Traversant l’Europe à haute altitude, le dirigeable d’Olivier Favre nous entraine sur le terrain du plausible, du rêve et de la poésie. Que ce soit en Espagne, en Allemagne ou en Suède nous prenons de la hauteur, faisons le plein d’oxygène et parvenons même à nous accommoder d’une réalité pas toujours satisfaisante. Mais quel voyage !
Par Olivier Favre
Vendredi 16 juin, 9 heures : un élégant break de chasse Volvo bleu métallisé quitte la banlieue de Stockholm et commence à avaler les kilomètres de route à travers la forêt, sous un soleil radieux qui fait paraître bien lointain, voire improbable, le long hiver scandinave. Au volant, Magnus, 38 ans, jeune cadre chez un fabricant de meubles dont la renommée commence à dépasser les limites du pays. Grand, athlétique, c’est un esthète et un ardent défenseur des produits locaux … avec une exception pour les femmes qu’il a tendance à préférer petites et de type méditerranéen. Pernilla, sa compagne du moment, est pourtant une grande blonde parfaitement couleur locale. Mais c’est elle qui l’a choisi … Ils se sont dit au revoir hier soir : Pernilla était de garde cette nuit à l’hôpital et Magnus a donc pu programmer son réveil très tôt sans remords. Une douche, un solide frukost* et il a embarqué son sac préparé la veille, avec le minimum d’affaires de rechange. Quant à la tente et au sac de couchage, ils sont toujours dans la voiture. Inriktning syd* !
Perdu dans ses pensées ou tout simplement pas encore tout à fait réveillé durant la traversée des faubourgs, il se rend compte soudain qu’il n’a pas pensé à allumer son autoradio. Clic – » … all alone, and the pretty birds have flown, honey I’m still free, take a chance on me … » « Fan* ! encore eux ! Nom d’un chien ! ça fait des semaines qu’on se tape cette scie quasiment en boucle, non, j’en peux plus, pour une fois qu’un groupe suédois devient mondialement connu, il faut que ce soit cette variétoche internationale. OK, les filles sont pas mal et puis ça rapporte des devises, mais bon sang c’est pas du rock ça ! … skit* ! où ai-je foutu cette cassette ? » Magnus se penche pour fouiller dans sa boîte à gants et la Volvo louvoie sur quelques centaines de mètres, heureusement que la circulation n’a rien de dense. Puis il se redresse avec en main cette vieille cassette qu’il a écoutée si souvent depuis trois ans. Etonnant qu’elle fonctionne encore ! Il l’extrait de sa coque plastique et l’enfourne dans l’appareil, clouant ainsi le bec à Agnetha et Anni-Frid. S’il se souvient bien, la bande devrait être positionnée au début de … « Oh, let the sun beat down upon my face, stars fill my dreams … »« Ja ! » s’exclame Magnus, « voilà une chanson plus adaptée à la route ! d’ailleurs les paroles ont été écrites sur la route, c’était juste quelques milliers de km plus au sud. »
Bercé par le rythme lancinant du dirigeable survolant le nord-ouest de l’Himalaya, Magnus peut à présent orienter ses pensées vers le but de son voyage. Il s’agit d’arriver à temps pour les essais de cet après-midi. Depuis cinq ans que la F1 passe en Suède, Magnus fait en sorte d’être à pied d’œuvre au début de cette dernière séance. Il aime la dramaturgie des secondes qui défilent pendant que chaque pilote essaie d’améliorer son temps et que les meilleurs tentent de déloger le poleman provisoire. Et puis, ça lui permet de se mettre dans l’ambiance progressivement. Mais cette année, la course a été avancée au samedi et Magnus a dû prendre un jour de congé ; il lui a fallu négocier un peu avec son chef, mais celui-ci n’est pas insensible au sport auto et s’est laissé fléchir. Mais ça le fait encore râler : « Pff, tout ça parce que c’est repos demain en Argentine ! Comme si les pousseurs de ballon suédois risquaient de voler la vedette à Ronnie ! Incapables de gagner un match du Mundial, ils sont déjà rentrés à la maison ! « Super swede » ne peut faire que mieux, surtout cette année : avec la Lotus 79, il a l’arme absolue, il doit gagner chez lui, enfin ! »
