En abordant cette année 1959, Stirling Moss n’était sûr que d’une seule chose : le 17 septembre prochain, il « tournerait trente ». Il avait une carrière de plus de dix ans derrière lui, forte de nombreux succès, mais dépourvue d’un titre de champion du monde des conducteurs que beaucoup lui accordaient volontiers depuis la retraite du maestro Fangio. 1958 aurait pu, aurait dû être l’année de ce triomphe annoncé, mais… Moss ne pouvait donc qu’espérer en cette saison de son trentième anniversaire, sans certitude aucune tant les cartes étaient rebattues pour ce nouveau championnat. Las, malgré une compétitivité non démentie, il ne raflerait une fois de plus pas le titre dans la catégorie dite « reine ». Mais, en tant que polyvalent de génie, il se rattraperait dans le championnat du monde des marques, avec notamment une victoire de légende sur le plus majestueux des circuits.
Pierre Ménard
Nürburgring 1959 – Suite au décès de Stuart Lewis-Evans lors du Grand Prix du Maroc 1958, Guy Vandervell, brisé par la tragédie, décida purement et simplement de remiser ses Vanwall au garage et de baisser définitivement le rideau. Ses pilotes se retrouvèrent donc au chômage, pour très peu de temps en fait : ils constituaient l’aristocratie de la Formule 1 et il leur fut aisé de retrouver rapidement un volant. Tony Brooks se recasa chez Ferrari et Stirling Moss en profita pour rejoindre son vieil ami Rob Walker pour qui il avait gagné l’an passé le Grand Prix d’Argentine sur cette drôle de petite monoplace à moteur arrière qu’était la Cooper T43, et qui représentait à n’en point douter l’avenir.
Une boîte mal emboîtée
Bien que courant toujours à titre privé, le gentleman écossais avait accru la stabilité financière de son écurie. Il put ainsi obtenir de Cooper la nouvelle T51, assortie de deux blocs Climax quatre-cylindres. Mais comme les Cooper père et fils ne purent – où ne voulurent – lui fournir la boîte de vitesses d’origine Citroën qui allait avec, Walker en commanda une en Italie chez Valerio Colotti. Et c’est là que se situa la raison majeure de l’échec de Moss au championnat en 1959. Lors d’une interview recueillie quelques mois avant sa mort en 2002, Rob Walker m’avait confié : « C’était plus une idée de Stirling que la mienne. Cette boîte était merveilleuse à utiliser, on pouvait se passer de débrayer. Malheureusement elle a été mal faite. Les mesures étaient erronées et il leur a fallu un bout de temps [chez Colotti, NDLA] pour s’en apercevoir. Si nous avions eu des mesures justes dès le début, nous n’aurions pas eu ces ruptures à répétition et nous aurions gagné le championnat du monde ».
De fait, sur les huit Grands Prix comptant pour le championnat, Moss dut au final en abandonner quatre sur casse de la fameuse boîte Colotti ! En étant en tête la plupart du temps ! C’était tellement rageant que Walker conseilla à son pilote d’aller voir ailleurs le temps pour lui d’essayer de remédier à ce problème qui leur pourrissait la vie à tous (1). Nous étions en juin et Stirling scorait un zéro pointé dans un championnat du monde qui commençait à répondre de la plus mauvaise des manières à ses interrogations de début de saison.
Et que dire de l’endurance où il s’était révélé le pilote le plus complet de ces dernières années : disqualification aux 12 Heures de Sebring sur Lister-Jaguar, et non inscrit à la Targa Florio. Là-aussi le nom de Moss brillait par son absence. Bref, l’orgueilleux champion se faisait fort de frapper un grand coup pour démontrer que ce début de saison médiocre n’était dû qu’à des événements extérieurs et que son immense talent restait intact. Quoi de mieux donc que les 1000 km du Nürburgring qui s’annonçaient pour triompher sur ce tracé mythique qu’il adorait. Avec l’espoir d’y réaliser un doublé après sa victoire en 1958 sur Aston Martin, marque pour laquelle il s’était engagé à nouveau cette année. Lorsqu’il apprit que John Wyer, le directeur sportif d’Aston, ne comptait pas se rendre dans l’Eifel, Stirling n’en crut pas ses oreilles.
