« Le jour du Quatorze juillet / Je reste dans mon lit douillet… » Ce lundi de 1951, Froilan Gonzalez fut bien inspiré de ne pas suivre le précepte du Tonton Georges. Il signa à Silverstone, dans le Grand Prix de Grande-Bretagne, une retentissante victoire. Non seulement sa première en championnat du Monde des Conducteurs (il allait en compter deux dans sa carrière), mais surtout, pour la Scuderia Ferrari, la première d’une longue série dans ce même championnat créé en 1950.
Jacques VASSAL
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Un an plus tôt, Ferrari avait envoyé ses voitures dans des courses moins importantes mais mieux dotées en primes de départ, quitte à manquer le tout premier Grand Prix du Championnat du Monde. Il se déroulait – déjà ! – à Silverstone. C’était le 13 mai 1950 et les Alfetta avaient triomphé (Farina devant Fagioli et l’invité du jour Reg Parnell). Victoire facile face aux Talbot et aux Maserati ? Huit jours plus tard, à Monaco, Ascari classait sa 125 à compresseur 2e mais à un tour derrière l’Alfetta de Fangio. La Formule 1 de ces années-là était ouverte, soit aux monoplaces de 4,5 l. sans compresseur (telles les Talbot-Lago), soit à celles de 1,5 l. suralimentées (comme les Alfetta 158 puis 159, 8 cylindres en ligne, ou les Ferrari 125, V 12). Celles-ci n’arrivaient pas à surpasser les Alfa Romeo, dont les dernières versions en 1951 allaient développer jusqu’à 425 chevaux. Même si c’était au prix d’une consommation de méthanol très élevée, obligeant les pilotes à prendre le départ avec des réservoirs pleins à ras-bord (d’où un surcroît de poids) et à ravitailler jusqu’à deux fois sur la longueur d’un Grand Prix, courus alors sur un peu plus de 500 kilomètres !
L’ingénieur Colombo venait de quitter Ferrari. A Maranello, à la tête du bureau technique de la compétition, lui succédait Aurelio Lampredi, né en 1917 et qui avait débuté chez Isotta-Fraschini. Ferrari et Lampredi, tout en améliorant autant que possible les 125 à compresseur, voyaient de plus en plus clairement l’intérêt des moteurs de 4,5 litres « atmosphériques », pour leur couple, leur moindre consommation et aussi leur fiabilité. Les V 12 de Colombo avaient déjà prouvé ces qualités, en 2 litres (Tipo 166, Sport et Formule 2). Pourquoi, dès lors, ne pas espérer gagner en Formule 1 avec un 4,5 litres atmosphérique ? Même les Talbot-Lago, aux gros moteurs pourtant peu puissants, marquaient des points grâce à leur sobriété (Louis Rosier 3e en Suisse et en Belgique par exemple).
Ferrari défie Alfa Romeo
Lampredi se met rapidement à l’ouvrage et, dès le printemps 1950, apparaît la première Ferrari de Formule 1 atmosphérique. La 275, une 3,3 litres qu’Ascari classe 5e en Belgique, devant la 125 de Villoresi. Fin juillet, au Grand Prix des Nations à Genève, la version 340 (4,1 litres), aux mains d’Ascari, est testée en course. Malgré un abandon (moteur), chez Ferrari on se sait sur la bonne voie. Et au Grand Prix d’Italie, à Monza le 3 septembre, va débuter la 375 F 1 de 4,5 litres, en deux exemplaires : une pour Ascari, l’autre pour Dorino Serafini, transfuge de la course moto qui, ce jour-là, remplace Villoresi blessé en Suisse. Ascari a signé le 2e temps aux essais, derrière l’Alfetta de Fangio. En course, Alberto s’intercale entre les Alfetta de Farina et de Fangio, à qui il mène la vie dure. Il prend même la tête ! A-t-il trop demandé à son moteur ? Au vingtième tour, il abandonne (soupape cassée) mais il va reprendre le volant de la 375 de Serafini et la classer 2e derrière l’Alfetta de Nino Farina, le premier Champion du Monde.
Au printemps 1951, les victoires hors-Championnat de Villoresi (Syracuse et Pau) et d’Ascari (San Remo) montrent à nouveau le potentiel des 375 F 1, avec 385 ch et une fiabilité accrue. A Berne en mai, au Grand Prix de Suisse, c’est Piero Taruffi qui réussit à classer la sienne 2e derrière l’Alfetta de Fangio mais devant celle de Farina. Mieux : à Spa-Francorchamps (Grand Prix de Belgique), Ascari et Villoresi finissent 2e et 3e, tandis qu’à Reims (ACF), c’est Ascari qui classe une 375 F 1 en 2e position de ce Grand Prix, disputé sur 601 kilomètres ! Un record du genre, qui oblige les Alfetta à ravitailler deux fois en course, les Ferrari comme les Talbot se contentant d’une fois. Ascari a dû abandonner sur rupture de boîte de vitesses et a repris, au 34e des 77 tours, le volant de la 375 F 1 de Gonzalez, pour terminer derrière Fangio … qui lui-même, a repris l’Alfetta de Fagioli au 24e tour. Cette pratique est à l’époque autorisée par le règlement, les pilotes concernés partageant à l’arrivée les points ainsi glanés, en deux moitiés – même s’ils n’ont pas couvert le même nombre de tours ! Donc 4 points pour Fangio, 4 pour Fagioli, 3 pour Ascari et 3 pour Gonzalez – mais toujours 0 victoire pour Ferrari. On va voir que le geste de Gonzalez en faveur d’Ascari à Reims aura bientôt une conséquence faste pour lui.
