Virage de la Chapelle, Circuit Bugatti, Le Mans, le 3 novembre 1971
La porte entrouverte du poste de commissaires laisse se diluer à l’extérieur une sonnerie de téléphone. Occupé à neutraliser une plaque d’un givre précoce pour la saison – il fait ce matin un froid de gueux -, le commissaire en poste, Gérard Fourcroit, n’entend pas le grelot ininterrompu qui fore le brouillard, titille les oreilles de deux hommes qui à l’extérieur du virage de la Chapelle surveillent et notent les trajectoires des élèves. La sonnerie énervante échoue même à concerner saint Christophe et Notre Dame de la route dont les statues demeurent de pierre. Elles encadrent l’entrée de la chapelle qui donne son nom au virage.
Cet appel téléphonique qui ne trouve pas son destinataire traverse la scène de part en part, la dramatise par son insistance, en dilate la durée ; procédé dont se servirait treize ans plus tard Sergio Leone dans « Il était une fois en Amérique » pour basculer en un plan-séquence téléphonique de plus de quatre minutes le destin d’un individu (https://bit.ly/3nYVJy2).Sauf qu’à la Chapelle, c’est la vie qui met en scène. Elle cherche à tout prix à joindre l’un des deux types qui battent la semelle pour se réchauffer.
L’un, le plus vieux, la cinquantaine bien tassée, est reconnaissable à son menton en galoche. Ancien coureur, il donne le ton dans le mensuel qu’il a fondé il y a neuf ans ; on le craint et le flatte. Son collègue du jour a presque exactement, à un jour près, vingt ans de moins. De petite taille, fluet et taillé comme un bonsaï contrarié avec son bras gauche coudé à 75 degrés, son nez pointu évoque un museau de mustélidé. Il sort d’une sacrée putain de mauvaise saison. Si ce matin les deux hommes sont dans le brouillard au sens propre, lui l’est vraiment.
Monsieur Beltoise, téléphone ! Une voix perce la brume, bientôt incarnée en le commissaire Gérard Fourcroit qui, revenu dans sa cabine, a enfin décroché. Il traverse la piste, essoufflé. On appelle Monsieur Beltoise au téléphone, il ne sait pas qui c’est, un Anglais en tout cas, il n’a rien compris sinon un nom, Jean-Pierre Beltoise. Qui peut m’appeler d’Angleterre ici, au Bugatti où nul ne sait que je suis ? Jean-Pierre saisit le combiné en hochant du chef à l’intention du commissaire soudainement gêné par la playmate du mois de Penthouse placardée entre un calendrier estampillé ACO mais rachetée heureusement par l’encart central de Champion du 15 novembre montrant François Cevert vainqueur à Watkins Glen.
Une voix forte et basse que Beltoise reconnaît immédiatement, celle du patron du GPDA qu’il a souvent eu au téléphone depuis l’accident de Buenos Aires en janvier, et qui l’a beaucoup défendu, Louis Stanley. Que me veut-il ? Une nouvelle décision du GPDA induite par le crash du pauvre Jo à Brands Hatch…Jean-Pierre, do you want to drive for BRM next year ? jean-Pierre, you must now win races, you’ll reach forty, BRM offers you that opportunity, you’ll be my first driver… Well, what about that ? Beltoise reste muet. De stupeur.
D’un bonheur brutal. Ses yeux tombent sur la Une de l’Equipe du matin, froissé parmi un pêle-mêle de papiers, « Skoblar : impossible n’est pas marseillais », sans avoir la moindre idée de quoi il s’agit, ce pourrait être du cyrrilique ou du chinois. La vision fugace de son casque bleu et blanc frappé du logo du Stand 14 dépassant à peine du cockpit d’une BRM blanche et crème, ces monoplaces si belles, si compétitives, si funestes aussi… Jean-Pierre, do you receive me ? You’ve lost your mouth ? well, I’ll send you an airplane ticket as soon as possible, let’s have a lunch at the Dorchester, I own the place as you know… we’ll talk !
Jean Lucas voit Jean-Pierre Beltoise émerger de la cabane de commissaire à travers le brouillard qui vient de se lever, qu’un léger doigt de soleil pale semble suivre comme une traçante. Lucas informe le pilote qui le rejoint du fait que le jury demande à revoir en piste Philippe Munier, le probable lauréat de la promotion 71 du Volant Shell Bugatti. Beltoise ne pipe mot, l’air ailleurs, absent. Déjà à Bourne. Ne rien à dire à personne tant que rien n’est signé. Surtout pas à Lucas…Jean-Pierre, une mauvaise nouvelle au téléphone ?
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