22 décembre 2016

Il signore dei sogni

Il signore dei sogni. C’est cette nouvelle que nous avons choisie pour nous accompagner doucement vers 2017. Doucement est un euphémisme car c’est de course dont il s’agit, de grands pilotes, de grandes voitures et d’Italie. Un rêve que nous fait partager Oreste Morzenti.  Et quoi de mieux que de finir cette année en rêvant ? Celui qui rêve est vivant, non ? Celui qui rêve est en mouvement, il avance, bouge, vibre, construit. Tout ce qu’on aime ici. Un rêve à la syntaxe parfois italienne aussi, c’est le charme des rêves.

Toute l’équipe de Classic Courses vous souhaite  un joyeux Noël et de bonnes fêtes de fin d’année.

Olivier Rogar

Monza

Parabolica

…à la sortie de la Parabolica, lorsque j’enclenche la 4ème, je jette un coup d’œil dans mon rétroviseur de droite, pour regarder à quelle distance se trouve la Ferrari de Jacky Ickx.

S’il s’agit de Ickx, je ne pourrais pas le voir, avec toutes les vibrations de ma voiture, mais je le sais car le panneau que mes mécaniciens me montrent par le mur des stands, il me dit que Jacky est en train de se rapprocher, à coups de deux dixièmes par tour…

Le V12 de ma Matra chante, hurle dans la ligne droite quand je passe en 5ème, presque devant l’entrée des stands, et je contrôle le panneau que Jean-François me montre. Il me dit que mon écart sur le tour d’avant est : ICKX +0″3.

Mais à en juger à la silhouette rouge tremblant derrière moi, je dirais que désormais il est à moins de 0″2…

C’est notre dernier tour, et je sais que j’aurai à me tirer la bourre avec lui si je veux rester devant jusqu’au bout.

Un coup d’œil aux températures et à la pression d’huile et « mon » V12 hurle à 11200 tours/min quand je passe devant l’entrée de la « Junior ». En regardant à ma droite l’anneau de vitesse, je me demande si vraiment, comme je l’ai entendu dire de quelqu’un, dans quelques années ils iront faire une chicane ici… quelle connerie, je pense que ce serait comme faire une chicane au milieu des Hunaudières…

Les arbres à l’intérieur du « Curvone » se rapprochent, et quand je vois au fond la partie ruinée du mur à côté de Biassono, un coup de frein et je passe en 4ème, pendant que Ickx s’est encore rapproché. Mon Dieu, s’il me prend le sillage à la sortie du Curvone, je vais me le trouver à l’intérieur avant d’arriver à Lesmo…

Mais mon beau moteur Matra aujourd’hui il a quelques chevaux en plus que son Ferrari, et si j’arrive à lui coller quelques 15 mètres avant de la Roggia, il ne devrait pas passer à l’intérieur à Lesmo…

Je remets en 5ème quand je termine la légère montée après le Curvone, et je me porte à droite pour mieux parcourir la Roggia sans erreur.

Les rayons du soleil forment des dessins bizarres sur le goudron en passant parmi les arbres, ce qui me donne quelques soucis de vision. Mieux ça plutôt que la pluie, car avec la pluie en ce moment-là le pilote belge serait devant moi au moins d’une minute et demie, vu comme il sait conduire dans ces conditions…

312pb monza 73

Lesmo

Le premier virage de Lesmo se rapproche, et là où il y a la branche d’un arbre plié qui parait un cou de girafe, un gros coup de frein, 4ème, 3ème, j’attaque la courbe, et la silhouette rouge dans le rétroviseur s’est encore rapprochée, et Ickx fait une tentative d’attaque à l’entrée du virage…

Ainsi, avec ses boudins usés, ma Matra cahote un peu en freinage, les 12 cylindres rugissent sous les coups d’accélérateur de mes double-débrayages, et j’entends ce que j’appelle les « clangs», c’est à dire le bruit sec et métallique de la boîte quand je monte les vitesses. Mais le fait de cahoter un peu à l’entrée des virages, elle le fait depuis quelques tours, donc je dois anticiper le point d’attaque de la courbe et la laisser glisser doucement pour dessiner la trajectoire des deux virages de Lesmo comme s’il s’agissait d’une seule longue courbe, en arrivant presque à toucher la pelouse à gauche de la piste, et en jetant la voiture dans la 2ème de Lesmo avec un doux mouvement du volant, pour que le moteur ne perde pas des tours en sortant du virage.

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Je passe en 4ème vitesse (quelle belle voix mon V12 !), et pendant que je parcours la 2ème de Lesmo, je vois le commissaire de piste qui est derrière le guard-rail à l’intérieur, qui a passé six heures debout là-bas, s’avancer pour regarder quel est l’écart entre Ickx et moi à ce moment du dernier passage.

