Treizième édition disputée sur le Paul Ricard, le Grand Prix de France 1989 bénéficiait avant l’ouverture des portes d’un léger suspense qui avait peut-être fait défaut aux années précédentes.
Oh bien sûr, pas de quoi provoquer des insomnies, mais tout de même : si elles avaient gagné quatre des six courses de début de championnat, les McLaren ne paraissaient plus aussi outrageusement supérieures que la saison passée, et la concurrence, Ferrari et Williams en tête, commençait à se rebiffer contre l’hégémonie de Woking.
Mais ce mince espoir de compétition équilibrée fut balayé par la tornade qui agitait le monde de la Formule 1 depuis le fameux Grand Prix de San Marin, à savoir la guerre déclarée et ouverte entre les deux divas de chez McLaren, Senna et Prost. L’animosité entre les deux hommes avait atteint un tel point de non-retour qu’il était évident qu’il fallait s’attendre pour ce Grand Prix à quelque révélation propre à faire vendre du papier !
Pierre Ménard
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Les journalistes présents à Silverstone lors des trois jours d’essais qu’avait programmés l’écurie McLaren dans la semaine précédant le Grand Prix de France 1989 étaient relativement formels, quoique dépourvus de certitudes absolues : Senna absent, Prost avait assuré seul les séances de roulage, mais avait également profité de l’occasion de se retrouver en tête-à-tête avec son « vieil ami » Ron Dennis pour causer un tout petit peu de l’avenir. Et au sortir du motor-home à la suite de leur dernier entretien, les deux hommes arboraient des mines radicalement différentes qui laissaient peu de place au doute : l’Anglais affichait sa morgue des mauvais jours, et le Français le visage apaisé de celui qui s’est délivré d’un lourd fardeau. L’excitation était à son comble et on sentait qu’il y aurait de l’annonce fracassante sur le plateau du Castellet dans quelques jours.
Adieu… ou au revoir ?
Le vendredi matin à 9h, tout le monde se bouscule pour assister à la conférence de presse qu’Alain Prost, Ron Dennis et Mansour Ojjeh vont tenir dans quelques minutes. Alain prend la parole et annonce d’une voix blanche qu’il quittera l’écurie de Woking à la fin de la saison. Il n’exclut pas un retour ultérieur, et remercie Dennis et Ojjeh pour les six années qu’il a passé dans cette équipe qu’il loue pour son grand professionnalisme et la belle qualité de ses installations. Il est évident pour tous les journalistes massés dans la pièce que la situation devait être sans issue pour que le Français quitte ainsi l’équipe qui lui a tout apporté, succès et gloire, celle dans laquelle il était encore chez lui il y a deux ans mais qui, en accueillant Ayrton Senna en son sein, a brisé la belle harmonie qui régnait jusqu’à présent.
Dès lors, les spéculations sur l’avenir de Prost vont bon train et deux hypothèses tiennent la corde : la piste Williams-Renault, tant on sait le Losange désireux de se racheter en récupérant celui qu’il a congédié à la légère six ans auparavant, et l’année sabbatique avec un retour chez McLaren en 1991. Les mieux informés évoquent à demi-mot une troisième possibilité, celle d’une équipe Prost-Barnard-Renault. Tout le monde devra néanmoins faire avec cette incertitude, le dénouement n’arrivant que beaucoup plus tard dans la saison (1).
Chaises musicales pour débutants
L’autre affaire qui agite le paddock en ce début de Grand Prix est le clash Tyrrell-Alboreto. Ken Tyrrell, a (enfin) trouvé des sous chez le cigarettier Camel qui vient éclaircir le bleu nuit des carrosseries de son jaune pétard. Le boss aux grandes dents aurait demandé à son pilote italien de remiser au placard sa combinaison siglée Marlboro. Soutenu depuis très longtemps par le géant américain, Michele aurait refusé, et donc « accepté de passer son tour » pour le Grand Prix de France.
En vérité, la mésentente se révèlera plus profonde que cette simple parenthèse provençale, et « Albo » trouvera refuge chez Lola-Larrousse pour la fin de la saison, à compter du Grand Prix de Grande-Bretagne. Ce qui fait bien l’affaire du jeune Jean Alesi, que Ken est allé chercher dans le championnat de Formule 3000 dont il est l’actuel leader. Natif d’Avignon, le Français va donc faire ses grands débuts en F1, doublement si l’on peut dire, devant son public.
