Quelle idée passa par la tête des autorités allemandes pour organiser le Grand Prix d’Allemagne 1960 sur la boucle sud du Nürburgring, la Südschleife, qui plus est en F2 ? La course fut disputée hors-championnat, devant une foule clairsemée et par un véritable temps de cochon. Mais deux Porsche passèrent les premières sous le drapeau à damiers, et c’est là que l’on doit chercher la signification de ce grand prix pour le moins bizarre.
Pierre Ménard
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Südschleife ?
La Südschleife ! Autant sa grande sœur voisine, la Nordschleife, est mondialement connue et toujours vénérée quatre-vingt-quinze ans après son inauguration, autant cette partie coincée entre le village du Nürburg et celui de Müllenbach n’est plus qu’un vague souvenir dans la mémoire de certains amateurs éclairés de sport automobile. Et pourtant elle a existé !
Le Ring avait à l’origine été conçu dans son entièreté comme un très long circuit englobant les deux parties et développant un tracé total de 28,265 km. La Nordschleife mesurait 22,810 km quand la Südschleife se contentait seulement de 7,747 km, soit trois fois moins. Est-ce cette disparité qui scella le sort des deux pistes ? Toujours est-il que la partie nord fut d’emblée choisie pour les grands rendez-vous alors que la sud ne récupéra que des courses mineures.
Même si de belles confrontations motocyclistes, ou automobiles comme les Eifelrennen ou les Eifelpokale, égayèrent l’atmosphère entre les hauts conifères de Bränkekopf, Bocksberg ou Scharferkopf durant les années soixante et soixante-dix, seule la Nordschleife avait droit de cité aux yeux de tous les fanatiques de course. Il faut dire que l’Histoire s’écrivait à Flugplatz, Bergwerk, Brünnchen ou Pflanzgarten et non dans les endroits précités uniquement connus des connaisseurs purs et durs du Nürburgring.
Aussi, la décision de l’Automobilclub von Deutschland d’organiser son traditionnel grand prix 1960 sur la boucle sud du géant de l’Eifel fit-elle quelque peu causer, la célèbre boucle nord venant de subir un lifting onéreux suite à la gifle de l’édition 1959 tenue sur l’AVUS de Berlin-Ouest ! Comme si ce choix ne suffisait pas, les organisateurs prirent la décision de faire disputer leur grand prix dans la catégorie Formule 2. Très vite, les plus affûtés des observateurs saisirent le sens hautement tactique de la manœuvre.
La claque de Solitude
On était alors en pleine révolution technique avec le passage du moteur à l’arrière des monoplaces. Seule Ferrari alignait encore de lourdes voitures à moteur avant qui ne pouvaient plus lutter face aux agiles Cooper et Lotus. Enzo Ferrari pesta officiellement contre ce repositionnement des chevaux derrière le pilote mais, toujours pragmatique, prit en compte l’annonce du nouveau règlement concernant les moteurs 1500 cm3 à compter de 1961. Il commença à tâter le terrain dès l’ouverture des hostilités à Monaco en y envoyant une 246 expérimentale à moteur postérieur. Une fois la certitude des nouvelles règles acquise, le Commendatore fit élaborer une 156 1500 cm3 en vue de la saison à venir. Il fit amener deux voitures, une 156 à moteur avant et une 246P, au Grand Prix de Solitude de F2, en pleine terre porschiste.
La marque de Stuttgart luttait âprement contre Cooper dans ce championnat. Elle avait perdu les trois premières manches à Syracuse, Bruxelles et Pau, mais s’était relancée fin avril à Aintree grâce à la victoire de Stirling Moss (1). Le Grand Prix dans la banlieue de Stuttgart ne comptait pas pour le titre, mais c’était un rendez-vous de prestige à quelques encablures de l’usine Porsche. Malgré un soleil éclatant ce jour-là, le triomphe de la 246P de Wolfgang Von Trips devant les Porsche de Hans Herrmann et Jo Bonnier jeta un énorme nuage noir sur toute la communauté germanique. Le Grand Prix d’Allemagne à venir une semaine plus tard constituait donc une occasion de revanche inespérée.
Un choix tactique
En le plaçant dans la catégorie F2, les organisateurs de l’AvD se fichaient pas mal que leur grand prix ne comptât pas pour le championnat du monde de Formule 1 : le public allemand voulait voir gagner les Porsche, et c’était en F2 qu’elles s’exprimaient ! La course de Formule 2 prévue au Ring de longue date, et comptant pour le championnat, revêtit donc l’appellation officielle de Grand Prix d’Allemagne. Mais pour éviter que les 718 de Zuffenhausen subissent la loi des véloces Cooper, décision fut prise le localiser l’événement sur la boucle sud du Nürburgring, plus sinueuse que la nord et ses longues parties dévalées pied à la planche. Le match retour de Solitude s’annonçait palpitant, mais Ferrari déclina la rencontre.