On est sortis de Lesmo, je passe en 5ème, et cependant je vois dans mon retro que la silhouette rouge est devenue plus grande, dans la descente du Serraglio, lorsqu’on double une 911 Martini, et le reflet du soleil sur l’asphalte il me fait perdre de vue Jacky Ickx pour un instant, mais il est où maintenant ?

Ascari

Je remets mon regard en avant, et… p.… ! p.…. de m.… ! j’ai freiné trop tard à l’Ascari ! je passe en 4ème, puis en 3ème debout sur les freins, je t’implore, ma belle, tiens le parquet, ne quitte pas le goudron maintenant !

En sortant de l’Ascari, avant de passer en 4ème, je jette un coup d’œil à mon retro, la voiture rouge derrière moi est devenue énorme, même s’il y a les vibrations, j’arrive à voir la couleur du casque de Jacky…

J’ai la Ferrari au cul, désormais. Je passe en 5ème et je commence à serrer à gauche, si je le laisse à l’extérieur je suis foutu, je pense, tandis que je contrôle les tours de mon moteur, et je regarde en avant, vers le bout de la ligne droite, avec l’espoir que la Parabolica arrive très très vite…

La ligne droite est toute éclairée par le soleil, mon moteur est à fond, mais je ne vois plus Ickx dans le rétroviseur ; en effet, si je regarde à ma droite, je vois le museau de la 312PB qui est en train de me devancer, sans arrêt. Merde, je ne devais pas rater le freinage à l’Ascari !

On est roue dans roue, je peux entendre aussi le son de son moteur, je tourne ma tête vers lui et il fait de même, et pour un instant il paraît que nous sommes arrêtés au milieu de la piste, et que le monde entier, les arbres, les tribunes, les guard rails, ils sont en train de courir à 300 à l’heure à notre côté…

312pb monza 1973

Mais son moteur est un peu moins puissant et maintenant il ne gagne plus du terrain sur moi, au contraire, ma Matra se remet à son coté, mon moteur est vraiment performant…

Tandis que la Parabolica se rapproche, moi je pense que je suis en train de jeter au vent une victoire parfaite, nous qui étions l’équipage « outsider », ceux qui avaient la seule consigne d’arriver, la quatrième voiture qui devait enlever des points aux adversaires… et après seulement une heure et demie de course, les autres Matra avaient déjà abandonné, Pescarolo, Beltoise, Larrousse, et nous on s’est trouvés à se jouer une chance de victoire, grâce aussi à une défaillance de la voiture de Ickx qui a perdu pas mal de temps pour réparer sa Ferrari aux stands.

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Mais si je perds la course maintenant, mon coéquipier Bernard Fiorentino et mes mécanos ils ne me le pardonneront jamais.

Vittoria

On est près du freinage de la Parabolica, Ickx il a encore quelques centimètres d’avantage, il y a une seule chose à faire pour moi, je dois essayer un truc que j’ai entendu raconter par les anciens pilotes, ceux qui connaissent par cœur les endroits du circuit et qui appellent par leurs nom et prénom les cailloux à côté de la piste.

Normalement je commence le freinage là où le guard-rail est ouvert pour faire passer l’ambulance, mais cette fois je freine un peu avant, pendant que Ickx, à l’intérieur, il freine à la limite.

4ème, 3ème, et je tourne la voiture dans la Parabolica, le moteur sursaute quand je vois la Ferrari qui, en se trouvant à l’intérieur, doit s’insérer dans la courbe en glissant un peu plus à l’extérieur que moi. Je tiens mon pied à fond, et vu que je suis entré avant dans le virage, je devrais prendre les tours du moteur un peu avant lui en sortant de la Parabolica.

Je reste un peu à son intérieur pour pas le toucher, je vois le cul de la Ferrari qui glisse un peu en accélération, peut être que j’ai bien fait, maintenant ma Matra est à son coté, mais je suis sorti mieux que lui, j’ai une demi-voiture d’avantage quand je passe en 4ème, je ne sais pas combien j’ai lui collé quand je passe en 5ème, allez ma belle on y va, j’entends mon moteur qui chante, je regarde devant moi et je vois Gianni Restelli avec le drapeau à damier, je vois aussi mes mécanos et Ducarouge, les bras levés qui sautent sur le muret des stands, les tribunes qui passent dans un éclair, le drapeau je ne le vois pas, je ferme les yeux pour un instant, je sens mes muscles qui commencent à se relâcher…

J’ouvre les yeux, merci ma belle, nous avons réussi, un italien qui remporte la 1000km de Monza en Matra, ils vont écrire quoi demain les journaux ? je veux le savourer bien ce moment-là.

Je fais le tour d’honneur en silence, je ne crois pas à mes yeux…

Quand je suis vers la Roggia, Ickx se rapproche à mon côté, il me fait un signe avec la main, comme s’il me disait : « bravo, t’as gagné, mais je t’avais quasiment battu ».

