Elle est là, toute discrète, sur un petit stand à l’écart des feux d’artifices de Rétromobile, petite boule grise un peu terne. Cette voiture novatrice est pourtant sortie de l’imagination d’un des plus grands champions automobile français d’avant et d’après-guerre, Jean-Pierre Wimille. C’est la JPW n°1, le tout premier prototype à moteur Citroën, construit en 1945. Deux autres, à moteur Ford, suivront, dessinées par Philippe Charbonneaux. Son fils, Hervé, nous reçoit et nous parle avec affection de cette voiture qui n’a pas eu la chance pour elle.
Propos recueillis par Pierre Ménard
Classic Courses : Cette Wimille, c’est votre père qui l’a dessinée ?
Hervé Charbonneaux : Celle-là non. Wimille était un bugattiste au départ. Mais les Bugatti dans les années trente, à part gagner Le Mans, hein ? Quand il était en Bugatti 57 au Grand Prix de la Marne face à des Auto Union, il était foutu ! Il était dingue de ces Auto Union et en 39, il a voulu faire une voiture de route sur le principe des Auto Union, c’est-à-dire moteur central arrière. Puis la guerre est arrivée. En 1943, Wimille rentre en France, dans un lieu qui était un centre de la résistance avec le fameux réseau des « Racing Drivers » (1) : c’était tout simplement la boutique Bugatti à deux pas de la place de l’Etoile, avenue Kleber. Et là, avec les ingénieurs Pierre Leygonie et Louis Viel, il lance le projet d’une voiture moteur central arrière, trois places avant et parebrise panoramique. Wimille pilotait des avions rendant la guerre et il adorait la vision circulaire de ces engins. Leygonie il le connaissait bien parce que c’était son coéquipier sur Bugatti dans le Monte Carlo quelques années auparavant, et ils partageaient beaucoup de choses. En 44, il s’adresse à Chapron pour commencer à jeter les bases de cette voiture, puis Gordini lui propose un moteur V6 1500 avec trois versions au niveau puissance – en gros de 100 à 200 ch, avec un double compresseur – mais ça coûte trop cher à fabriquer. On est juste après-guerre, il n’y a rien. Et donc, il fait avec ce qu’il y a sur le marché : il installe un 2 litres Citroën, un « 11 ».
La voiture débute ses essais dans cette configuration, elle est présentée au Grand Prix de Saint-Cloud en 1946 avec ce 2 litres Citroën. Il y a des photos où on voit la voiture toute seule sur l’autoroute, tout simplement parce qu’elle n’était pas encore ouverte (2). Wimille courait ce Grand Prix, sur Alfetta, mais il était venu avec ce prototype. Puis, il la présente au premier salon de l’auto d’après-guerre, où elle reçoit un accueil mitigé, il faut dire que sa ligne avait de quoi surprendre. En même temps, il cherche de tous les côtés comment récupérer des fonds, parce qu’il n’a rien ! Il n’est pas aidé. Il veut vendre sa licence au Maroc pour la faire fabriquer là-bas, mais l’affaire ne se fait pas. On est en 1947-48, il se démène comme un fou, et il faut préciser qu’il court en même temps avec les Alfa Romeo, où il est devant. Il gagne tout ! Si le championnat du monde avait existé à ce moment-là, il aurait été notre premier champion !
Revenons à la Wimille-Citroën – appelons-la comme ça – la n°1. Il part à Nîmes en 1947 avec cette voiture par la route pour courir sur Gordini la Coupe Robert Benoist des petites cylindrées. Imaginez-vous traverser la France avec cet « obus », il n’y a pas d’essence, pas de pneus, personne sur les routes ou presque. Il gagne la course et dans les spectateurs, il y a Maurice Dollfus, président de Ford SAF, qui lui dit : « Ecoutez Wimille, votre concept est génial, mais faites-moi une voiture avec le maximum de pièces Ford-Vedette. Et, s’il vous plaît, faites-là dessiner par un styliste, celle-là est trop laide » ! Et c’est là qu’il rencontre mon père.
