Il y eut un premier essai. Auquel je ne pus me rendre. Je dus alors me résoudre à accepter le fait que ce ne serait pas cette fois que je poserais mon postérieur sur le siège passager d’une Miura P400. Mais ce jour-là, la chance fut de mon côté, et malheureusement pas de celui du propriétaire de la belle. Quoique… Les connaisseurs et propriétaires de Lamborghini le savent bien : les quatre triple carbus du V12 italien avaient une petite tendance à parfois rester grand ouvert après l’accélération et ainsi déverser un flot d’essence sur les échappements brulants proches. Résultat garanti : sans extincteur dans la voiture, le propriétaire pouvait dire adieu à son moteur, voire à la voiture toute entière ! La mésaventure arriva lors de l’essai initial de la Miura (un autre modèle que celui-ci) et seul l’arrosage intensif et rapide du bloc moteur en flammes par la neige carbonique évita l’irrémédiable. Il n’empêche : tout les faisceaux électriques et les durits étaient fichus, quant à l’essai, n’en parlons pas ! Consolation pour l’infortuné propriétaire : l’assurance du groupe Hommell prit en charge la réfection totale du V12. Mais pour Auto-Passion, tout était à recommencer. Et cette fois-ci, je ne laissais pas passer ma chance de monter enfin dans une Miura.
Un matin de mai 1994, nous poireautons avec Christian Bedeï à la sortie des parkings de chez Hommell, en bas de la colline de Saint-Cloud. Le grondement caractéristique du moteur modénais emplit soudain l’espace et monte en volume depuis le sous-sol. Et elle apparaît ! Trente ans après sa création, le chef d’œuvre de Ferrucio Lamborghini n’a pas pris une ride et laisse toujours l’admirateur pétrifié par sa beauté. Ses galbes sont à couper le souffle et sa ligne générale peut faire pâlir de banalité l’immense majorité de la production actuelle de voitures d’exception. Ayant prévu une journée sur les routes des Yvelines qui offrent l’avantage de paysages verdoyants rapidement accessibles, nous partons derechef. La Miura ne possédant que deux places et un coffre à bagages ridiculement petit, Christian garde sa voiture contenant son imposant matériel photo. Et ne m’en veut absolument pas de préférer aller m’installer à côté de Pierre Gary dans la Lamborghini !
On est assis très bas dans le siège en cuir noir et l’ambiance de l’habitacle fleure bon le Grand Tourisme italien des années soixante : le court levier de vitesses planté dans la grille chromée, la console centrale et ses nombreux cadrans, le volant aux branches ajourées et l’optimisme des compteurs (320 km/h et 10000 t/m !) embarquent immédiatement le conducteur et son passager dans un voyage à travers le temps. Mais bien vite, la réalité nous rappelle que, comme toute œuvre d’art, la Miura a été conçue pour l’exception et se moque donc de la banalité de la vie quotidienne : atteindre l’autoroute de l’Ouest au travers de la circulation urbaine prend du temps et la chaleur venue de l’avant (le radiateur !) transforme vite l’intérieur de l’auto en thermes romains. Tout en grimpant la rampe qui mène au tunnel de Saint-Cloud, Gary me dit : « Baisse la vitre ». Double raison : la chaleur… mais aussi la musique à venir.
