Essais-passion (3)
Je devrais piaffer d’impatience et exulter de joie en arrivant sur le circuit de Reims en ce petit matin de février 1994. Ben non : il fait un temps à hiberner au fond d’un troquet cosy devant un thé chaud (il est un peu tôt pour la mirabelle) et dans ces conditions, la triste découverte des ruines du circuit de Reims-Gueux n’incite guère à l’optimisme béat. Pierre Gary gare son Opel devant les stands et hume, maussade, la bruinasse qui achève de donner à l’endroit un joyeux petit air « post guerre nucléaire ». Christian Bedeï jette un coup d’œil désabusé à sa cellule et affirme qu’il faudra bien faire avec. Vous pouvez rajouter le croassement des corbeaux au-dessus des (mornes – ça va de soi) plaines alentour et le tableau est complet. Bref, on a beau savoir qu’on va essayer un Coupé Cobra Daytona 289 dans quelques instants, on ne se la pète pas pour autant ! On remonte frigorifiés dans la voiture, direction l’auberge de la Garenne.
Le parking du célèbre restaurant est en pleine ébullition : du gros semi estampillé ATS, descend lentement la bêêête, guidée avec soin par l’équipe de restauration de l’atelier du Mans. Et là, nos petits cœurs racornis se réchauffent d’un seul coup. C’est peu de dire que la voiture est impressionnante. Non seulement elle en impose par sa plastique bodybuildée, mais l’éclat de sa carrosserie impeccable et de ses jantes immaculées tranche radicalement avec le gris ambiant. Il faut dire que l’auto est… neuve.
Six coupés furent assemblés par Carroll Shelby dans la première moitié des années soixante pour contrer les Ferrari GTO dans le championnat GT (les fanas des numéros de châssis nous feront peut-être le plaisir de les énumérer dans les commentaires ?) et on en resta là lorsque le boss dut abandonner ses reptiles au profit des nouvelles Ford GT40. Trente ans plus tard, le patron des ascenseurs ATS, Robert Sarrailh, se coinça au fond de sa caboche de Béarnais l’idée folle de faire assembler un nouveau Coupé Cobra Daytona ! Sponsor de tout ce qui roule vite (il a vendu son activité depuis), Sarrailh est un personnage assez singulier que rien n’effraie : il demande à son équipe restauration de greffer la carrosserie du coupé sur un châssis authentique de roadster Cobra comme cela se pratiquait autrefois, et il convie rien moins que le concepteur de l’auto, Pete Brock, à venir superviser au Mans le montage de ce qui deviendra donc le 7e Coupé Cobra Daytona. Pour lancer avec l’éclat qu’il se doit le programme VHS à venir de sa nouvelle merveille, Robert Sarrailh n’a pas hésité à inviter la presse spécialisée ainsi que de prestigieux invités sur ce qui fut autrefois le théâtre d’une des victoires du Coupé Cobra : Crombac, Cahier, Pescarolo, Trintignant ont répondu présent à l’appel du Pyrénéen autophile, qui a aussi invité son bon copain Benoit Dauga à venir admirer les belles mécaniques. Et naturellement, Peter Brock est de la fête.
Le temps que tout ce beau monde pose devant la belle bleue à bandes blanches et que les techniciens vidéo installent dans le coffre de quoi enregistrer live les rugissements du monstre, nous poireautons en tapant le sol de nos pieds gourds et en faisant le tour des autres voitures de l’écurie ATS. Nous admirons la GT40 verte ex-Whitmore, le roadster Cobra régulièrement piloté par Pesca en Historique, et une Lotus Seven devant laquelle fume une grosse pipe reliée à un Gérard Crombac méditatif sous sa casquette. Bernard Cahier a allumé un Cohiba et plaisante avec tout le monde tandis que Maurice Trintignant se tient timidement un peu à l’écart, son jeune fils et sa femme à ses côtés. Robert Sarrailh décrit avec passion la GT40 à son pote « le grand Benoit » qui semble se dire qu’on doit plus facilement entrer en mêlée que dans l’habitacle de cette drôle de boîte de conserve. Henri Pescarolo discute le bout de gras avec nous et, tout en nous désignant sa vieille Mercedes 190 2.3 qui affiche 260 000 km au compteur, nous dit qu’il a bien fallu un temps de chiottes pareil pour qu’il délaisse son fidèle petit hélico vert. Devant la prolifération des radars et des encombrements routiers, le grand Henri ne jure plus que par la voie des airs pour ses déplacements, mais aujourd’hui, avec ce plafond, hein ?… Tout est enfin prêt, et tout le monde se dirige vers… la salle de restaurant où nous attend un bon déjeuner. Nous sommes alors désolés d’annoncer à Robert Sarrailh notre forfait pour les agapes : nous avons deux heures devant nous pour profiter égoïstement du Coupé, et c’est ce que nous allons faire.