Vous pouvez nous rappeler ce que votre père faisait à l’époque ?
Il a commencé son métier de designer automobile en 1946 chez Delahaye. En fait, il avait commencé à travailler en 39, mais avec la guerre, ce n’est qu’en 46 qu’il « s’y est vraiment mis ». En 49, Delahaye l’a envoyé aux Etats-Unis, parce qu’ils n’avaient rien pour l’occuper ici. Il était dans un bureau spécial de GM à Detroit où il a fait une centaine de dessins de voitures de sport à l’européenne qui ont abouti pour 70 ou 80 % à ce qu’est devenue la Corvette. Plus tard en 1960, il a créé le service de style de Renault avec deux modèles qu’il a dessiné : la R8 et la R16. Bon, pour revenir à la Wimille, ce prototype est très différent de conception de la voiture à mécanique Ford car il a une armature en bois. Mon père a dessiné les deux autres Wimille à mécanique Ford qui possèdent, elles, une armature en fer (3). Elles sont naturellement plus rigides et plus légères. Le châssis de cette Wimille-Citroën est un châssis tubulaire avec deux grosses poutres, avec par-dessus une caisse en tôle soutenue par des armatures bois qu’on voit facilement.
A charge ensuite à Jean-Pierre Wimille d’essayer de vendre sa voiture…
C’est surtout Marestaing [Albert, NDLA] qui s’occupait de tout le côté commercial. Il fait de la pub au salon de l’auto, on sent un intérêt naissant, Trintignant en commande une… et là, paf : Wimille se tue en janvier 1949 à Rosario ! Et tout s’arrête ! C’est la débandade totale ! Marestaing fait tout pour relancer la machine, aidé par Cric [l’épouse de Wimille, NDLA]. Dollfus, qui était un grand défenseur de la Wimille, avait créé un espèce de division à part, de Ford véhicules spéciaux en quelque sorte, où Ford France et Wimille étaient impliqués. Ça ne s’appelait pas encore une joint- venture, mais ça y ressemblait. Quand Jean-Pierre a disparu, ils ont autorisé Marestaing, Cric et d’autres personnes à relancer le projet avec une autre société. Mais ça n’a finalement pas marché.
A votre avis qu’est-ce qui clochait dans cette voiture ? On a dit que Wimille était trop en avance sur son temps.
Ben, on était quand même hors des sentiers battus. Ce qui est dommage, c’est qu’il avait obtenu du ministère de l’industrie ce qu’on appelait les « bons matières ». Ça lui permettait d’acheter la ferraille pour faire les voitures, mais en dehors de ça, il n’avait pas le financement. Il pensait d’ailleurs mettre un terme à sa carrière de sportif pour passer à la production.
J’avais aussi lu qu’il n’avait plus une confiance totale en Ford et qu’il aurait dit à Marestaing juste avant de partir pour l’Argentine qu’il faudrait peut-être se mettre en chasse d’un autre partenaire. Vrai ?
Pour Ford, c’était plus compliqué que prévu. Ils voulaient que Wimille utilise de plus en plus de pièces Vedette, mais il aurait fallu des mécaniques plus puissantes parce que le moteur de la Vedette, ça n’avançait pas [60 ch, NDLA]. Alors qu’au départ, il avait conçu la voiture pour un moteur de 200 ch. J’ai roulé avec la Ford. Avec celle-là, j’ai juste fait des manœuvres quand on l’a restaurée. Mais je crois surtout que le projet est mort avec lui, tout simplement. Les difficultés auraient été surmontées, mais le fait que le « moteur » du projet ne soit plus là, ça a tué tout le monde. Il avait du charisme, il connaissait tout le monde. D’après ce que mon père m’a raconté, c’est parti comme un coup de tonnerre entre lui et Jean-Pierre ! Marestaing, Wimille et lui passaient des soirées dans le salon de mon père, chacun assis dans un fauteuil, à établir le positionnement de la voiture, avec un mètre et tout. C’était une drôle de vie, ils étaient à fond..
