Par Wolfgang von Trips, cinéaste amateur
Nombre d’entre vous l’ignorent sans doute, mais Wolfgang von Trips était un grand cinéaste amateur. Il ne se déplaçait jamais sur les circuits automobiles sans être accompagné de sa caméra. Et quand il ne pilotait pas, il filmait.
René Fiévet
Dans le documentaire que je vous ai communiqué sur Wolfgang von Trips il n’y a pas longtemps (Wolfgang von Trips, une histoire allemande – 28 novembre 2019), on peut le voir plusieurs fois avec sa caméra. Son biographe principal, Reinold Louis, a retrouvé un film où il participe à une expédition de l’équipe Mercedes en Suède en août 1955. Il a également retrouvé une bande magnétique, où von Trips commente ce film lors d’une séance de projection, et il a synchronisé l’ensemble. C’est le document que je vous montre ici, auquel j’ai ajouté la traduction en sous-titres (1). Quel est l’intérêt de ce document filmé, somme toute d’assez médiocre qualité comme la plupart des films d’amateur de cette époque ? Tout simplement, vous transporter dans le temps, à une époque révolue, comme nous aimons le faire sur Classic Courses.
Vous transporter dans le temps, c‘est d’abord vous faire revivre ce que pouvait représenter un voyage dans les année 50. Voyager n’était pas donné à tout le monde, et quand on pouvait se le permettre, cela prenait du temps, et c’était souvent une expédition, pleine d’embûches et d’inattendues, voire d’improvisations. Rien à voir avec notre époque moderne, où l’industrie du tourisme s’arrange pour que les gens partent en voyage en sachant à l’avance exactement ce qu’ils vont trouver ; et si ce n’est pas le cas, les clients portent plainte. C’était donc une autre époque, et c’est bien ce que nous montre ce film, où Wolfgang von Trips et Denis Jenkinson partent à l’aventure, vers le grand Nord, jusqu’au cercle polaire, sans trop savoir ce qui les attend et ce qu’ils vont découvrir.
Vous transporter dans le temps, c’est aussi essayer de vous donner une idée de ce que représentait le film amateur à cette époque. Voyager et disposer d’une caméra n’était pas donné à tout le monde. Celui qui disposait de cette double possibilité se faisait un devoir de ramener et commenter les images de son voyage. Cela donnait lieu à ces séances de projection entre amis qui étaient une des formes courantes de la sociablilité dans la moyenne et plus haute bourgeoise de ce temps. C’était l’époque où l’image filmée était rare, où le récit de voyage était dominé par l’écrit et la narration orale, qui accompagnaient les images photographiques. Tout ceci a évidemment complètement disparu de nos jours, envahis que nous sommes par les images video.
Certains propos de von Trips laissent penser qu’il a commenté ce fim trois ou quatre ans plus tard, probablement vers 1959 ou 1960. En effet, il utilise parfois l’expression « à l’époque ». Il s’émerveille à propos d’un magnifique échangeur routier à Stockholm (« c’était encore une sensation pour nous à l’époque », dit-il) , ou des immeubles d’habitations modernes (« en Allemagne, on ne connaissait même pas les maisons modernes à l’époque », précise-t-il encore). Au milieu des années 50, l’Allemagne portait encore les traces des destructions de la guerre. Mais quelques années après, les choses avaient sans doute beaucoup changé.
Quelles sont les circonstances de ce voyage en Suède ? Wolfgang von Trips, jeune pilote prometteur, a été remarqué par l’équipe Mercedes qui a décidé de lui donner sa chance. L’occasion est le Grand Prix de Suède qui va se dérouler à Kristianstad le 7 août 1955. Il est engagé pour piloter la 300 SL dans une des épreuves prévues à cette occasion (catégorie GT). L’épreuve phare est réservée aux voitures de sport. C’est une date importante pour le sport automobile suédois puisque c’est le premier Grand Prix international organisé en Suède depuis 1939. Selon tous les comptes rendus de l’époque, cette course de Kristianstad fut d’un ennui absolu. Les deux Mercedes de Fangio et Moss s’envolèrent dès le départ, sans être inquiétées par leurs deux principaux rivaux : la Ferrari de Castelotti et la Maserati de Behra. En plus, von Trips nous indique qu’il n’y eut pas compétition entre Fangio et Moss, l’ordre d’arrivée ayant été décidé avant le départ par Neubauer. Une information intéressante, si on se rappelle qu’une des grandes inconnues de l’histoire du sport automobile est de savoir si, oui ou non, Fangio avait laissé Moss remporter le Grand Prix d’Angleterre à Silverstone trois semaines auparavant. Je suis plutôt enclin à penser que l’affaire avait été arrangée dès le départ.
