Si on jette un coup d’œil rapide – et forcément superficiel – sur ce Grand Prix d’Autriche 1964 organisé de bric et de broc sur les pistes d’un aérodrome militaire perdu au milieu de nulle part, on pourrait penser qu’il ne fut guère intéressant. Ce serait oublier que cette course fut le fruit d’un enthousiasme général étonnant et surtout qu’elle déboucha sur la création d’un des plus beaux tracés des années à venir.
Pierre Ménard
De tous temps, la Formule 1 a fasciné de par son exceptionnalité et surtout de par les retombées touristiques et financières qu’elle pouvait amener à un pays hôte. Après des années cinquante relativement cantonnées aux contrées historiquement liées au sport automobile, européennes pour la plupart, on vit émerger des candidatures d’un peu partout sur la planète pour toutes sortes de bonnes raisons : tel pays désirait promouvoir son industrie automobile, tel autre son nouveau champion, ou tel autre favoriser tout simplement le tourisme. Enclavée au centre de l’Europe, l’Autriche n’avait rien de tout cela. Mais elle avait en la personne de Martin Pfundner un authentique passionné qui voulait absolument avoir son Grand Prix national. Il réussit non seulement à l’obtenir, mais aussi à lancer un projet ambitieux de grand circuit international.
Ingénieur chimiste de formation, ce Viennois féru de sport automobile fut le co-fondateur en 1956 de la section sportive de l’Automobile Club Autrichien et, dans la foulée, des fameuses Flugplatzrennen, sises sur les pistes de l’aéroport de Vienne-Aspern (1). Il n’avait que 26 ans mais une force de persuasion en lui qui lui faisait déménager les montagnes. Et des montagnes, il allait en avoir de belles à soulever !
Très vite, le jeune Autrichien ambitieux se retrouve nommé vice-président de la Commission Sportive Internationale, ce qui va lui donner les moyens d’engrener son projet fou de circuit autrichien. Fou, car l’Autriche n’a aucune tradition sportive automobile forte, et encore moins de champion à mettre en avant. Pfundner va créer l’une et dénicher l’autre.
La situation de Vienne-Aspern ne permettant pas d’imaginer une pérennité stable, il faut trouver un autre endroit où édifier ce futur circuit. Avec l’aide de son équipe de passionnés comme lui, il persuade le nouvel aérodrome militaire de Zeltweg, construit en 1958 dans un coin paumé des montagnes de Styrie, de lui allouer les pistes le temps d’un week-end de course. Dans la foulée de ce qu’il avait réalisé à Aspern, il appelle ça les Flugplatzrennen Zeltweg. Dès 1959, il réussit le tour de force d’organiser une épreuve internationale de Formule 2, qui attire l’année suivante des vedettes telles Moss, Brabham ou Trintignant ! Et en 1961, la disparition de la Formule 2 donne l’occasion rêvée à Herr Pfundner d’accueillir dans ses belles montagnes rien moins que la nouvelle Formule 1 1500 cm3, toujours dans le cadre de ses Flugplatzrennen Zeltweg, l’appellation « Grand Prix » viendra plus tard. C’est à peu près à la même époque qu’il va découvrir un gamin turbulent de la ville voisine de Graz qui commence à se faire un petit nom dans le pays.
Martin Pfundner décèle très vite le potentiel de ce jeune Jochen Rindt et en fait le fer de lance de son projet pour attirer à lui toutes les forces vives du pays. C’est ainsi qu’il obtient de la CSI l’autorisation d’organiser un Grand Prix de Formule 1 en 1963. Hors-championnat, cette étape styrienne sera – comme il était de coutume en ces temps-là – le test ultime pour décrocher une manche officielle du championnat. Naturellement, Pfundner fait tout pour faciliter l’engagement de la Cooper privée de Rindt, qui devra malheureusement abandonner au terme d’une belle prestation. L’épreuve est remportée par Jack Brabham sur sa nouvelle voiture portant son nom et au final, personne ne trouve à redire sur ce Grand Prix dont le tracé porterait pourtant à critique. En 1964, la majorité des participants du premier Grand Prix d’Autriche officiel savent donc à quoi s’attendre.
Martin Pfundner et sa vaillante petite équipe peuvent être fiers d’eux : une manche du championnat va se dérouler sur leurs terres et quelle manche ! C’est la septième des dix épreuves inscrites au calendrier 1964, et la bataille fait rage en tête entre Jim Clark et Graham Hill, avec en embuscade le ferrariste John Surtees dont la 158 V8 a enfin trouvé la voie du succès avec une éclatante victoire dans le Grand Prix précédent sur le Nürburgring. Mais la piste légendaire de l’Eifel et celle des montagnes de Styrie n’ont vraiment rien à voir ! Ceux qui ne connaissaient pas Zeltweg vont découvrir avec un certain effarement dans quelles conditions ce Grand Prix si important pour l’attribution du titre mondial va se dérouler.
Rappelons-le : les organisateurs autrichiens ont œuvré armés essentiellement de leurs indestructibles enthousiasme et volonté. Pour le reste, le concret, il va falloir improviser et s’adapter ! L’aérodrome Fliegerhorst Hinterstoisser de Zeltweg ne leur accordant magnanimement que le strict week-end pour y faire rouler leurs petits bolides, la piste sur laquelle est tracée le circuit est donc utilisée jusqu’au vendredi soir par les avions.