Vous me dites avoir conduit la Wimille-Ford. Qu’en avez-vous pensé ?
A l’époque quand on l’a restaurée, est était fonctionnante, mais pas plus. C’est vrai que la conduite centrale est assez déroutante, mais l’ensemble châssis-carrosserie est d’une extrême rigidité. Je pense qu’il y avait moyen de faire une voiture très performante. Le problème est que, motorisée comme elle l’est, on a du mal à apprécier le côté propulsion. La vision à l’avant est par contre extraordinaire, sur l’arrière c’est plus délicat. Mais sur le modèle Ford, c’est mieux que sur celui-ci. Pour ce qui est de la propulsion, Wimille l’avait choisi parce qu’il détestait les tractions, mais aussi parce que c’était l’époque de la propulsion. Mais là, c’est une voiture très neutre, grâce au moteur central, qui sous-vire plutôt que l’inverse.
Elle possède une boîte Cotal. Pourquoi Wimille avait-il choisi une boîte électromagnétique ?
Vous savez, la Cotal à l’époque, c’était la mode. Les grands constructeurs ont utilisé la boîte Cotal, Peugeot, Delahaye, Delage, Samson. Elle présentait pas mal d’avantages : une douceur de conduite, elle est très résistante, et il y avait quelque chose que les pilotes appréciaient, c’était que ça permettait de garder les deux mains sur le volant.
C’était l’ancêtre des palettes actuelles…
Absolument. En plus, vous n’avez pas à vous servir de l’embrayage. Vous embrayez pour démarrer et ensuite vous passez les vitesses sans débrayer. La philosophie de cette boîte, c’était : modernité et confort de conduite. Dans les anecdotes amusantes, il y a le premier tout test du modèle Ford. Il avait été construit dans le garage Ford SAF qui était une succursale Ford, rue Lauriston à côté du Trocadéro, en fait sur le toit du garage. La voiture est démarrée un soir d’hiver, Wimille part dans la nuit, tout seul, juste avec un « WO » devant et sans phares, rien à foutre ! Il revient au bout d’une demi-heure et dit : « La voiture, pas de problème, tout est bien, mais vous avez monté le boîtier de direction à l’envers, les gars ! Il faudra me le remettre à l’endroit » (rires). Lui, dans la rampe de descente au premier virage, il a compris. Et mon père m’a raconté que Wimille, qui vendait des voitures avant-guerre, descendait l’avenue Foch à grande vitesse dans la voiture avec son client. Arrivé en bas il tirait le frein à main, 180°… et il remontait ! Ben, y’avait des clients qui n’étaient pas contents : « Je n’achèterai pas cette voiture avec ce type qui est complètement fou, ma femme a eu très peur, etc. » !
Notes :
(1) Réseau fondé par Robert Benoist et Williams Grover-Williams (dit « Williams ») qui périront tous les deux en déportation.
(2) Le Grand Prix de Saint-Cloud fut surnommé également « Grand Prix de l’Autoroute » car il lançait officiellement l’ouverture du Tunnel de Saint-Cloud et de l’autoroute Paris-Rouen, futur A13.
(3) L’une des JPW-Ford est visible au musée de Rochetaillée près de Lyon, l’autre au musée de Reims-Champagne.
Illustrations:
1- Hervé Charbonneaux et la JPW-Citroën © Pierre Ménard
2- La JPW-Citroën en présentation au Grand Prix de Saint-Cloud 1946 © DR
3- La JPW-Ford, illustrations de Philippe Charbonneaux
4- Trois places et conduite centrale, comme plus tard sur la McLaren F1 © Pierre Ménard
5- « Au volant », avec le petit boîtier Cotal à droite © Pierre Ménard
6- Hervé Charbonneaux et un visiteur inattendu, Jean-Charles Rédélé © Pierre Ménard