A la suite de ce grand prix, Von Trips est prévu pour participer à une autre course à Karlskoga, une semaine plus tard. Et comme nous montre le film, c’est à la suite de cette deuxième épreuve qu’il entreprend son voyage vers le Nord, en compagnie du journaliste Denis Jenkinson qu’il est inutile de présenter aux lecteurs de Classic Courses. Le film suffit à rendre compte des péripéties de ce voyage. On notera que Jenkinson a fait un long compte rendu de ce voyage dans la grande revue anglaise Motor Sport, où il est fort peu question de géographie et beaucoup question de la Mercedes 300 SL (2). Von Trips laisse clairement entendre que ce voyage fut organisé de façon impromptue, à la suite d’une rencontre fortuite avec Jenkinson. A vrai dire, j’ai quelques doutes à ce sujet : je n’imagine pas trop Neubauer confiant ce superbe engin pour une expédition hasardeuse, sur les routes improbables qui mènent vers le cercle polaire, sans la promesse d’une contrepartie équitable. Le journaliste Denis Jenkinson était l’homme idoine pour cela, d’autant plus qu’il n’était pas un inconnu pour l’équipe Mercedes puisqu’il avait été le coéquiper de Moss lors de la victoire de Mercedes aux Mille Miglia trois mois auparavant. Et si mon hypothèse n’est pas la bonne, cela veut dire que Jenkinson n’était vraiment pas un ingrat puisqu’il vente les mérites de la 300 SL de façon quasi publicitaire (3).
Pour ce qui est de la suite de l’aventure de vonTrips avec Mercedes, on connait la suite : il courra encore une fois au mois de septembre avec Mercedes au Tourist Trophy, cette fois-ci sur la SLR avec André Simon comme coéquipier. Puis, à la fin de l’année, l’équipe Mercedes se retirera de la compétition.
Une dernière chose : un lecteur et observateur attentif (je pense à Olivier Favre, évidemment) ne manquera pas de me questionner sur une bizzarerie apparente. Comment se fait-il que von Trips pilote à Karlskoga avec une 300 SL portant le numéro 24, et part le lendemain en voyage avec une 300 SL portant le numéro 25 ? En fait, l’équipe Mercedes avait engagé deux voitures à Karlskoga, dont l’une réservée au pilote suédois Eric Lundgren. C’est de cette dernière voiture dont von Trips et Jenkinson prirent possession pour leur voyage.
Pour le reste, je vous invite à vous laisser transporter, sans résistance aucune, dans le temps et vers le grand Nord, en compagnie de Wolfgang von Trips et Denis Jenkinson
Notes
(1) La traduction a été effectuée par une étudiante allemande, Sophia Blochowitz, et j’ai moi-même mis les sous-titres.
(2) https://www.motorsportmagazine.com/archive/article/october-1955/19/300sl-arctic-circle.
La fin de l’article mérite d’être citée : « Après plus de 2 000 miles dans cette voiture issue directement d’une piste de compétition, c’est avec une certaine admiration pour l’usine Daimler-Benz que nous l’avons ramenée, convaincus que la 300 SL, sans être une voiture parfaite, est certainement une des grandes voitures de notre époque. »
(3) Il convient de préciser que Jenkinson, dans son article, donne la même version que von Trips. « En Suède, il fait très chaud en été et pendant une pose durant les essais de la petite épreuve qui se tenait à Karlskoga, pendant que je buvais une bière bien fraiche, j’observais paresseusement une des équipes engagées sur des voitures Mercedes-Benz 300 SL. Le pilote était un Allemand, le comte Berghe von Trips, un nouveau venu prometteur qui avait été récemment intégré à l’équipe Mercedes-Benz, et au cours de la conversation, celui-ci m’informa qu’après la course il empruntait l’une des voitures SL et partait pour une semaine de vacances. Il me demandait si je connaissais quelqu’un qui avait une semaine à perdre et qui serait disposer à l’accompagner pour un voyage vers le Nord de la Suède. » Mais cela ne contredit pas forcément mon hypothèse : il n’est pas interdit de construire un récit sympathique autour de ce voyage, où tout semble improvisé, y compris la formation de l’équipage von Trips-Jenkinson.