Jean-Pierre Beltoise possédait une science de la course qui allait au-delà du pilotage. J’en ai plusieurs fois été le témoin. L’exemple le plus significatif de ses étonnantes facultés, je le conserve du Tour de France automobile 1970. Matra y avait engagé deux prototypes MS 650 sous la direction de Gérard Ducarouge.
Deux protos conçus pour la piste qui fascinèrent le public tout au long du parcours routier qui nous avait conduits de Bandol à Nice en passant par l’ouest et le nord de la France. Beltoise-Todt avaient dominé la course sur la Matra n°146, précédant celle d’Henri Pescarolo dont j’étais le coéquipier. Un souvenir fabuleux.
Johnny RIVES.
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Ce second épisode de l’hommage à Jean-Pierre Beltoise a été publié pour la première fois le 18 janvier 2015.
L’homme indissociable du champion
Le parcours de 5300 km était pimenté par huit courses en circuit et neuf courses de côte. Vers la mi-parcours, à Rouen précisément, la Matra de Jean-Pierre connut une alerte : un de ses deux échappements émettait une fumée suspecte. Défaut qui ne cessa d’empirer au fil des kilomètres. La cause fut rapidement diagnostiquée par les techniciens de Matra : un segment avait cassé dans un cylindre, provoquant des remontées d’huile et entrainant progressivement des dégâts collatéraux dans les cylindres voisins – ceux du côté droit du beau V12 Matra.
En dépit de quoi Jean-Pierre parvenait à se maintenir au commandement de la course devant le grand Pesca. Un jour, au Mont Dore, par un petit matin frisquet, le moteur refusa de démarrer au sortir d’une nuit de repos. Le jour pointait à peine, il devait être 7 heures. Henri et moi étions prêts avec un peu d’avance. Nous nous tenions près de notre Matra dont le moteur était déjà chaud, bien avant que Jean-Pierre arrive auprès de la sienne – il aimait être à la limite dans toutes les circonstances. Il ne restait que quelques minutes avant l’heure de leur départ. Mais son moteur n’avait toujours pas été mis en route. Les remontées d’huile rendaient l’opération si problématique que les motoristes de Matra n’y étaient pas parvenus – bien qu’ayant eu recours à deux batteries successives et un changement des 12 bougies ! En dépit de quoi, le moteur restait muet aux sollicitations du démarreur.
Une fois sur place, Jean-Pierre observa pendant un instant la énième tentative de démarrage. Sa patience ne dura guère. « Ecartez-vous, bande de cons ! » s’écria-t-il sans aménité. Ce mouvement d’humeur imposa instantanément un silence contrit dans l’assistance. Jean-Pierre s’installa aux commandes de sa machine. Mais comment allait-il faire démarrer ce sacré moteur qui s’obstinait à rester muet ?
Il resta immobile pendant quelques secondes, regard impressionnant tant son effort de concentration était intense. Son pied commença à tâter l’accélérateur. Le capot arrière démonté laissait voir les allers et retours de la guillotine d’ouverture des gaz, sous les trompettes d’admission. Il posa un instant son front contre le volant pour n’être distrait par rien dans son effort de réflexion. Se redressant enfin, il porta une main sur le bouton du démarreur.
Le petit moteur électrique émit son grognement. Mais le moteur restait muet. Jean-Pierre appuyait, appuyait sur le petit bouton. L’oreille tendue, il ajustait parfois sa pression sur l’accélérateur comme l’indiquaient de légers coulissements de la guillotine. Et le démarreur grognait toujours. Entêté, Jean-Pierre pressait obstinément sur le bouton. En vain.
Quand soudain, « bloum ! » l’étincelle d’une bougie provoqua une première détonation. Le pouce de Jean-Pierre continuait d’appuyer. Puis il y eut un « bloum-bloum ! » Deux détonations. Le démarreur couinait toujours. Jusqu’enfin un long « bloum-bloum-bloum » ! Le V12 avait enfin démarré. Clair et rassurant, le son grimpa alors tout autour de nous, résonnant dans l’air cristallin du petit matin. Jean-Pierre avait lâché le petit bouton du démarreur. Il maintint un instant le moteur à régime constant. Jusqu’à ce que, enfin en confiance, il procède par brefs coups de gaz. Son beau V12 encore vaillant, quoique malade, claironnait enfin.
Il avait été le seul capable de lui redonner vie. Pas étonnant : la course n’avait aucun secret pour Jean-Pierre. Il en connaissait parfaitement les divers rouages – pilotage, mécanique, stratégie. Il en avait donné une nouvelle preuve au Mont Dore, simplement en démarrant un moteur que personne n’avait été capable de mettre en route. Justice immanente, la victoire était au bout de ce Tour de France pour l’équipage Beltoise-Todt.
Critiques constructives
Le manque de moyens financiers – et par conséquent techniques – dont il avait souffert à ses débuts à moto l’avait poussé à aiguiser ses réflexions pour franchir les barrières qui se dressaient devant lui. Avec ses premières Jonghi il affrontait des adversaires bien mieux armés que lui. Il enrageait de se voir dans l’incapacité de se battre à égalité avec eux. Cela exaspérait son esprit contestataire au point d’adresser des lettres à l’hebdomadaire Moto Revue… qui n’hésitait pas à les publier. Simple défoulement ? Non, bien mieux que ça : des critiques constructives. Un jour, il était allé jusqu’à développer une étude assez pointue démontrant que sur un circuit aussi peu sélectif que le tracé de 6 km alors le plus souvent utilisé à Montlhéry, un bon pilote dont la machine ne pointait qu’à 150 km/h y serait irrémédiablement battu par un adversaire médiocre dont la moto atteindrait les 153 km/h en pointe.
