Depuis la disparition de Sir Stirling Moss, c’est Tony Brooks qui se trouve investi du titre de doyen des pilotes ayant remporté un GP de F1 (Allemagne 59) et ce titre-là n’est pas loin de valoir, aujourd’hui, celui de champion du monde que l’intéressé aurait pu et dû décrocher au moins une fois (58, 59), ainsi qu’en témoigne un palmarès assez exceptionnel : Reims, Spa, Ring, Monza : excusez du p(n)eu !
Le temps est donc venu de rendre hommage à un personnage doté d’un talent naturel peut-être (sans doute ?) égal à celui de Moss et d’un caractère loin d’être aussi lisse qu’il y paraissait, en dépit de son apparence so british.
C’est ce que nous nous proposons de faire ici, dans le cadre de trois chroniques inspirées de sa passionnante « Autobiography of a supreme Grand Prix driver, Poetry in Motion » parue en mai 2012 et dont on espère avoir conservé la substantifique moelle.
Professeur Reimsparing
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I.- Où Tony raconte une histoire de Toto
En des temps anciens, un blog aujourd’hui disparu, affublé d’un acronyme intriguant (« MdS » !), publia quelques « Histoires de Toto », dont le héros n’était autre que le porteur du surnom éponyme, à savoir le colérique Raymond Roche, l’homme grâce auquel l’ancien circuit de Reims-Gueux s’était inscrit en lettres d’or (couleur Champagne oblige) dans le patrimoine universel de la course auto, entre 1926 et 1969.
Quelle ne fut donc pas la surprise de l’auteur de ces textes lorsqu’il découvrit, à la lecture de l’autobiographie précitée, décrit avec une gourmandise manifeste non dénouée d’insolence, un épisode inédit des « frasques » de ce même Toto
Grand Prix d’Europe
En cet été caniculaire de 1959 (déjà !), le GP de l’ACF, intronisé « Grand Prix d’Europe », allait se dérouler le dimanche 5 juillet sur le « Triangle magique ». Le GP de Belgique ayant été rayé de la carte cette année-là, c’était pour la Scuderia la première véritable opportunité de tirer parti de la puissance des moteurs équipant ses splendides F1 à moteur avant, par ailleurs en voie d’obsolescence. D’autant qu’elle débarqua dans le Ville des sacres avec une impressionnante brochette de pilotes : MM. Jean Behra, Tony Brooks, Olivier Gendebien, Dan Gurney (lequel s’apprêtait à disputer son premier GP) et Phil Hill.
L’histoire de Toto prit place le samedi précédant la course. Les essais s’étaient disputés les mercredi, jeudi et vendredi, de sorte que le tracé routier se trouvait ce jour-là rendu à la circulation. Cette pause se révélait d’autant plus opportune qu’elle devait permettre au tarmac surchauffé et déjà bien entamé de se refaire un semblant de santé. Mais on n’avait encore rien vu !
Brooks en pole
En effet, lors de la première séance, celle du mercredi, Behra avait réussi à monopoliser le volant de la Formule 2 équipée d’un moteur Dino 246, laquelle, dotée d’un châssis plus court et plus léger, était présumée plus performante. Las ! Brooks n’en n’avait pas moins établi assez facilement un temps qui allait lui valoir la pole position définitive.
Le résultat ne se fit pas attendre et le bouillant méridional récupéra pour la suite une voiture conventionnelle, à savoir celle d’Olivier Gendebien, lequel héritait ainsi bien malgré lui de la fameuse voiture mixte.
A la suite de ces péripéties, cependant, il apparut que cette dernière devrait, pour plus de sûreté, faire l’objet d’un test complémentaire in situ .le samedi matin.
Erreur fatale ! L’ami Toto, fort de ses hyper-pouvoirs, avait, comme par hasard, décidé de passer cette même journée à hauteur de la zone de départ, afin, précisément, de s’assurer qu’aucun concurrent n’allait profiter indûment d’une piste réservée aux automobilistes lambda.
Le mauvais casque
Cette interdiction de séjour purement officieuse était ignorée de Romolo Tavoni, l’ombrageux directeur de course de la Scuderia. N’ayant pu s’assurer du concours d’Olivier Gendebien en personne, il désigna un « volontaire » à l’effet de suppléer celui-ci et porta son choix sur Phil Hill, dont la disponibilité et l’expertise technique étaient appréciées.
