Il y a quarante ans, le jeune Ayrton Senna da Silva s’apprêtait à affronter une saison 1983 qui s’annonçait comme celle de tous les dangers : elle déciderait de son accession, ou non, à la catégorie la plus huppée du sport automobile. Le championnat d’Angleterre de F3 était naturellement en ligne de mire, mais seuls d’excellents résultats pourraient entraîner l’examen ultime : un test en F1. Il y en aurait quatre au final.
Pierre Ménard
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Quatre tests qui resteraient ancrés dans les esprits de ceux qui y assistèrent – enfin presque, on y reviendra en toute fin de note – tant le talent exposé fut époustouflant. Dans le championnat de F3, là où passait Ayrton Senna da Silva, l’herbe ne repoussait plus. Ses exploits en Formule Ford dans les deux saisons précédentes avaient posé les premières pierres d’une légende à venir, et le début de saison 1983 à sens unique que le Pauliste dictait à ses adversaires avait tôt fait d’alerter les patrons de Formule 1, prêts à jauger le phénomène brésilien. Le premier qui dégaina fut Frank Williams. Ce serait aussi celui qui aurait le plus de remords tout au long de sa vie.
La faute de Frank Williams
En 1983, l’écurie championne du monde 1980 et 1981 dont le pilote vedette Keke Rosberg venait d’être couronné en 1982 était redescendue de son piédestal. En cause, le retard dans le choix d’un moteur turbo qui mettait les voitures de Frank, propulsées par un désormais désuet V8 Cosworth, en infériorité notoire par rapport à leurs adversaires directes équipées de blocs suralimentés Renault, Ferrari et Brabham. Un partenariat avec Honda venait d’être conclu, mais il faudrait attendre la toute fin de saison pour voir une Williams boostée par un V6 nippon limer le bitume des circuits.
Dans les jours de juillet suivant le Grand Prix de Grande-Bretagne, la structure anglaise participa à des essais privés sur le petit circuit de Donington Park, essais dont le but principal était de tenter d’améliorer les performances de ces FW08-Cosworth dépassées. Mais les regards se tournaient également vers ce jeune homme sanglé dans sa combinaison rouge siglée de la banque brésilienne Banerj, casque jaune en main, qui attendait sagement qu’on l’autorisât à s’installer dans le baquet de la monoplace blanc et vert du champion du monde. A l’issue d’un ultime brief, Ayrton Senna da Silva demanda fermement de la main le démarrage du V8. Le bruit sourd et rauque des échappements claqua dans les stands étriqués et la Williams s’élança vers la piste.
Quelques tours plus tard, Frank fit rentrer la monoplace pour « vérification ». Discrètement, il demanda à son chef-mécanicien de faire remplir à ras-bord le réservoir de la voiture. Il n’avait que trop remarqué la tronche intéressée de ses confrères présents, et pour cause : le gamin venait de claquer un chrono de 1:00.05, tournant dans les temps des pilotes maison sur ce circuit ! Tout semblait si limpide, il s’était acclimaté en quelques tours à une monoplace nouvelle au moteur gorgé de puissance – pour lui qui venait de la F3 – et la maniait avec une maîtrise confondante. Une seule solution : alourdir la voiture en faisant le plein de carburant !
C’est tout ce qu’avait trouvé Frank Williams pour freiner le petit prodige et éviter que les autres team-managers ne s’y intéressent de trop près. Au terme de l’essai, Ayrton fut interviewé par un reporter brésilien – fort habilement – présent sur le circuit. Il l’avoua : il aimerait vraiment que Frank lui dise « oui » pour un futur plus ou moins proche. Mais le rigide patron ne voulait pas s’emballer. Son équipe pilote était constituée et il prodigua ses conseils à l’espoir sud-américain, dont celui de gagner son championnat. On pourrait alors reparler de tout cela à tête reposée dans le courant de l’année prochaine, vous voyez ? Pendant dix ans, Frank Williams allait amèrement regretter cette indécision.
Dennis bluffé
Fin octobre, Ayrton Senna enleva le championnat de F3 devant son ennemi intime Martin Brundle. Il fut normalement invité pour des tests en novembre par trois écuries de Formule 1, McLaren, Toleman et enfin Brabham. A l’instar de Williams quatre mois plus tôt, la première voulait juste évaluer le potentiel du jeune homme, son binôme de pilotes étant déjà constitué avec Lauda et Prost. Ron Dennis savait qu’il aurait affaire à quelqu’un de spécial. Quelqu’un qui avait poliment refusé un an plus tôt sa proposition de payer sa saison de F3 en échange d’une option de contrat. Sûr de son fait, le Brésilien avait dit « non ». Pas d’option, un volant ferme pour 1984 ! Le fier Dennis avait alors jugé cet affront comme un culot phénoménal qu’il faudrait justifier un jour.
Ce jour était venu. Comme à Donington, Senna conduirait une monoplace à moteur Cosworth, la toute nouvelle MP4-1E turbo ne faisant pas partie des véhicules disponibles pour les jeunes pousses dans la froidure de Silverstone. Il devrait également faire la différence avec ses coreligionnaires Brundle et Stefan Bellof, aux dents aussi aiguisées que les siennes. Le temps de base pris en compte fut celui réalisé par Lauda en juillet ici-même lors des essais du Grand Prix de Grande-Bretagne : 1:14.267. L’Allemand claqua un 1:14.7 remarquable compte tenu qu’il était le seul des trois à découvrir le pilotage d’une F1, l’Anglais afficha 1:14.6 et le Brésilien mit tout le monde d’accord avec 1:14.3, juste avant que son V8 serre.