N’hésitant jamais à remettre en question les idées reçues, il recherchait constamment des solutions inédites. Au plan pratique, s’occuper lui-même de la préparation de ses motos le plaçait face à des problèmes mécaniques divers – moteurs, boîtes de vitesses, freins. Cela lui rendit de grands services. Plus tard, l’ingénieur Bernard Boyer, qui fut l’architecte des plus belles Matra de compétition, fut à même de dire : « Jean-Pierre sollicite beaucoup la mécanique. Mais il le fait en connaissance de cause. En réalité il est économe, contrairement à ce que ses détracteurs avancent après ses abandons. »
Il aidait les jeunes
On dit parfois que le défaut indispensable pour la réussite des grands sportifs est l’égoïsme. Jean-Pierre ne coupait probablement pas à la norme. Cependant il faut lui rendre cette justice qu’il n’était pas égocentrique, au contraire. Quand, par ses performances, il eut convaincu M.Bulto de lui confier des Bultaco de course (125, 175 et 250 cm3), il en prêta à des pilotes qu’il croyait capables de percer – au risque de voir se dresser devant lui des adversaires potentiels. Patrick Depailler fut l’un d’eux, à propos duquel il avait déclaré : « Son style est l’un des plus beaux que j’aie vu. »
Il ne procéda pas autrement chez Matra après avoir conquis la confiance de Jean-Luc Lagardère. Jean-Pierre Jaussaud, qui fut son équipier dés l’origine, rapporte : « Après sa victoire à Reims en 1965, il a bénéficié d’une cote démentielle. Lagardère lui vouait une telle reconnaissance qu’il en est devenu le chouchou. »
Homme de confiance du patron de Matra, Jean-Pierre n’a pas usé de ce privilège à son seul bénéfice. Comme au temps de la moto il a favorisé l’éclosion de quelques jeunes talents capables de devenir des adversaires. Ainsi, après son titre de champion de France F3 en 1965 il recommanda expressément à Lagardère un jeune pilote qui s’était distingué à coté de lui au volant d’une Brabham « privée ». Cet espoir fut engagé en 1966 dans l’équipe Matra F3. C’était Johnny Servoz-Gavin, succédant à Jean-Pierre, qui fut couronné champion de France.
L’année suivante, Jean-Pierre plaida en faveur d’un autre espoir, Roby Weber qui, chez Alpine, avait été le grand rival de Servoz et Jaussaud. Hélas ce jeune Lorrain devait trouver la mort en avril, au Mans, sur un proto Matra. Ce dont profita Henri Pescarolo qui devança Jaussaud pour le titre de 1967 en F3 après avoir établi le nombre record de sept victoires dans la saison.
Du coup le grand Henri se vit, pour 1968, propulsé comme équipier de Beltoise en F2, avec l’objectif pour Matra de gagner le championnat d’Europe. Malgré la rivalité sportive que cette situation impliquait, il n’a jamais éprouvé de jalousie à l’égard de son ainé. « Au contraire, dit-il, sa présence auprès de moi constituait un réconfort. Je le savais meilleur que moi. Pas question de rivalité entre nous. Il dominait tout le monde par ses qualités mentales et intellectuelles. »
Un grand frère
Plus tard, Jean-Pierre donna une impulsion décisive à la carrière naissante de Jean-Pierre Jarier. Il apporta également beaucoup à François Cevert. Jean-Pierre s’entendit d’autant mieux avec ce rival qu’il était devenu son beau-frère. Autant dire un frère, un de plus. Il n’hésita jamais à le conseiller comme le souligne le dialogue que voici. J’en ai été le témoin la veille du G.P. de Grande-Bretagne 1973.
François : « J’ai un défaut dans le train avant. La voiture ne tourne pas. Elle s’inscrit, puis c’est comme si l’avant se soulevait elle se déporte vers l’extérieur. »
Jean-Pierre : « Tu n’as peut-être pas assez d’appui. Je t’ai suivi un moment, je croyais que tu faisais un essai avec les ailerons à zéro. »
F. : « La semaine dernière on avait fait des essais aérodynamiques. En retirant de l’appui j’avais gagné cinq cents t/m en ligne droite et quelques dixièmes au tour. Aujourd’hui ça n’allait plus. »
J.P. : « J’insiste, vous n’avez pas assez d’appui. Les Lotus et les McLaren en ont plus que vous. »
F. : « Oui mais si j’en mets plus, j’ai peur de ne plus aller assez vite en ligne droite… »
J.P. : « Je vais te dire mon astuce : tu dois braquer tes ailerons juste assez pour être à fond absolu dans les trois gauches. C’est le meilleur compromis pour Silverstone. »
Ce comportement tranchait avec les habitudes des autres pilotes qui, le plus souvent, dissimulaient précautionneusement leurs petites combines pour s’assurer un avantage éventuel sur leurs adversaires.
Le lendemain de la mort de Jean-Pierre, pour échanger ma peine avec la sienne, je n’ai pas pu m’empêcher de téléphoner à Henri Pescarolo. Ainsi que moi, il se considérait comme un frère pour Jean-Pierre. Ce jour là, Henri m’a livré une opinion qui m’a touché au plus profond de l’estime que je nourris pour l’un comme pour l’autre de ces deux hommes hors du commun. Sa belle voix grave vibrant de sincérité, il m’a dit : « Pour moi, Jean-Pierre est le plus grand pilote français. »
Je ne saurais ajouter quoique ce soit.
Retrouvez le témoignage dans son intégralité dans « Beltoise comme un frère » par Johnny Rives paru aux éditions du Palmier .
https://www.editions-palmier.com/beltoise-comme-un-frere-biographies,fr,4,lautodro037.cfm
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