Circuit national de Francorchamps, Francorchamps, Belgique, le 6 mai 1973
https://bit.ly/3HvlOiM
Une semaine seulement après la furia sang et or de Barcelone, le massif des Hautes Fagnes, vaste étendue de landes et de bois fichée dans les Ardennes belges, s’inscrivait hier matin comme un cinémascope géant sur le pare-brise de la Fiat 128 Rally menée par Guy alors qu’un panneau « Stavelot 2 km » se dessinait au premier plan.
Patrice Vatan
Il stoppait l’auto, le temps nécessaire pour nous imprégner de cette splendeur de début des âges où l’homme a cru bon de faire serpenter un ruban de quatorze kilomètres de long reliant trois villages, Francorchamps, Malmedy et Stavelot : le circuit de Spa-Francorchamps. Vert sombre piqueté çà et là de taches noires et blanches, les fameuses vaches spadoises qui regardent passer les autos, des Holstein.
Une seconde émotion nous étreindrait au paddock après avoir acheté le programme à un petit vendeur coiffé du journal Le Soir de la veille plié en bicorne avec un titre à demi lisible commençant par LEBURT… (le nom du Premier ministre belge Leburton).
Un nom y figure, qui ne devrait pas car c’est le nom d’un mort : Chris Tuerlinx, engagé sur la Chevrolet Corvette numéro 48 avec Etienne Stalpaert. Quelle bévue énorme ! lançons-nous à Guy que nous informons avoir lu une brève ces jours-ci dans l’Équipe annonçant sa mort.
Perturbé jusqu’au tréfonds de notre conscience, nous errions hier après-midi aux abords des stands lorsque, de la Corvette numéro 48, ramenée en remorque, moteur cassé, sortit son pilote, un colosse blond à la combinaison marquée Chris Tuerlinx, la face grimaçante à l’idée de passer le weekend en spectateur. Bien vivant.
Le Pitchoun, un estaminet traditionnel à Spa, où Brueghel l’Ancien eût trouvé l’inspiration avec ses matrones mafflues chavirant entre des tablées colorées de blousons Gulf ou Chevron, les pognes occupées de pintes de Jupiler. La télé retransmet un concert de Jacques Brel en flamand.
Dédaignant notre carbonade flamande nous n’avons d’oreilles que pour la table d’à côté qu’anime de sa faconde habituelle Franco Lini, alternant l’anglais et l’italien avec ses convives, quelques mécanos de Ferrari, on croit reconnaître Scintilla et Nasorotto auxquels se mêlent des gars de chez John Wyer.
On commente, force fourchettes dressées, la formidable pole position arrachée par le roi de Spa, Jacky Ickx sur l’agile Ferrari 312 PB, plus de 263 km/h de moyenne, le chrono le plus vite jamais réalisé à Spa.
Gérard Crombac s’essaierait à l’humour dans le Sport-Auto du mois prochain : « Il fait un temps exceptionnel pour Spa lorsque le départ est donné : il ne pleut pas. »
Nous avons crapahuté toute la matinée sur les hauteurs du circuit, à l’extérieur, à la recherche du spot idéal que nous avons déniché à Burnenville, le bien nommé car il faut être doté de burnes comme des ballons de foot pour y passer à fond.
Nous ne pouvons nous sortir de la tête la stèle sur laquelle nous sommes tombé ce matin, dans le secteur des Combes, en hommage à une pauvre fille qui s’est fait écraser un soir de décembre 1958 (https://bit.ly/3ni50oB) sur la route même où file comme le vent Pescarolo, en route vers son fabuleux record du tour de 262,461 km/h sur une Matra 670 qui aura déchapé trois fois entre-temps – record inviolé pour l’éternité.
Sans couper, le grand Pesca enquille à fond la zone qui louvoie jusqu’à Masta, un petit agglomérat de trois maisons que longe une voie ferrée ; Masta dont Stewart disait que l’aborder sans freiner séparait les hommes des petits garçons et qu’y parvenir revenait à atteindre son Everest.
Mardi prochain, nous ouvrirons l’Equipe par la dernière page comme d’habitude, une Équipe « blanche » de semaine.
Annonce de la mort d’un pilote belge sur la route, 48 heures après sa présence aux 1000 km de Spa, nommé Chris Tuerlinx.
Il était garagiste à Herentals, ville qui serait jumelée à Cosne-sur-Loire, notre ville natale, 26 ans plus tard.
Impression ce jour-là d’avoir franchi la porte d’un monde parallèle, écrit à l’avance, d’avoir aperçu par la peau déchirée du monde un peu de la mécanique inimaginable qui le meut.