Pierre Gary s’installe à bord de la Daytona et fait vrombir le moteur. Les gros échappements latéraux libèrent sauvagement leurs décibels à en faire tourner les sauces dans les cuisines de l’auberge ! Une fois la mécanique réchauffée, nous convoyons sagement l’auto jusqu’aux stands pour une première séance photos statique. La présence de cette superbe voiture parfaitement restaurée au milieu de ces bâtiments délabrés fait réellement mal au cœur (avec le recul, on ne peut que se féliciter de la récente initiative de rénovation de l’ensemble par les « amis du circuit de Gueux »). Pour des raisons de tranquillité (et de paysage pour les filés photos) nous avons décidé de tourner sur la partie du circuit qui emprunte l’ancienne montée de la Garenne du temps où les voitures passaient dans Gueux et rejoignaient la nationale Soissons-Reims par cette route. D’un regard, j’interroge Gary sur ma présence à bord et il me répond affirmativement par le même biais. Nous voici enfermés dans l’habitacle de la Cobra et la première chose surprenante venant d’une voiture dite historique est l’odeur : ça sent le cuir neuf comme la dernière Audi dans la concession (je dis Audi, mais en fait je m’en contrefiche ; mettez ce que vous voulez). On sent par contre tout de suite la vocation sportive de la belle : les baquets sont vraiment enveloppants et l’instrumentation complète. Face à moi, la plaque constructeur sur laquelle s’étale le nom célèbre : Cobra !
Le pouce ganté de Gary appuie sur le démarreur et, simultanément au bruit, les vibrations envahissent l’habitacle. Le martellement sourd des échappements résonne entre les murs fantomatiques de ce qui fut autrefois le plus grand circuit de France et nous quittons les stands dans un grondement qui va bientôt se transformer en rage ! J’avais qualifié de « tonnerre » la voix du V8 de la Mustang Mach 1, mais à côté de celui de la Cobra, ce n’est plus qu’un petit orage. Il faut dire que l’une est censée être un minimum civilisée tandis que l’autre est entièrement dévouée à la course. La montée vers la Garenne est ahurissante. L’absence totale d’isolation phonique rend l’ambiance grisante, mais à peine supportable pour les oreilles. On comprend mieux les protections auditives des pilotes d’aujourd’hui, et la surdité de certains de leurs congénères des années « héroïques ». La puissance quant à elle est phénoménale ! Tout est dans le couple, énorme. D’ailleurs la boîte n’a que quatre rapports, qui étaient bien suffisants pour entraîner les 380 chevaux du V8 4,7 litres. Maurice Trintignant nous racontera plus tard dans l’après-midi qu’il utilisait uniquement la trois et la quatre en course, la deux servant pour les rares épingles lentes comme le Nouveau Monde à Rouen, et la une pour sortir des stands. Le Coupé Cobra s’extrait des virages comme une balle et la poussée donne l’impression de ne jamais s’arrêter. Hélas, nous ne sommes pas à Rouen ou à Spa en 1964 ou 65, mais bel et bien sur une route ouverte en 1994, sur un bitume correctement gras-mouillé et avec en face de nous des R25, des XM et des Renault Trafic dont les propriétaires font tout de même de sacrées tronches en nous voyant débouler avec notre engin à bandes blanches venu d’un autre âge. Nous effectuerons ainsi quelques tours prudemment au milieu de la circulation, et Pierre Gary ne se permettra des accélérations franches que sur la portion calme du circuit. Thillois négocié en contre-dérapage à fond les ballons, ce sera pour une autre fois. Il n’empêche, nous aurons l’occasion de passer à deux ou trois reprises la courbe du Calvaire à une allure relativement élevée, et le maintien en adhérence de l’auto par l’accélérateur avec la relance qui suivra me laisseront des frissons dans l’échine bien longtemps après que je ne me sois extrait du baquet passager !
Vers les deux heures de l’après-midi, une fois que Christian s’est assuré d’avoir bien tout « dans la boîte », nous bouclons un ultime tour de circuit pour ramener le reptile vers le parking de la Garenne où les convives sortent petit à petit du restaurant, l’œil brillant et les joues un peu rouges ! L’opération promotionnelle peut commencer, avec Sarrailh en maître de cérémonie. Tout le monde rejoint les stands du circuit pour une nouvelle séance photo. Pescarolo prend le volant du roadster Cobra tandis que Pétoulet s’installe aux commandes du Coupé, évoquant devant les caméras son Tour Auto 1964 avec un modèle semblable à celui-ci. Puis Peter Brock se met en devoir d’offrir quelques sensations à bord du roadster aux invités du jour. En fin d’après-midi, j’aurai droit moi aussi à mon petit tour aux côtés de mister Brock. Après le coupé, le roadster. Ma journée « Cobra » aura finalement été complète. Mais le gentil Peter n’est visiblement pas là pour faire peur à ses passagers et après un paisible aller-retour jusqu’à la courbe Annie Bousquet, nous sommes déjà de retour sur la ligne droite des stands où la nuit tombante annonce la fin des festivités. Les serpents sont rangés dans le camion ATS et nous dans l’Opel en direction de l’autoroute de l’Est avec des souvenirs plein la moelle !
Pierre Ménard
(A suivre…)
* : publié en 2010 sur le site Mémoire de stands
Photos & Illustrations
2, 4, 5 & 6 © Christian Bedeï
1 & 3 © Pierre Ménard
Auto-Passion n°90, photo couverture © Christian Bedeï
Planche parue dans Auto-Passion n°90 mars 1994