Le meurtre de la mère
Jose Froilan Gonzalez, né le 5 octobre 1922 à côté de Buenos Aires et surnommé « El Cabezon », est connu pour son embonpoint. Pilote à la fois solide, constant et pugnace, il s’est fait remarquer sur des Ferrari 166 F 2 lors de la Temporada en Argentine : 2e à Parana en décembre 1950 derrière Fangio sur une voiture similaire, et surtout deux victoires en janvier 1951, en Formule Libre, sur le circuit de Costanera à Buenos Aires. C’est à Reims qu’il débute officiellement pour la Scuderia, en remplacement de Taruffi malade. Et c’est à Silverstone qu’il va faire éclater son talent. Aux essais, sur une 375 F 1 de 1950 (à simple allumage, un peu moins puissante que la version 1951 à double allumage), il accroche carrément la pole-position, devant les Alfetta de Fangio et de Farina, Ascari et Villoresi sur les deux autres 375 F 1 ne signant que les 4e et 5e temps. Respect ! A ce Grand Prix disputé sur 90 tours de 4,703 km, soit un total de 423,270 km, un tracé bien moins rapide que le Silverstone moderne et qui nécessite plus de couple que de puissance, les Ferrari ont leur carte à jouer. Complètent le plateau des Maserati 4 CLT et des ERA privées, trois Talbot T 26 C (Rosier, Claes, Chiron) et les deux BRM V 16 de Parnell et Walker, arrivées in extremis et partant en dernière ligne.
Au premier tour, c’est l’inattendu Felice Bonetto qui prend la tête. Son Alfetta n’a pas les grands réservoirs comme celles de Fangio, Farina et Sanesi; elle est donc moins lourde et plus agile. Mais il devra ravitailler deux fois, contre une seule fois pour les autres. Avant cela, Gonzalez et Fangio, lancés dans un duel acharné, l’ont déjà doublé, Fangio prenant le dessus au 10e tour, quand ses réservoirs commencent à se vider, et Gonzalez parvenant à ne pas se faire distancer de plus de 5 ou 6 secondes. Mais à mi-course, Fangio doit ravitailler : le plein de carburant et le changement des roues, pour les pneus, durent 49 secondes. Fangio, avec une Alfetta redevenue trop lourde, ne pourra jamais rattraper son compatriote dont la Ferrari s’allège. Quand il ravitaillera à son tour, moins de carburant sera nécessaire pour finir la course. Cet arrêt ne durera que 22 secondes, durant lesquelles il aura le temps de proposer à Ascari de reprendre le volant de sa 375 F 1, ce qui lui rendrait la monnaie de sa pièce de Reims, et Alberto de refuser ce cadeau. Il n’apprécie guère ce système de partage des points qui durera jusqu’à 1958. Qu’à cela ne tienne, Ascari se rattrapera au Grand Prix d’Allemagne, au Nürburgring, qu’il gagnera de main de maître. Et Gonzalez franchit en vainqueur la ligne d’arrivée de Silverstone, avec 51 secondes d’avance sur son compatriote Fangio, le futur Champion du Monde, Villoresi (Ferrari) complétant le podium.
« Ce jour-là, c’est comme si j’avais tué ma mère », écrira Enzo Ferrari avec une certaine emphase. Mais l’on peut concevoir que la première victoire de sa jeune marque, en battant l’équipe Alfa Romeo, dut avoir une saveur particulière. Quant à « El Cabezon », en 1951 il se classera 3e du Championnat du Monde grâce à ses podiums (3e en Allemagne, 2e en Italie et en Espagne). La suite de sa carrière sera plus irrégulière : un seul Grand Prix disputé en 1952, cinq en 1953 (sur Maserati), avec tout de même trois podiums, et en 1954 sur Ferrari à nouveau, une seconde victoire en Championnat du Monde – encore à Silverstone ! Son autre titre de gloire reste bien sûr, cette année-là, la victoire aux 24 Heures du Mans, avec Maurice Trintignant, sur une 375 Plus de 4,9 l. Mais nous n’oublierons pas qu’il y a tout juste soixante-dix ans, il inaugurait le palmarès de Ferrari au sommet de la Formule 1. Qu’en sera-t-il le dimanche 18 juillet 2021 ? Charles Leclerc et Carlos Sainz sentiront-ils son aura ?