Autre débutant tricolore, Eric Bernard qui remplace chez Larrousse un autre régional de l’étape, Yannick Dalmas. Là-encore, les dents grincèrent car Dalmas n’avait pas foncièrement démérité, mais ses performances n’étant pas celles attendues, Gérard Larrousse ne fit pas de sentiments et offrit son volant à Bernard. Lors des qualifications, les deux rookies ne se lâchent pas d’une semelle puisqu’ils placent leurs voitures sur la 8e ligne, la Larrousse devant la Tyrrell. En course, leurs fortunes respectives seront bien différentes !…
L’air vivifiant du Castellet
Au terme des qualifications du Grand Prix de France 1989, Prost et Senna trustent la première ligne, et comme l’an passé, Alain est exceptionnellement devant Ayrton le « roi de la pole ». L’air revigorant de la Provence, ou bien un V10 Honda particulièrement affûté ? Il y a une quinzaine d’années, Prost m’avait avoué : « Au Grand Prix de France, j’avais toujours une bonne voiture. Ce sont des détails qui font la différence » (2). De quoi alimenter l’éternel débat – qui commençait déjà à agiter le microcosme automobile en 1989 – sur l’impartialité dans la fourniture de moteurs de la part des Japonais.
Bref, revenons aux essais et à un excellent Mansell qui accroche le 3e temps absolu à 2/100e de celui de Senna. Ces trois-là sont les seuls à évoluer sous la barre des 1’07’’. Alessandro Nannini prouve les belles qualités de la nouvelle Benetton B189 étrennée ce week-end en s’installant 4e, suivi de très près par la Williams-Renault de Boutsen et la Ferrari de Berger.
Philippe Alliot sur Lola-Larrousse-Lamborghini réalise une superbe performance avec la 7e place devant l’autre Williams de Patrese. Mis à part la surprise Alliot, nous avons aux premières places les prétendants logiques à la victoire finale. Les March-Judd de Capelli et Gugelmin souffrent toujours de manque de mise au point, les Arrows-Ford de Cheever et Donnelly (remplaçant in-extremis le titulaire Warwick blessé dans une course de kart !) n’arrivent toujours pas à concrétiser les promesses entrevues depuis quelques années maintenant.
Et que dire des toujours décevantes Lotus-Judd de Piquet et Nakajima qui s’éloignent à grands pas des hauts standards édictés il y a encore peu à Ketteringham Hall ! Pataugeant également dans la médiocrité, les Ligier-Ford d’Arnoux et Grouillard se tiennent au chaud près du poêle avec les Brabham-Judd, enfin celle de Modena car Brundle ne passa même pas les pré-qualifications. Pré-qualifications dont sont issues les deux Onyx-Ford de Johansson et Gachot qui font sensation en se qualifiant en milieu de grille (3).
La séance de la mort
Car pré-qualifications il y a en 1989. En ces années fastes où tout le monde veut sa part du « gâteau F1 », des plus sérieux concurrents aux plus farfelus des parvenus, pas moins de 39 monoplaces revendiquent leur place sur la grille ! Ils sont donc 17 pilotes (et leurs mécaniciens) à devoir se lever tôt le vendredi matin pour une seule séance d’essai programmée à 8h, et d’une durée d’une heure. Les quatre plus rapides auront l’insigne honneur de prendre part aux qualifications. Pour les autres, c’est l’avion de retour vers la maison. Autant dire qu’il n’y a aucun droit à l’erreur. A ce jeu d’équilibriste, Gachot et Johansson sortent premiers sur leurs Onyx en net progrès, suivis par Modena sur Brabham et Caffi sur Dallara.
Strike
Au vu du revêtement abrasif du circuit provençal, les manufacturiers Goodyear et Pirelli préconisent à leurs « clients » l’utilisation des gommes les plus dures, ce qui n’empêchera pas un arrêt à mi-course. Devant un public record (plus de 55000 spectateurs), les 26 monoplaces bouclent le tour de chauffe du Grand Prix de France 1989 et reviennent s’installer sur la grille. Les aiguilles des compte-tours commencent à s’envoler dans un bruit assourdissant et le starter libère les bolides. Senna réussit à prendre le meilleur sur Prost et se présente en premier au virage à droite de la Bretelle. Mansell et Berger ont également opéré un départ de missile et s’apprêtent à monter sur leurs freins quand le choc effroyable se produit !