Maintenant je roule plus doucement, je termine le tour et je rentre aux stands, j’entre dans la pit-lane pour arriver à mon stand, où mon équipe m’attend.

312pb

Il signore dei sogni

J’arrête la voiture, je coupe le contact, j’enlève les gants, le casque, je décroche le harnais, je me mets debout pour sortir de la voiture, et je vois une scène étrange, quasiment incroyable, tout le monde est immobilisé, comme dans une photo. Tout est arrêté, il n’y a rien ni personne qui bouge. Tous sauf un monsieur, très élégant, âgé environ de 60 ans, qui vient vers moi en souriant, et qui me demande :

« Alors, c’était amusant ? »

« Oui bien sûr ! Mais pourquoi vous me demandez ça ? »

« Oh, rien de quoi, je voulais être sûr d’avoir fait un bon boulot. »

« Et pourquoi monsieur, quel est votre boulot ? »

« Moi, je donne des rêves »

« Vous donnez des rêves ? Et c’est quoi ça ? »

« Oui, je donne des rêves à ceux qui, comme vous, pour différentes raisons n’ont jamais eu la chance de faire des courses en auto… chaque dimanche je choisis des passionnés, des voitures, un ancien circuit, ceux qui maintenant sont abandonnés ou modifiés… par exemple, voyez-vous ce monsieur-là ? comme métier il fait les façades des maisons, mais aujourd’hui il a couru avec Siffert dans une 917 Porsche, et le prochain dimanche on sera à Brands Hatch, et après à Rouen les Essarts. »

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 » Et donc, vous êtes en train de me dire que tout ça c’est un rêve ? »

« Ça dépend… »

« Ça dépend de quoi ? »

« Ça dépend de vous, d’où vous avez envie de placer la ligne de frontière entre les rêves et la réalité »

« Pardon, mais j’ai du mal à comprendre… »

« C’est facile, c’est une question de points de vue. Quand on commence à dormir, on ne sait pas si on va se réveiller dans un rêve ou dans la réalité. Et on ne sait pas si on est en train de quitter la réalité ou les rêves. Le truc c’est de vivre tout avec l’enthousiasme qu’il y a dans un beau rêve, et de le vivre tout à fond comme s’il s’agissait de la réalité. Si vous essayez, vous allez comprendre qu’il s’agit seulement de changer la place de cette ligne qui se trouve entre les rêves et la réalité »

« Mais c’est fou tout ça ! vous voulez me faire croire une telle bêtise ? moi, que je suis très matérialiste, moi que je crois seulement à ce que je peux voir et toucher, comme pensez-vous que je peux vous croire ? »God

« Eh bien, qu’est-ce que vous me dîtes alors de cette Matra dans laquelle vous avez mis les fesses aujourd’hui ? ou de votre combi de pilote année 70 ? sans parler du circuit de Monza dans lequel vous venez de courir, sans les chicanes comme il était avant 1972 ? »

« Oui, en effet je suis encore tout mouillé par l’effort, et cette Matra c’est un vrai bijou, une merveille, sans parler de la mélodie de son moteur… mais alors, ça signifie quoi tout ça ? »

« Rien de tout, croyez-moi. C’est à dire que nos rêves ils ne sont pas si loin de notre réalité, et si on arrive à les vivre avec toute la joie dont ils ont besoin, ils peuvent devenir plus vrais que la réalité elle-même, jusqu’au point de la remplacer ou de se mélanger avec.

Et maintenant, pardon, mais je dois aller dire bonjour encore à quelqu’un. Au revoir Oreste. »

« Au revoir monsieur… »

Et lorsqu’il se dirige vers une 512 qui se trouve une dizaine de mètres derrière moi, je le suis du regard, sans me persuader de ce qu’il vient de me dire, tout simplement, dans notre conversation.

Je suis en train de me tourner vers mon stand, quand, comme par l’effet d’une magie, tout le monde recommence à bouger, la vie revient dans les stands, les bruits des conversations, les sons des moteurs, le speaker officiel du circuit… à ce moment-là, le monsieur tourne sa tête vers moi, et il me dit :

« Ah, j’oubliais. »

« Quoi monsieur ? »

« Je voulais dire, pas mal votre duel avec Ickx au freinage de la Parabolica. J’étais sûr que vous auriez utilisé une astuce. »

« Mmm… merci » je réponds confondu, mais aussi fier pour les mots qu’il m’a glissés.

« Et maintenant allez-y, on vous attend au podium pour la remise des prix. »

Ah, oui, c’est vrai, la remise des prix…

Je descends de ma Matra, et je commence à marcher vers le podium, avec mes gants et mon casque dans la main, mais je pense qu’aujourd’hui, ma récompense je l’ai déjà reçue…….

Oreste Morzenti

 

Noël (002)

Illustrations © DR
Carte de voeux © Thierry Courmes

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