Il est parti comme il a vécu, dans une discrétion empreinte d’une modestie qui sied aux gens n’ayant rien à rajouter à leurs exploits. Son parcours est éloquent et ne souffre aucune contestation. Simplement, l’homme n’avait pas le profil d’une vedette, et s’en accommodait fort bien. Tony Brooks est le dernier des grands chevaliers des années cinquante à raccrocher définitivement.
Pierre Ménard
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Tony Brooks 1
Tony Brooks 2
Etudiant
Même si les statistiques sont souvent indigestes, il est bon de rappeler ces quelques chiffres pour bien faire comprendre de qui on parle : Tony Brooks a remporté 6 des 38 grands prix officiels auxquels il a participé, beau ratio qui le place devant bien des champions du monde. Il a gagné la première épreuve de Formule 1 dans laquelle il s’aligna alors qu’il n’était encore qu’un étudiant en chirurgie dentaire (1). Il fut également un grand pilote de voitures de sport, triomphant sur les circuits les plus exigeants, et dans des conditions plus que difficiles. Mais voilà : Tony Brooks n’avait pas l’aura d’un Fangio, le stakhanovisme inspiré d’un Moss, la grande gueule d’un Hawthorn, le charme dévastateur d’un Collins ou le lyrisme d’un Ascari. Il se contentait d’être Charles Anthony Standish Brooks, qui fit de son mieux pour honorer les volants qu’on voulut bien lui confier.
Six ans – six victoires
Pour en rajouter à cet anonymat mémoriel tout relatif, sa carrière fut extrêmement courte : six ans, mais surtout trois seulement passés au plus haut niveau : chez Vanwall et Ferrari. Dans l’écurie anglaise de Tony Vandervell, il partagea avec Moss le bonheur d’être le premier pilote à faire triompher une Formule 1 britannique en championnat lors du Grand Prix de Grande-Bretagne à Aintree en 1957. L’année suivante, toujours aux côtés de celui qu’il révérait plus que tout (2), il fut un des deux artisans du triomphe final de l’équipe dans la Coupe des Constructeurs, première du nom. Passé chez Ferrari en 1959, il se battit jusqu’à la fin pour la couronne mondiale face à Jack Brabham et sa petite Cooper T51 bien plus agile que sa lourde Ferrari 256. Il fut d’ailleurs cette année-là le seul sociétaire de l’auguste maison émilienne à faire gagner cette monoplace dépassée.
En sport aussi !
Et que dire de ses prouesses en sport ! Deux victoires impressionnantes au volant de l’Aston Martin DBR1 en 1957 sur les circuits les plus terrifiants au monde, Spa-Francorchamps et le Nürburgring. Sous la pluie le long des longues rectilignes belges et devant les Ferrari dans l’Eifel ! Plus un succès au sélectif Tourist Trophy en 1958, toujours sur une DBR1 partagée avec son « mate » Stirling. Il n’y a que Le Mans qui ne lui sourit jamais : quatre abandons sur des Aston Martin. Mais Tony, comme Moss d’ailleurs, n’appréciait pas la grande classique de la Sarthe : tourner à quelques secondes des réelles possibilités d’une auto juste pour établir un tableau de marche parfait ne l’intéressait pas (ce qui a bien changé dans les époques plus récentes où l’on frise des « grands prix de 24 heures » !).
Retraite à 29 ans
Tony Brooks a vécu la course automobile dans ce qu’elle avait de plus flamboyant, mais de plus dangereux également. Son triomphe absolu au Nürburgring lors d’un Grand Prix d’Allemagne 1958 assombri par la mort de Peter Collins avec qui il luttait âprement pour la victoire le marqua à jamais. Conscient de ses capacités, il s’appliqua à ne jamais les dépasser pour ne pas risquer de croiser le chemin de la Grande Faucheuse venue faire ses sinistres emplettes sur le bord des pistes. C’est peut-être cela qui le poussa à prendre assez tôt sa retraite sportive, à 29 ans à la fin de 1961 : les F1 qu’on lui avait confiées ces deux dernières années étaient très en-dessous de ce qu’il avait piloté durant sa « splendeur ». Et vouloir se maintenir à tout prix dans le rythme au volant de monoplaces inefficaces poussait fatalement à prendre des risques que l’ex-dentiste jugeait inconsidérés.
Cinq enfants
Bizarrement, ce n’est pas vers la fraise et la roulette que le désormais retraité des circuits se tourna, mais vers un garage automobile qui devint au fil des ans une des plus grosses concessions Ford du Royaume-Uni. Entreprise qu’il céda en 1993 pour cette fois profiter à fond du bonheur de ne rien faire quand on en a envie. Il restait néanmoins très accaparé par les manifestations historiques auxquelles le conviaient les organisateurs du monde entier. Mais toujours avec cette modestie naturelle qui lui allait finalement bien : chez lui pas de coupes, quasiment aucun souvenir de la course, et une vie tranquille avec sa femme d’origine italienne rencontrée durant sa période Ferrari et leurs cinq enfants.
Notes
(1) Le jeune Tony occupa efficacement les huit heures de vol sur les trois avions qui l’amenaient vers le Grand Prix de Syracuse et une voiture qu’il ne connaissait pas en potassant ses cours de dentisterie en vue du concours qui s’annonçait à la fin de l’année. O tempora, o mores !
(2) Moss avait un jour confié que s’il avait eu une équipe de Formule 1 à monter, il aurait engagé Brooks comme premier pilote et Clark comme second. Bel hommage !