Magnus ne peut s’empêcher de repenser à cette victoire à domicile qui s’est envolée dans le dernier tour il y a cinq ans. C’était le premier Grand prix auquel il assistait, un super week-end qui aurait pu être parfait, mais qui s’est achevé par une énorme déception. Magnus se targuait jusqu’alors d’être quelqu’un de rationnel et peu émotif (köld* même, diraient certains), mais ce qu’il a ressenti ce jour-là, quand le vieux Hulme a franchi la ligne en tête, a chamboulé l’image qu’il avait de lui-même. Ce mélange de rage et de désespoir qui l’a étreint et ne l’a plus lâché jusqu’au soir (et encore, la nuit fut agitée), c’était entièrement nouveau pour lui. Trois ans plus tard, il a éprouvé quelque chose de similaire quand Borg a échoué en finale de l’US Open face à Connors, mais ce n’était pas aussi intense. Il aime le tennis mais, paradoxalement, « Iceborg » lui ressemble peut-être trop pour qu’il puisse s’identifier complètement à lui. Alors que Ronnie, c’est autre chose, « rien à voir avec le stéréotype du Suédois impassible. Il est plus latin, ne serait-ce que par son style de pilotage, haut en couleurs. Et puis il y a Barbrö … ah, Barbrö ! » La Volvo ralentit quelques instants, le temps que le cerveau de Magnus digère l’image qui s’est imposée à lui soudainement et qu’il la reclasse dans sa mémoire, dans un tiroir qui n’a rien à voir avec le sport auto.
Non, décidément, Magnus y croit dur comme fer, c’est pour cette année. Certes, le père Mario est très fort, il a gagné les deux derniers Grands prix devant Ronnie, qui est resté sagement derrière son leader. « Mais peut-être aura-t-il un « bon de sortie » chez lui, en récompense de son allégeance ? Chapman n’est pas un romantique, mais bon, on peut rêver … » En tout cas, ce ne sont pas ces aspirateurs anglo-italiens qui devraient lui causer beaucoup de soucis. « Ils font couler beaucoup d’encre, mais la trouvaille ne semble pas si géniale : Lauda et Watson sont assez loin après les essais chronos d’hier après-midi. Tiens, juste derrière Lauda, il y a ce jeune Italien, Patrese. Elle marche pas mal, cette Arrows, dire que c’est Gunnar qui devait la conduire ! Skit ! pour une fois qu’on avait deux pilotes en F1, et des tout bons en plus, des vainqueurs potentiels, il fallait que cette saleté de crabe s’en mêle ! » Magnus repense à l’article qu’il a lu il y a quelques jours : les nouvelles du pilote suédois ne sont guère encourageantes. Et Magnus a une raison supplémentaire d’être pessimiste : il y a
deux ans, il a perdu un cousin qu’il aimait bien : 30 ans, 1,95 m, une force de la nature et pourtant … en trois mois, terminé, plus de cousin. Léucémie foudroyante.
Alors qu’il ralentit à la vue du gatukök* où il s’arrête chaque année pour boire un café, les pensées de Magnus s’assombrissent : « Si Gunnar disparaît, tout reposera à nouveau sur Ronnie. Et quand il ne sera plus là, y aura-t-il encore un Grand prix ici ? pas évident. Le rallye et les courses sur glace, pas de danger, c’est quasiment dans notre ADN, mais les courses en circuit … D’autant plus qu’il y a ce rapace d’Ecclestone qui veut tout régenter à son profit et faire un max de blé avec la F1. Pas sûr qu’il soit très sensible au côté bucolique d’un Grand Prix paumé dans la forêt, parmi les écureuils et les élans … Sans parler de la durée et du coût du voyage pour monter là-haut depuis Hethel, Vichy ou Maranello. » La Volvo stoppe pile devant la porte de la modeste cahute en bois bariolée de publicités pour des boissons gazeuses et, en descendant de voiture, Magnus se dit que, décidément, il lui faut profiter de ce Grand prix à Anderstorp, car il n’y en aura peut-être plus beaucoup.u
Olivier FAVRE
Photos @ DR
Frukost : petit déjeuner Inriktning syd : cap au sud Fan, skit : p …, m… Köld : froid Gatukök : snack-bar Torp : petite ferme, chalet