Ron Dennis jugea alors le test clos par la force des choses, mais Ayrton le supplia de le poursuivre en expliquant ne pas avoir eu le temps d’exploiter toutes les possibilités de l’auto. Les choses en restèrent finalement là, mais cette détermination sans faille impressionna le boss de McLaren qui saurait s’en souvenir quatre ans plus tard. Le lendemain, sur cette même piste du Northamptonshire, da Silva avait un rendez-vous de la plus haute importance avec l’écurie Toleman.
Entourloupe italo-brésilienne
L’importance était double : il allait piloter pour la première fois une F1 à moteur turbo, et il savait que la structure dirigée par Alex Hawkridge cherchait non pas un, mais deux pilotes pour 1984. La voiture était lourde et dépassée (1), mais la puissance brute du quatre-cylindres suralimenté Hart permit vite au jeune prétendant de tourner plus vite que Giacomelli et Warwick, les titulaires cette saison.
Le directeur du design chez Toleman, le Sud-Africain Rory Byrne, rassura Ayrton en lui évoquant une nouvelle monoplace bien plus compétitive à paraître en début de saison, tandis qu’Hawkridge prévoyait d’appeler dès le lendemain un cabinet d’avocats spécialisés dans la rédaction de contrats. C’est donc l’esprit confiant que Ayrton Senna da Silva quitta quelques jours plus tard l’Angleterre pour le Continent, le sud de la France plus exactement et le circuit Paul Ricard très précisément où avaient lieu les traditionnels tests de fin d’année du gratin de la F1.
En matière de gratin, le Pauliste allait être servi : il serait reçu par le patron de la FOCA, Bernie Ecclestone, accessoirement propriétaire de l’écurie Brabham-BMW qui venait de conduire Nelson Piquet au titre mondial. Il allait piloter ce qui se faisait de mieux, à savoir la superbe BT52 conçue par le non moins génial Gordon Murray. Là-encore, l’examen était crucial, Ecclestone cherchant un second pilote pour épauler Piquet en 1984. Et là-encore, Senna émergea en tête de la liste des temps face la concurrence relevée des Mauro Baldi, Pierluigi Martini et Roberto Guerrero. Bien joué, da Silva ? Pas tant que ça, finalement.
Le sponsor principal de l’écurie, le laitier italien Parmalat, souhaitait un pilote issu de la Botte pour seconder le champion du monde. Et Baldi (2) n’avait pas démérité face au Brésilien. Mais surtout, Nelson Piquet fit clairement savoir à Ecclestone qu’il était hors de question qu’il cohabite avec ce … (remplacez les points par les mots tendres qui vous viennent à l’esprit) de Senna. Depuis que le champion du monde avait snobé le jeune espoir en 1982 (3), l’inimitié entre les deux était grande et fermait définitivement la porte à la venue chez Brabham de Ayrton Senna da Silva.
Le plein de confiance
Histoire de parachever le chef d’œuvre d’une année menée en fanfare, Ayrton s’offrit le plaisir ultime d’une victoire de prestige dans les rues de Macao quinze jours après ces essais automnaux. Au volant de la Ralt-Toyota Marlboro du milliardaire hongkongais Teddy Yip, il domina outrageusement les deux manches de l’épreuve, tant aux essais qu’en course, terminant devant Roberto Guerrero et Gerhard Berger. A son retour en Angleterre, il trouva le contrat d’Alex Hawkridge qui lui convint dans les grandes lignes. Il se fit donc à l’idée enthousiasmante qu’il serait pilote de Formule 1 chez Toleman en 1984.
Nul doute que ces divers tests gonflèrent le capital confiance de celui qui allait très vite s’affirmer comme un perfectionniste acharné dans la mise au point de ses voitures. Toleman lui permit d’accéder à la F1 et de s’y faire remarquer dès ses premiers grands prix. Ron Dennis et Frank Williams furent tous deux séduits par la capacité d’adaptation du pilote et par son retour technique. Si Ron put en profiter dès 1988 pour le meilleur, Frank dut attendre dix ans pour ce qui se révèlerait, hélas, le pire. Quant à Brabham, y eut-il un choc mémoriel après cette rencontre abrégée ? Lorsque bien plus tard je lui rappelai cette froide journée de novembre 1983 sur le Ricard, Gordon Murray me sidéra quelque peu en m’avouant qu’il ne s’en souvenait pas. Bizarre ?
Notes
(1) La TG183B datait d’il y a deux ans et était surnommée General Belgrano, en référence au croiseur argentin torpillé par un sous-marin britannique lors de la guerre des Malouines en 1982.
(2) Mauro Baldi n’était pas un débutant : il avait piloté pour Arrows en 1982 et Alfa Romeo en 1983, avec quelques petits points à la clé. Malgré ses bons chronos réalisés au Paul Ricard face à Senna, il ne fit pourtant pas partie de l’aventure Brabham en 1984, Teo Fabi lui étant finalement préféré.
(3) Lors d’un grand prix en 1982, le jeune pilote en train de devenir champion de Formule Ford 2000 fut présenté par son mentor Emerson Fittipaldi à tous les acteurs importants de la F1. L’accueil fut partout chaleureux, sauf chez Brabham où Nelson Piquet le snoba ouvertement. Senna fit alors savoir qu’il se ferait un jour le plaisir de battre ce prétentieux sur la piste. Les hostilités étaient lancées entre deux rancuniers notoires et on peut alors comprendre la montée de température qui enflamma Piquet lorsqu’il apprit la présence au Paul Ricard de l’espoir de Sao Paulo.