Phil Hill était inscrit avec une Ferrari 156, mais ne vint finalement pas. On parla de prime de départ jugée insuffisante, de course hors-championnat, de Grand Prix du Portugal à préparer. Maints observateurs – dont beaucoup d’Allemands – pensèrent surtout que le fier constructeur italien craignait que ses voitures ne fussent pas à la hauteur sur ce circuit si particulier et arguèrent que c’étaient là de fallacieux prétextes pour refuser le combat. Celui-ci donnerait donc lieu à un affrontement entre cinq Porsche, douze Cooper, deux Lotus et une Laystall.
Un vrai temps d’Eifel
Lors des essais disputés par temps sec, mais sous un ciel lourd annonciateur de pluie imminente, la bataille fit rage entre Jack Brabham sur Cooper d’un côté, et Graham Hill et Jo Bonnier de l’autre, les fers de lance chez Porsche. Auxquels il fallait ajouter pour l’occasion le sympathique « Taffy » Von Trips qui avait profité du forfait de Ferrari pour venir filer un petit coup de main à ses potes de Zuffenhausen. Coup de main apprécié, mais personne n’oubliait que le charmant comte allemand avait planté une semaine auparavant une douloureuse banderille dans le dos du Cheval Noir de Stuttgart. Ce souvenir aurait des conséquences en course.
Le dimanche 31 juillet, le massif de l’Eifel était noyé dans une épaisse couche de brouillard typique de ce que peut proposer cette merveilleuse région même en plein été. Était-ce la météo ? Était-ce le choix de la Südschleife ? Ou bien les deux combinés ? Toujours est-il que là où le grand prix de F1 sur la Nordschleife attirait en général plus de 200 000 spectateurs, à peine 65000 courageux se répartirent tout du long des 7,7 kilomètres de la piste sud.
Le départ fut donné sous une pluie battante et dans une brouillasse tenace, tellement que par endroits, les pilotes se guidaient uniquement grâce à leur (faible) connaissance du circuit. Et à ce jeu, Bonnier et Von Trips prirent d’entrée l’avantage. Brabham joua la prudence et suivit sagement le train des monoplaces allemandes, attendant l’éventuelle faute. Il menait au championnat et une troisième place dans ces conditions détestables lui convenait parfaitement après ses succès à Bruxelles et Pau. En deuxième position, Von Trips sentait de mieux en mieux sa voiture et se rapprochait sérieusement de Bonnier. C’est comme ça qu’au huitième tour, lui vint l’idée saugrenue de doubler le Suédois et de passer ainsi devant le stand Porsche éberlué.
L’audace de Von Trips
Les choses avaient pourtant été clairement établies avant le départ par le directeur sportif Huschke von Hanstein : Bonnier 1, Von Trips 2. Même s’il entendait la foule devant les stands clamer sa joie de voir enfin un pilote allemand en tête d’un grand prix, von Hanstein resta inflexible et fit panneauter à son pilote d’un jour l’ordre de revenir derrière Jo : l’affront de Solitude n’était toujours pas digéré, von Trips restait un pilote Ferrari et Bonnier était le leader chez Porsche, que ce soit en sport ou en F2.
La pluie redoubla d’intensité en fin d’épreuve (à tous les sens du terme) et le brouillard s’épaissit dangereusement par endroits, dont la ligne droite des stands, la fameuse Start und Ziel. Ces aléas météorologiques ralentirent fortement les voitures dont quinze sur vingt passèrent sous le drapeau à damiers. Jo Bonnier triompha donc logiquement devant Wolfgang von Trips à une seconde derrière lui, et il fallut patienter deux minutes pour voir émerger de la crasse la Cooper du tranquille Brabham qui décrochait ainsi le titre de champion de Formule 2.
On peut dire a posteriori que ce Grand Prix d’Allemagne 1960 fut l’épreuve automobile la plus médiatique disputée sur la Südschleife, même si les conditions n’attirèrent pas la foule des grands jours, et même si les fameuses Eifelrennen en F2 proposaient de belles bagarres entre pilotes mondialement connus. Cette piste était pourtant très sélective et digne de reconnaissance, mais le voisinage de son encombrante alter ego lui fit de l’ombre jusqu’à son abandon définitif dans les années soixante-dix.
L’aura de la Nordschleife continue d’attirer chaque année des millions de touristes prêts à venir de très loin s’approprier une parcelle de la gloire du Ring éternel, mais pour leur immense majorité ignorants des dérisoires bouts de bitume subsistant de cette ancienne Südschleife.
Note :
(1) Le champion anglais avait subi en juin un grave accident aux essais du Grand Prix de Belgique et ne ferait sa rentrée que la semaine suivant le Grand Prix d’Allemagne, à Karlkoga lors d’une course sport avant son grand retour à Porto pour le Grand Prix du Portugal de Formule 1.