Mauricio Gugelmin a (naïvement ?) pensé que son excellent départ lui permet de venir s’intercaler entre les deux Ferrari. Lorsqu’il appuie énergiquement sur la pédale du milieu, il est trop tard, comme on dit ! Sa March folle escalade la Williams de Boutsen, exécute un effrayant double salto en l’air et retombe sur l’aileron arrière de la Ferrari de Mansell, avant d’aller percuter celle de Berger. Derrière, c’est le sauve-qui-peut désespéré et plusieurs voitures s’entrechoquent, dont certaines resteront définitivement au tapis. Incroyable de présence d’esprit, Gugelmin pense à couper son circuit électrique durant sa cabriole avant d’atterrir en pagaille sur ses coreligionnaires ! Drapeau rouge, course naturellement stoppée et décompte des dégâts.
Le départ de trop
Grâce aux récents progrès réalisés sur la solidité des coques, et aussi un peu grâce à la providence qui avait décidé qu’il n’y aurait que de la tôle froissée dans cette réunion de famille mouvementée, personne ne sort blessé du carnage, à commencer par le miraculé Gugelmin qui pourra reprendre la course au second départ. La ruche est naturellement en émoi et on répare en urgence ce qui peut l’être. Mansell voit sa belle performance des essais annulée par ce mauvais sort et devra prendre le départ depuis les stands au volant de la voiture de Berger, ce dernier s’étant rabattu sur le mulet. Ce petit détail va mettre en valeur la prestation à venir du moustachu d’Albion. Ce strike du premier départ va avoir une conséquence inattendue lors du second envol, conséquence qui décidera du sort du Grand Prix de France 1989.
Au feu vert, les deux McLaren bondissent évidemment en tête mais la n°1 de Senna coupe son élan aussi vite qu’elle l’a entamé : la transmission n’a pas résisté à ce deuxième départ. Le Brésilien gare lentement sur le bas-côté sa monoplace muette et ne peut que faire ses petits comptes : après les USA et le Canada, c’est son troisième abandon consécutif. Il va falloir se ressaisir, songe-t-il en voyant repasser devant lui son rival désormais honni Prost qui mène déjà largement à l’issue du premier tour devant Berger, Nannini et Boutsen.
Prost tranquille
Sauf problème technique, il devient vite évident aux yeux de tous qu’Alain Prost va se balader en ce dimanche après-midi ensoleillé. Mais le suspense reste malgré tout entier, tant le rythme déployé derrière par Nannini devenu deuxième (grâce à un 360° de Berger) est rapide. Tous les espoirs semblent permis à l’Italien quand au 41e tour, sa suspension arrière gauche s’affaisse lors du violent freinage de la Bretelle. Ivan Capelli endosse alors à son tour le costume de « chasseur de Prost » mais sa présence à la deuxième place est de courte durée puisque le Judd de sa March rend l’âme trois tours plus tard. Et qui pointe alors deuxième ?
Pour la plus grande joie du public extatique, la Tyrrell bleu et jaune du petit jeune de service, Jean Alesi, est à 25 secondes de la McLaren d’Alain Prost ! Le débutant avignonnais n’en croit pas ses yeux à la lecture du panneau brandi par un des mécaniciens de son stand, mais la réalité le ramène vite sur terre : on est au 49e tour et ses pneus sont à l’agonie. Le temps de rentrer chausser des gommes fraîches, il ressort quatrième derrière Patrese et Mansell.
Enfin Ferrari !
Parti, comme on le sait, depuis les stands, l’Anglais de la Scuderia mène depuis le début une course à la cravache, exemplaire de détermination et de vitesse. Pas une erreur, de la vista dans les dépassements et une Ferrari qui remonte vers la tête au fil des tours. Il y a juste à espérer qu’elle ne lâche pas une nouvelle fois : depuis son inattendue victoire au Brésil en tout début de saison, Nigel n’a pas revu une seule fois le drapeau à damiers, soit cinq abandons consécutifs ! La Ferrari 640 révolutionnaire de par sa boîte de vitesses semi-automatique à sept rapports est encore bien fragile (4) et tout le monde dans le clan des Rouges prie bien fort pour qu’elle tienne encore les vingt tours qui restent à couvrir.