Une fois les derniers réacteurs tus et les dernières hélices arrêtées, la petite équipe se lance à l’assaut du tarmac pour y déposer les centaines de bottes de pailles qui vont délimiter le tracé : au final, un dessin simplissime de 3200 m de long en forme de L inversé, comprenant deux longues lignes droites parallèles et 4 virages, et empruntant la piste d’atterrissage ainsi qu’une partie des « taxiways ». Bien entendu, pas de tour de chronométrage sur cet aérodrome. Pfundner a alors l’idée de faire venir un bus londonien à impériale pour y loger les chronométreurs et autres officiels ! Quant aux stands, ils sont montés en hâte dans la nuit, planches de bois sur tubes acier. Il est clair qu’à notre époque, une telle organisation de Pieds Nickelés ne pourrait pas être envisagée une seule seconde, mais nous sommes en 1964 et les habitués des Grands Prix ont vu pire !
Mais là où les équipes et les pilotes vont tirer un peu la tronche, c’est lors des premiers essais : beaucoup de casses de bras de suspension, de direction, de porte-fusées ou d’arbres de roue.
Un examen rapide de la piste permet à tout le monde de se rendre compte de l’ampleur de la menace : les dalles plus ou moins disjointes de béton bosselé peu gênantes pour le roulage des lourds DC3 ou autres avions militaires sont autant de pourvoyeuses de chocs dévastateurs sur les fines et fragiles Formule 1 1500. Ainsi, Clark va casser un bras de direction à deux reprises, et Ginther perdre une roue qui ira se balader dans le public, heureusement sans trop de bobos ! La grogne commence à sourdre chez les concurrents, d’autant que les temps officiels – et fantaisistes – en font tiquer certains. Il est vraisemblable que du haut de leur double deck, les chronométreurs n’étaient pas les mieux placés pour suivre parfaitement les voitures. Sentant la situation déraper quelque peu, les organisateurs calment le jeu en annonçant avec un grand sourire sous leur chapeau à plume que tout va s’arranger : tout le monde est qualifié pour la course ! Martin Pfundner peut respirer !
De façon prévisible, la course – bien qu’animée – parut se résumer à une litanie de casses mécaniques affectant principalement les suspensions des voitures. Le plus grave étant qu’aucun des prétendants au titre, Clark, Hill, Surtees ou même Gurney, n’en vit le bout. Et, à la grande déception du public autrichien, Rindt fut accablé de problèmes sur sa Brabham de l’écurie Walker ! Le côté sympathique de la chose fut la victoire inattendue et méritée de Lorenzo Bandini, coéquipier de Surtees chez Ferrari, qui ne pilotait qu’une 156 V6 de 1963. L’Italien ne s’était certes pas montré des plus véloces ce week-end, mais avait préservé sa voiture par une allure moindre pour pouvoir profiter de la faillite des leaders. Ce succès relançait en tout cas la Scuderia dans la course au titre, regain de forme confirmé dès le Grand Prix suivant à Monza avec un éclatant triomphe de Surtees, puis en toute fin d’année avec le sacre suprême de ce dernier lors de l’ultime Grand Prix au Mexique.
Pour Martin Pfundner et son équipe, le verdict était plus sévère : pour la CSI, il était hors de question qu’un deuxième Grand Prix officiel se tienne l’année suivante sur cet aérodrome inapte à la course de haut niveau ! Mais Pfundner n’en avait cure. Il avait atteint son but initial : prouver aux instances nationales et régionales que l’Autriche pouvait organiser des épreuves de niveau international. Dans son esprit, Zeltweg n’était qu’une étape transitoire, la véritable finalité de l’histoire résidant dans l’entreprise d’un vrai circuit aux normes internationales indiscutables. Sa volonté et sa pugnacité trouvèrent un écho favorables chez les investisseurs et bâtisseurs locaux. Un site fut choisi sur le flanc de la montagne bordant l’aérodrome, et cinq années plus tard, en 1969, fut inauguré l’Österreichring qui devint très rapidement un des circuits les plus prisés par les pilotes – et les spectateurs – tant son caractère naturel fait de montées et descentes vertigineuses tranchait avec le plat et inepte petit tracé de Zeltweg. Mais, sans ce circuit simpliste et bricolé à la va-vite, un des plus beaux tracés du monde (2) n’aurait jamais vu le jour.
En guise d’épilogue et, de façon dramatique, celui qui avait guidé la passion et la volonté de Martin Pfundner dans l’achèvement de ce projet d’envergure, ne découvrit ce merveilleux circuit qu’en 1970 lors de la dernière course de sa vie. Jochen Rindt n’était plus le jeune espoir se débattant au volant d’une voiture médiocre sur les dalles du petit circuit de l’aérodrome, mais un grand champion adulé qui rêvait de d’achever son superbe parcours vers le titre mondial ici, dans son pays, devant son public. Le moteur de sa belle Lotus 72 cassa et, fataliste, Rindt se dit que la fête serait remise à Monza, dans quinze jours. On sait malheureusement ce qu’il en advint…
Notes
(1) Né à Vienne en 1930, Martin Pfundner fut également le fondateur de la revue autrichienne Autorevue. Il est décédé cette année 2016.
(2) Frappé d’obsolescence à la fin des années quatre-vingts, l’Österreichring fut malheureusement charcuté en 1996 par l’architecte Hermann Tilke qui le transforma en un tracé haché et insipide, là où les pentes verdoyantes donnaient autrefois le loisir aux voitures, et aux pilotes, de s’exprimer à fond.
Légendes Photos
1- Préparatifs © DR
2- Martin Pfundner © DR
3- Jochen Rindt © DR
4- Plan circuit © Pierre Ménard
5- Le bus de chronométrage © Sutton Images
6- Départ (le futur Österreichring sera édifié sur les bas flancs de la montagne en fond) © DR
7- Les concurrents devant la tour de contrôle de l’aérodrome © DR
8- Le vainqueur du 1er Grand Prix d’Autriche © DR
9- Lorenzo Bandini © DR