Itinéraire d’une femme rapide
Il y a quelques mois est paru, assez discrètement, un livre que j’ai trouvé par hasard. Et qui m’a paru digne d’être évoqué sur Classic Courses. Déjà parce qu’ils ne sont pas si nombreux, les livres consacrés à une pilote du sexe dit faible. En son temps, il y eut « Pilote et femme » qui narrait l’histoire de Marie-Claude Charmasson dit « Beaumont ». Mais depuis … Ensuite parce que le parcours sportif de Christine Beckers (dont seul le prénom apparut longtemps sur les feuilles d’engagement et de résultats) traverse une époque magnifiée aujourd’hui (et à raison), mais qui n’en fut pas moins cruelle.
Olivier Favre
Cette cruauté, le lecteur y est tout de suite confronté : après la double préface d’Henri Pescarolo et de Jean-Louis Trintignant (un beau double patronage), le livre s’ouvre par un texte poignant : le récit des heures terribles que Christine a vécues lors des 24 h de Spa 1973, une course tragique durant laquelle perdirent la vie pas moins de trois pilotes, dont le fiancé de Christine, Roger Dubos. Quand on se passionne pour la course automobile d’il y a 40-50 ans, on a hélas l’habitude de lire le compte-rendu d’instants tragiques. Et on peut se croire blindé à cet égard. C’était mon cas. Mais ce récit écrit avec les tripes a bousculé mes certitudes. 40 ans après cette funeste nuit spadoise, on est au côté de Christine qui apprend l’irrémédiable et on souffre avec elle. L’accident mortel de Roger Dubos était pour moi un triste fait de course, il trouve avec avec ce récit une portée emblématique : la mort d’un pilote en course n’est pas qu’une perte pour le sport automobile, une ligne de plus à la longue liste des morts précoces que Hans Herrmann nous a rappelée en août dernier. C’est aussi et d’abord un vide énorme et brutal pour ses proches, son père, sa mère, ses frères, sœurs, compagne ou épouse …
S’ouvrant par un chapitre aussi intense, le livre ne peut évidemment pas se poursuivre sur le même mode. Mais les chapitres qui relatent l’enfance et la jeunesse de Christine Beckers ont valeur de témoignage sur ce que pouvait être la vie d’une jeune fille belge de bonne famille dans les années cinquante. Une adolescente pour qui le déclic se situe au GP de Belgique 1958 : envoûtée, elle se persuade que telle est sa voie. Puis, le récit de sa passion grandissante, un temps en concurrence avec le ski qu’elle pratique à un très bon niveau, nous transporte au début des années soixante, quand tout était possible. Y compris devenir pilote de course quand on est un « petit bout de femme » sans aucune connexion avec le milieu de la course. Des connexions qu’elle va s’employer à établir, par le biais d’un stage de journalisme à France-Soir, ou en approchant Paul Frère et quelques autres pilotes belges. Jusqu’à ce que son rêve se réalise le 26 février 1966 : elle est au départ de son premier rallye !
C’est le début d’une longue série puisque, au long de ses quelque 15 années de courses jusqu’au Paris-Dakar 1982, Christine participera à près de 200 épreuves, au volant de voitures très diverses, de la NSU Prinz à la Ford Torino Nascar, en passant par les inévitables Porsche 911 et Alpine berlinette, des protos 2 litres et, surtout, un grand nombre d’Alfa.
C’est aussi une litanie de disparitions précoces : le livre est parsemé de nombreux accidents mortels de pilotes que Christine a côtoyés, de près ou de loin : d’Henri Vittel à François Cevert, en passant par Eric de Keyn, Georges Berger, Lucien Bianchi, Herbert Schultze, Jo Siffert, … Une macabre liste qui laisse une fois encore à la fois incrédule et admiratif : mais de quel bois étaient donc faits les pilotes de ces années-là, qui voyaient disparaître un des leurs presque chaque week-end et qui, pourtant, s’alignaient au départ le dimanche suivant, toujours aussi motivés ? Inconscience ? Excessive confiance en soi ? Peut-être, mais aussi et surtout la volonté de vivre pleinement une époque à bien des égards extraordinaire : croissance économique, plein emploi, progrès technique, libération sexuelle, rock n’roll. Christine ne s’en cache pas : elle a vécu ces années « à fond », sur tous les plans, et ne regrette rien.
Au fil du livre, on croise nombre de femmes pilotes ou coéquipières et l’on se rend compte que le sport automobile n’a sans doute jamais été aussi « féminisé » qu’au début des années 70 : Anny-Charlotte Verney, Marianne Hoepfner, Marie-Claude Beaumont, Lella Lombardi, « Biche », Yvette Fontaine, Liane Engeman, … Même si certaines devinrent de grandes amies, Christine ne nous cache pas que les rapports entre ces femmes rapides n’étaient pas toujours faciles. Que ce soit sur la piste ou en dehors, les « coupes des dames » étaient souvent très disputées au début des années 70. On se remémore aussi l’aventure Inaltéra, dans laquelle Christine fut doublement impliquée, en tant que pilote et en tant que compagne de Vic Elford, l’une des chevilles ouvrières du projet. Une aventure qui lui valut la trouille de sa vie : une série de têtes-à-queue nocturnes à 300 à l’heure dans les Hunaudières.
Enfin, après son engouement pour les grands espaces du Paris-Dakar, Christine raccroche son casque et le récit perd logiquement en intensité. Même si l’émotion affleure encore ça et là, notamment quand Christine évoque sa rencontre et son entente avec le 2e homme de sa vie ou les enfants qu’ils décident d’adopter, on a parfois l’impression de lire des historiettes pour enfants : Martine, … pardon, Christine au Canada, Christine dans le désert, Christine à l’opéra, Christine fait du bateau, Christine rencontre Ayrton Senna, Christine fait de l’hélico, … Mais ce bémol ne remet pas en question l’intérêt d’un ouvrage agréable (si l’on excepte la reliure souple et le format à l’italienne qui n’en facilitent pas la prise en mains) et qui fait revivre, le temps de sa lecture, une époque révolue, à la fois belle et terrible.
Illustrations :
Illustration 1 : Couverture @ DR
Illustration 2 : Avec MC « Beaumont », à l’arrivée des 24 h de Spa 1967 @ DR
Illustration 3 : Chevron B21 – 1000 km de Spa 1974 @ Paul Kooyman
Illustration 4 : Alfa Romeo GTA-SA @ DR
Illustration 5 : Ford Torino Nascar @ DR
Illustration 6 : Avec Yvette Fontaine et Marie Laurent au Mans en 1974 @ Corbis
Illustration 7 : Inaltéra Le Mans 1976 @ DR
Illustration 8 : portrait @ DR