Son pilote fait le forcing sur la Williams de Patrese en grandes difficultés de tenue de route. A la 61e boucle, l’Italien s’en va visiter les abords du double-droit du Beausset, mais réussit à revenir sur la piste, derrière Mansell, mais devant Alesi. C’est dans cet ordre que les quatre pilotes de tête passent sous le drapeau à damiers, suivis à un tour par Stefan Johansson qui accomplit un véritable exploit en amenant son Onyx dans les points, et le méritant Olivier Grouillard qui ramène un peu de baume au cœur à une écurie Ligier bien à la peine depuis maintenant tellement de saisons.
La révélation Alesi
Au terme de ce Grand Prix de France 1989 assez tranquille pour lui, Prost prend nettement la tête devant Senna au championnat. Il accentuera son avance une semaine plus tard à Silverstone avec une nouvelle victoire pendant que son ennemi préféré cassait sa boîte de vitesses. La saison 1989 est pour ainsi dire presque résumée en ce raccourci : un Senna toujours aussi ardent et talentueux, mais payant cher sa volonté de vouloir se maintenir à tout prix devant, quelles qu’en soient les conséquences.
La suite, on la connaît : la tentative forcenée du Brésilien de recoller au Français qu’il voit s’éloigner un peu plus, et l’incroyable dénouement entre les deux « partenaires » à la chicane Casio de Suzuka. Mais au soir du 9 juillet 1989, ce qui ressortit le plus nettement fut la course impressionnante de calme et de maîtrise du jeune débutant sans complexes Jean d’Avignon, que son Ken Tyrrell de patron allait s’empresser de signer pour l’année suivante. Le public hexagonal avait, quant à lui, trouvé son nouveau héros !
Notes
(1) Quelques jours plus tard, avec l’annonce du transfert de Gerhard Berger de Ferrari chez McLaren, une nouvelle piste se fit jour pour Prost, celle de Ferrari. Le suspense dura jusqu’au début septembre, date à laquelle l’arrivée du champion Français à la Scuderia pour 1990 fut officialisée. Quant à la possibilité d’une écurie Prost-Barnard-Renault, elle exista bel et bien. Des discussions sérieuses furent menées dès les Grands Prix en Amérique du Nord, avec Hugues de Chaunac qui serait devenu le directeur sportif de l’équipe, et Barnard qui se serait attaché à dessiner une monoplace propulsée par le V10 Renault. C’est justement au niveau du moteur que le projet capota, ce qui poussa finalement Prost vers Maranello.
(2) Lors des interviews menées avec lui en vue de l’écriture du livre que nous lui avions consacré avec Jacques Vassal aux Editions Chronosports « Alain Prost, La science de la course ».
(3) A la base, le projet Onyx Moneytron de Mike Earle était solide et sensé. Les voitures avaient débuté au Grand Prix du Brésil 1989 et s’étaient montrées sous un bon jour pour la première fois au Paul Ricard. Malheureusement, Earle ne pourra suivre financièrement parlant et son écurie sera reprise en fin de saison par Jean-Pierre Van Rossem, un « milliardaire » belge haut en couleurs, mais surtout un escroc qui se fera arrêter en début d’année suivante pour malversations fiscales. Repreneur de l’écurie, le Suisse Peter Monteverdi achèvera le travail de destruction de la belle petite équipe en 1990 par ses décisions inconsidérées et sa gestion calamiteuse.
(4) Lorsque John Barnard présenta début 1989 sa nouvelle création munie d’une boîte semi-automatique avec palettes de sélection des rapports au volant, et donc disparition du sacro-saint levier de vitesses, les puristes hurlèrent au scandale ! « Une ‘boîtoto’ ! Et pourquoi pas un allume-cigare et un autoradio, tant qu’on y est » ? Le fait est que dès 1990, la boîte automatique (nettement améliorée) va faire école et qu’en 1991, Senna lui-même pestera auprès de son écurie de ne pas en disposer sur sa McLaren.