Ce dernier, toutefois, n’avait pas son casque blanc sous la main lorsqu’il reçut cet ordre de mission, de sorte qu’il fut contraint d’emprunter le casque noir de son pays Dan Gurney. Entre Californiens, n’est-ce pas…
Et c’est ainsi que dans la matinée de ce paisible samedi, l’intéressé traça tranquillement son chemin au volant de la voiture mixte, au sein du trafic ordinaire, entre Reims et le virage de Thillois, afin de rejoindre l’îlot gazonné situé à deux pas de l’auberge de la Garenne et délimité par le virage proprement dit, la route de Soissons et la route de Gueux, sur lequel Tavoni en personne, ainsi que l’ingénieur Carlo Chiti avaient décidé d’établir leur camp de base (toute comparaison avec l’Everest serait déplacée).
Roche en plein milieu
Sitôt arrivé sur les lieux, il libéra les chevaux et dévala à toute allure la ligne droite des tribunes, accomplissant, aussi rapidement que possible, et au grand dam des conducteurs du dimanche circulant un samedi, un tour complet qui le ramena à hauteur de ce même camp de base où, de manière assez inattendue, il freina en catastrophe.
Tavoni et Chiti attendaient avec impatience le diagnostic du pilote mais c’est de bien autre chose qu’il les informa : « Cet idiot de Roche va se faire tuer, il était en plein milieu de la route ! ».
Qu’à cela ne tienne ! Seule importait la mise au point de l’auto. Aussi, après quelques réglages, le pilote au casque noir fut-il renvoyé en piste sans autres atermoiements. A l’issue de ce nouveau tour, Hill n’avait pas décoléré : Toto, déchaîné, avait, cette fois-ci, essayé de le frapper sur la tête avec son drapeau !!
Cheval cabré d’abord !
(Pour l’anecdote, ledit Toto est vu ici, lors d’un meeting ultérieur, en compagnie de son compère Jean Lucas, cofondateur de Sport-Auto et, mine de rien, deuxième sur Cooper de la Coupe internationale de vitesse 57, réservée aux F2, derrière la Ferrari usine de « Pétoulet », course particulièrement meurtrière au demeurant)
C’est alors qu’un spectateur plutôt amusé crut bon d’informer Tavoni de l’interdiction de procéder à des essais officieux, que la Scuderia était en train d’ignorer superbement. Mais il en eût fallu nettement plus pour entamer la détermination des membres du staff : Cheval cabré d’abord !
L’infortuné Phil Hill reprit donc la piste afin de boucler un troisième tour, délibérément « frauduleux » cette fois, et à l’issue duquel il s’immobilisa, au bord de la route et de la crise de nerfs : « Roche a bien fait un bond de trois pieds au-dessus du sol, et il était quasiment violacé », révéla-t-il dans un halètement, avant de reprendre son calme pour décrire le comportement de la voiture. Mais ce compte rendu n’ayant pas satisfait Chiti, celui-ci, imperturbable, le renvoya en piste.
Garage Ferrari
A ce moment précis, le malheureux Californien se livra à une petite introspection : voyons un peu ; demain, le numéro de cette voiture désignera officiellement Olivier en tant que pilote ; de plus, je porte le casque de Dan ; alors, let’s go !
Serrant les dents, il fonça de nouveau vers la zone de départ, pour y découvrir un Toto Roche brandissant son drapeau et manifestement consumé de rage au point de friser la crise d’apoplexie !
Dès lors, foin de raisonnement. Notre homme décida d’en rester là et, après avoir dévalé une quatrième fois la descente de la route de Soissons, il ignora superbement les deux personnages improbables figés sur leur îlot et continua résolument en direction de Reims afin d’y rejoindre le garage Ferrari.
Parvenu à bon port, il se félicitait d’avoir échappé aux griffes du maître des lieux comme aux exigences despotiques de Carlo Chiti, et s’était fait discret, lorsqu’une auto s’immobilisa à l’extérieur dans un crissement de pneus. En jaillit un Toto Roche survolté et animé de la farouche volonté de confondre celui qui avait si effrontément bafoué son autorité.
A l’intérieur du garage, Olivier Gendebien et Dan Gurney bavardaient tranquillement avec les mécaniciens. A peine entré, Toto se rua vers le premier nommé afin de lui dire sa façon de penser. Il fut toutefois contraint, à un moment, de reprendre son souffle, ce qui permit à Gendebien de s’exprimer, avec sa courtoisie habituelle : « Monsieur Roche, je vous assure que je n’ai pas quitté la piscine de la matinée ».
L’équipe Ferrari exclue !…
Sans désemparer, l’homme aussi large que haut se dirigea alors à grands pas vers Dan Gurney, qui le surplombait pourtant de manière impressionnante, mais dont le casque noir se trouvait impliqué dans l’affaire, s’apprêtant à lui servir le même refrain.