Une fois à l’intérieur de ce que les pilotes du Grand Prix de Saint-Cloud 1946 avaient baptisé la « boîte à mystères », le pied de l’essayeur enfonce à fond la pédale de droite et la sirène derrière nous se met à mugir férocement, réverbérée entre les parois recouvertes de carreaux faïencés. Heureusement, la voie devant nous est complètement dégagée et le V12 monte allègrement dans les aigus tandis que je déchiffre de façon amusée la tronche des quelques automobilistes sidérés qui semblent tous se dire : « C’est quoi ? C’est où ? ». Nous prenons plus de 7000 t/m sur les deuxième et troisième rapports, de quoi nous amener allegro presto à la sortie du tunnel. Dire que la poussée est phénoménale relève de l’euphémisme. Comme dans la Matra quelques temps auparavant à Lurcy Lévis, la sensation de puissance associée à ce hurlement provenant du V12 à peine isolé phoniquement de l’habitacle provoque une griserie que le pilote doit savoir maîtriser. Plus loin sur l’A13 désert, nous dépassons les 200 km/h, et Pierre lève alors le pied : « ces premières Miura (notre » modèle date de 1968) avaient le fâcheux défaut de se soulever de l’avant à partir d’une certaine vitesse. Aussi je préfère ne pas risquer de nous retrouver dans une situation inconfortable ». Hum…
Le plaisir de rouler en Lambo pourrait ne jamais prendre fin, mais il faut vite songer au boulot, et en premier lieu aux photos. Tiens par exemple, comment fait-on un « voiture à voiture » ? Elémentaire : le photographe monte à l’arrière de la deuxième voiture, conduite en l’occurrence par un troisième larron (c’est là que je peux affirmer que je servais quand même un peu à quelque chose dans ces essais), et le modèle mitraillé évolue alors sur la partie gauche ou droite de la chaussée, en fonction de ce qui arrive en face évidemment. Photographier l’élue du jour de face en pleine action demande cette fois un coffre arrière ouvert (merci les voitures à hayon !) avec le photographe recroquevillé dedans, ainsi que l’absence d’une maréchaussée tatillonne venant faire remarquer qu’il est « illégal de rouler avec le coffre béant de la sorte » ! Viennent ensuite les fastidieux allers-retours permettant au photographe de réaliser ses beaux « filés » (voiture roulant prise de profil à une vitesse d’obturation réduite pour une obtenir une auto nette sur un paysage flou). Fastidieux pour le photographe qui doit dans un premier temps se trouver un poste de prise de vue dans un champ bordant la route (lorsque tout est bien humide, ça tient un peu du « photographe des rizières »), fastidieux pour le pilote qui doit enchaîner les allées et venues à vitesse modérée pour ne pas compliquer le travail du photographe, et fastidieux pour les freins qui, sur bon nombre d’anciennes essayées, arrivent vite aux limites de leur endurance, la Miura ne faisant pas exception à la règle. Ceux qui peuvent également atteindre de pareilles limites sont les éventuels riverains de l’exercice : Pierre Gary faillit lors d’un essai dans le sud de la France se faire proprement assommer par quelqu’un qui ne goûtait absolument pas la beauté sonore de la Ferrari testée ce jour-là.
Une fois que Christian a engrangé son ratio de photos dans son Canon (en faisant finement remarquer qu’une « Lambo grise sur un fond gris, ça va être gai ! »), nous repartons pour de nouveaux kilomètres rythmés par les montées grisantes du V12 et la puissance d’accélération phénoménale de la voiture. Comme pour la chaleur dans l’habitacle, la réalité nous fait redescendre de notre petit nuage lorsque le voyant d’huile s’allume : le propriétaire avait prévenu qu’il faudrait certainement rajouter de l’huile, ce que nous entreprenons de faire dans une station-service. Là-encore, les concepteurs de la merveille se sont bien fichus du quotidien de l’utilisateur : le minuscule orifice de remplissage du réservoir d’huile est logé exactement sous le montant haut du châssis, proscrivant le passage correct du bidon et obligeant à de tortueuses manœuvres pour verser une petite quantité de liquide. On n’arrivera finalement à nos fins qu’avec une pipette proposée par le gérant de la station. C’est d’un pratique ! L’esthète fera alors vertement remarquer qu’une Miura n’a pas à être « pratique », elle doit être éternelle. Là, on est d’accord. Mais lorsqu’en fin de journée on est obligé de rouler dans le bois de Boulogne tous feux éteints pour cause d’alternateur en rideau, puis de laisser la Lambo en rade en plein milieu de la piste cyclable utilisée par les frapadingues du tour de Longchamp très contrariés par cet obstacle inhabituel (l’un deux nous crachera un fielleux « c’est bien la peine d’avoir une bagnole comme ça ! ») on se dit que le concept de la beauté éternelle atteint peut-être là ses limites pour les vulgaires automobilistes que nous sommes.
La bella machina sera ramenée sur un plateau chez son propriétaire qui nous avouera, fataliste, que « c’est quelque part le prix pour rouler en Miura ». Le retour du soir vers les Yvelines, la tête emplie de bruits et d’images d’exception, se fera sur la même A13 empruntée plus tôt dans la journée. Et à ce moment précis, je me rendrai vraiment compte que le rêve est terminé : je suis bien revenu à ma modeste condition d’automobiliste.
Pierre Ménard
(A suivre…)
Photos & Illustrations
1,2,3,4,6 © Christian Bedeï
5 © Pierre Ménard
Auto-Passion n°93, photo double-page © Christian Bedeï
Planche parue dans Auto-Passion n°93 juin 1994
(*) : Article précédemment publié sur Mémoire des Stands.