux tout ça, c’était un système par pulsation. Une espèce de cylindre avec des alvéoles qui tournent à l’intérieur. Il y avait d’un côté les gaz d’échappement qui créent une pulsation qui comprime l’air de l’autre côté. Il n’y a aucun contact avec une roue de turbine ou de compresseur. L’avantage du comprex était un temps de réponse immédiat, parce qu’il n’y a pas d’inertie à l’inverse du rotor d’un turbo, mais celui du turbo était une puissance supérieure, et c’est pour ça que Ferrari a opté pour le turbo.
Ensuite, vous équipez le 4 cylindres BMW l’année suivante et le TAG-Porsche en 83. Il n’y a que le Honda que vous n’avez pas équipé comme motoriste de pointe (3)…
Si ! On a fourni les turbos du premier V6 Honda qui motorisait la Spirit en 1983. J’ai même été au Japon leur vendre des turbos ! On a fait plusieurs voyages là-bas, et à la fin, ils nous ont dit qu’ils les feraient eux-mêmes. On savait que ça se terminerait comme ça avec les Japonais : on leur avait montré tous les dessins et ils ont bien tout enregistré. Mais le grand patron de la boîte a dit : « On va pas se faire avoir, on leur vend les turbos dix fois le prix » ! Et ça a marché ! Ça nous a payé le voyage (rires).
Pour ce qui est du V6 TAG-Porsche, la connexion existait depuis le temps de l’endurance. On avait d’excellents contacts avec eux, et surtout avec Hans Metzger, le chef motoriste. Un type charmant, très sérieux. Je me rappelle que son technicien en chef disait pourtant en 1977 : « Oh, Renault avec un 1500 en F1, ils n’y arriveront jamais » ! Chez McLaren, j’ai eu affaire à Barnard et Dennis. Un peu particuliers, très british, très durs en affaires.
Peut-on parler de votre premier titre F1 en 1983 et de l’affaire Renault-BMW ? Vous saviez que BMW utilisait de l’essence non-conforme ?
Non honnêtement, je ne le savais pas, je ne l’ai su qu’après. On leur fournissait le turbo, on s’occupait pas de ce qu’ils mettaient comme carburant dans leur moteur. Mais on voyait quand même, au vu des flammes qui sortaient derrière, et de l’odeur, qu’il y avait quelque chose de spécial là-dedans. Il faut quand même dire qu’ils avaient tous des carburants limites, les odeurs sur les circuits à l’époque étaient quand même assez bizarres ! Mais BMW a triché encore plus, un peu comme Volkswagen aujourd’hui dans les diesels de série, vous voyez ? Les taux de compression ont grimpé de 6 à 10, voire 11 ! Et nous, on avait des rapports de pression de 2,5, et à la fin c’était 5,5.
Vous équipiez les deux écuries. Position gênante dans cette histoire ?
Personnellement, j’avais effectivement un peu le « cul entre deux chaises ». Parce que KKK favorisait BMW. Tout ce que demandait BMW, ils l’obtenaient. C’était moins évident pour Renault. On peut le dire maintenant, il y a prescription.
A votre avis, c’est pour ça qu’en 1984, Renault vous quitte pour revenir chez Garrett ?
Ça a joué évidemment, parce qu’ils se sont rendu compte que BMW était favorisé. Et qu’ils étaient obligés de dépasser les limites de résistance et cassaient. A Kyalami en 83, c’est ce qu’il s’est passé. Alors que BMW avait ce carburant qui permettait de donner plus de puissance avec moins de pression, et les turbos étaient plus fignolés que ceux de Renault.
C’est un peu comme pour les pneus : ce n’est pas parce qu’une petite écurie a le même manufacturier qu’une grande qu’elle a les mêmes produits ?
Voilà ! Il y avait KKK… et KKK. On a fait une dernière visite à la fin de la saison 1983 à Viry-Châtillon, et notre grand patron nous avait dit : « On va faire un enterrement de première classe » ! On n’a pas eu de reproches directs, mais on en a conclu que c’était notre dernière visite chez Renault-Sport.
1984-86 et les succès du TAG-Porsche chez McLaren, ce furent vos plus belles années ?
Ah oui ! Mais c’est à ce moment qu’on a entrepris l’escalade de la puissance. Il y avait ces moteurs de qualification à la puissance incroyable mais qui ne faisaient que trois tours : un tour de lancement, le tour de qualif’, et le tour de désaccélération avec de la fumée partout (rires) ! A Monaco en 1984 aux essais, chez Renault, ils vissaient une plaque de tôle sur les waste-gates pour empêcher toute limite de pression ! C’était des boulets de canon, c’était plus de l’automobile, c’était de la balistique ! C’était ahurissant : plus de 1200 chevaux dans les rues !
Vous avez équipé Alfa Romeo également ?
Oui, et aussi les Motori Moderni de Chiti. Quel personnage, celui-là ! En maillot de corps, transpirant au milieu de tous les chiens qui déambulaient dans son usine. Je pense qu’il avait été un bon ingénieur chez Ferrari, puis chez Autodelta, mais là, je crois qu’il était un peu largué : ses moteurs explosaient tous. Chez Alfa, j’étais contact avec Tonti [Gianni, NDLA]. C’était un partisan du quatre-cylindres, mais finalement ils ont opté pour le V8 ! Un type charmant, également.
Bernard Dudot m’avait dit un jour que finalement, avec le turbo, les motoristes n’avaient que peu progressé sur les moteurs. Ils étaient devenus des « turbiniers » en quelque sorte. D’accord, pas d’accord ?
Complètement d’accord ! C’est une période où les régimes-moteur n’ont pas bougé, par exemple : on est resté à environ 11000 t/m. On faisait des moteurs à course très courte de façon à bien remplir la chambre, avec de grosses soupapes pour mettre la pression dessus. Ça avait un côté un peu « bourrin » comme technique. Mais il n’empêche que ça posait de sacrés problèmes mécaniques à résoudre. Les pistons, au début, ils ne tenaient pas longtemps ! Il y avait du pré-allumage et la pression avait tendance à serrer le premier segment des pistons.
Qu’avez-vous fait une fois la F1 revenue aux moteurs atmosphériques ?
Je suis parti de chez KKK en 1987.Je savais que l’épopée du turbo en F1 allait s’achever et j’avais une belle proposition de la part d’Iveco sur les poids lourds pour y développer les turbos. J’ai donc complètement changé de sujet. A regrets, mais l’histoire était finie pour moi en Formule 1.
(1) Külne Koop & Kausch.
(2) Pour corroborer cet état de fait, on pourra se référer à la note de Classic Courses « Le temps des souffleurs », parue en septembre 2014.
(3) Honda était équipé de turbos IHI.
Légendes photos
1- Jean-François Mazaud @ Pierre Ménard
2- Renault RS10 GP France 1979 @ DR
3- Ferrari 126 C3 GP de Grande Bretagne 1983 @ DR
4- Brabham BT52 GP Belgique 1983 @ WRi
5- McLaren GP de Grande Bretagne 1985 @ DR