Plus ou moins conscient de ce qui était en jeu, celui-ci lui déclara alors qu’il ne s’était pas assis dans une Ferrari de toute la journée ; et cela avec un tel aplomb (voire un regard légèrement menaçant ?) que Toto dut admettre qu’il ne tenait toujours pas le coupable.
C’est alors qu’une nouvelle proie s’offrit, en la personne de Tavoni, qui venait à son tour de regagner le garage. Malheureusement, le galimatias dans lequel se lança ce dernier fit déborder le vase ! C’est donc un Toto immensément frustré qui finit par s’exclamer de sa voix haut perchée, tel Maître Folace interdisant à la s…e de toucher au grisbi : « Toute l’équipe Ferrari est exclue du Grand Prix ! ».
… finalement, non !
Cette tornade ne déstabilisa pas Tavoni, lequel mobilisa ses talents de diplomate florentin, en laissant entendre à son interlocuteur que pareille exclusion serait interprétée par Enzo Ferrari comme devant revêtir un caractère permanent, de sorte que l’écurie au Cheval cabré ne réapparaîtrait jamais plus en terre champenoise.
Cette seule évocation des foudres probables du Commendatore entraîna une conversion quasi miraculeuse : le message fut reçu cinq sur cinq et le soufflé retomba instantanément !
En conséquence de quoi la Scuderia fut au départ le lendemain, Tony Brooks et Phil Hill encadrant Jack Brabham en première ligne.
Vu de la loge de piste n° 33 (et d’un peu loin) : Clear the grid, please !
Vu de la loge de piste n° 33 (et d’un peu loin) : Départ !
On distingue vaguement Toto qui, comme à l’accoutumée, s’enfuit sur la droite, sitôt le drapeau baissé. Vu sa corpulence, il jouissait d’une bonne pointe de vitesse sur 10 mètres !
Doublé Ferrari
La Scuderia réalisa le doublé que l’on sait, avec, à l’arrivée, un Tony Brooks, au physique de marathonien, frais comme un gardon et un Phil Hill au bord de la syncope (dur WE, vraiment, pour le sympathique Californien), complété par la superbe quatrième place à laquelle la classe naturelle d’Olivier Gendebien lui avait permis d’amener la contrevenante, en dépit de la folklorique mise au point dont celle-ci avait « bénéficié ».
Brooks aborde le virage de Muizon (1).
Phill Hill négocie ce même virage, suivi de la BRM de Moss, celle-là même qui, à l’Avus, un mois plus tard, partit en tonneaux, éjectant brutalement Hans Hermann – ce qui lui sauva sans doute la vie (1).
Vu de la loge de piste n° 33 (de plus près) : Brooks dans son tour de décélération. Celui-ci dédicaça très aimablement cette photo en 2009, lors du cinquantenaire de sa victoire. Pour l’anecdote, abusé par le léger flou dû à la maladresse du photographe (que je ne nommerai pas), il pensait que cet effet était dû à la vitesse de sa voiture ! Il ne fut pas détrompé…
Jean Behra, baroud d’honneur
Vu de la loge de piste n° 33 (de plus près)
Curieusement, la pilote au casque à damiers avait rejoint la grille de départ isolé de ses collègues, qui tous l’avaient précédé. Il marque ici un brusque arrêt. Parce qu’il avait été (amicalement) interpellé à cet endroit par une personne de sa connaissance ? Le mystère demeure.
Ce fut malheureusement son chant du cygne, un baroud d’honneur intense et désespéré.
En difficulté au départ, il partit dernier, perdant simultanément le bénéfice de son cinquième temps et 35 secondes sur Brooks, qui, déjà, s’envolait, Sa vertigineuse remontée, l’amena à la cinquième place, à une minute de celui-ci et à moins de 30 secondes de Phil Hill. C’est alors que le moteur surmené de la belle Ferrari déclara forfait. Par cette chaleur, c’était inéluctable.
Tavoni l’accusa immédiatement, non sans quelques arguments, d’avoir sciemment dépassé les limites de la voiture, et les deux hommes en vinrent aux mains derrière les stands ! Le Niçois fut congédié séance tenante.
Son destin l’attendait à très court terme au détour d’un mur en briques incurvé et rendu vicieux par la pluie, sur le circuit de l’Avus. Il n’est pas exclu qu’une nuit blanche ait eu sa part dans cette tragédie.
Vu de la loge de piste n° 33 (de plus près) :
Jo Bonnier pousse sa BRM en panne. Symbole d’un spectaculaire retournement de situation : alors que les Ferrari triomphent, le vainqueur – surprise il est vrai – du précédent GP (Hollande) est à la peine.