Le radin sort son portefeuille
Après le triple abandon des DBR 1 d’usine aux 24 Heures du Mans 1958 (l’honneur de Newport Pagnell étant sauvé par la deuxième place de la DB3S privée des frères Whitehead), Wyer et son patron David Brown avaient en tête un objectif bien précis pour 1959 : fiabiliser les voitures au maximum dans la seule optique de la grande classique sarthoise. Tout le reste étant impitoyablement éliminé du calendrier. Y compris les 1000 km du Nürburgring !
Incrédule, Moss fit le siège du bureau de Wyer, essayant par tous les moyens de le persuader d’engager une voiture au Ring. Pour tout dire, Stirling n’aimait pas particulièrement Le Mans. Il trouvait que c’était une course « ennuyeuse », disputée sur un tracé sans relief où seule la tactique d’équipe primait, le pilotage y étant réduit à sa plus simple expression. Le Ring, c’était autre chose ! A tel point qu’il proposait toujours aux équipes pour qui il disputait les 24 Heures de jouer le rôle du lièvre, espérant secrètement casser assez rapidement pour pouvoir se payer un bon dîner et se coucher tôt !… Pour en revenir au programme d’Aston Martin, John Wyer demeurait inflexible : No way ! On disputera Le Mans et seulement Le Mans. Tant pis pour le championnat des marques, il faut absolument gagner dans la Sarthe. C’est là que Moss eut une idée de génie. Surtout quand on connaît un tant soit peu le bonhomme.
Il nous l’avait raconté dans les stands du Grand Prix de Monaco Historique 2002 lorsque nous préparions notre livre sur lui (2) : « J’ai dit à John Wyer : ‘Ecoutez, si on ne gagne pas, c’est moi qui paierai les frais’. Pour moi qui suis assez radin, ça en disait long. Je me mis par contre d’accord avec lui pour empocher la prime d’arrivée en cas de victoire ». Il fut en outre convenu d’utiliser le mulet DBR1 qui datait de 1956, histoire de ne pas compromettre les chances de victoire au Mans en endommageant une voiture récente. Et de profiter du Grand Prix des Pays-Bas se tenant une semaine avant les 1000 km (Aston Martin était nouvellement engagée avec ses nouvelles DBR4 dans le championnat F1) pour acheminer à moindre frais la DBR1 vers le Nürburgring. Devant ces arguments imparables, les dirigeants d’Aston Martin cédèrent… et accédèrent aux demandes de leur pilote. Ils lui fournirent même deux mécaniciens, à charge pour lui d’organiser – et payer – tout le reste.
Le cul dans le fossé !
Inutile de préciser que la motivation fut décuplée à tous les étages chez Stirling Moss : outre celle de réaliser l’exploit de gagner deux fois d’affilée la célèbre course allemande, et par là de faire réaliser le triplé à Aston Martin qui avait remporté l’épreuve en 57 et 58, celle de récupérer les sous de la victoire et de son organisation n’en était pas moins grande pour cet homme qui reconnaissait avec humour sa radinerie légendaire. Il engagea dans la foulée Jack Fairman comme coéquipier. L’homme n’était pas un pilote de tout premier plan, mais il était fiable. De plus, afin de s’assurer d’un maximum de lumière en cas de victoire, Stirling obtint de Jack qu’il fasse le minimum de tours requis par le règlement. Les premiers essais allaient lui donner raison : alors que Moss claquait son meilleur temps en 9’43’’1, Fairman restait bloqué à 10’16’’7. Les Ferrari 250 TR étaient devant, notamment celle de Behra qui avait réalisé la pole en 9’37’’4, mais Moss restait confiant : il n’avait tiré que 6000 t/m et savait qu’il en gardait sous le pied pour la course.
Course qu’il entama de la meilleure des façons : il prit la tête d’entrée et au deuxième tour, il possédait déjà 19 secondes d’avance sur la Ferrari de Dan Gurney. Au sixième, il claqua ce qui allait rester son meilleur tour en course, 9’32’’0. C’est donc dans une confiance absolue, et avec une avance considérable de 6’30’’ sur la Porsche 718 RSK de Barth, qu’il rentra aux stands pour laisser à Jack Fairman le loisir d’effectuer ses tours réglementaires. Malheureusement, la pluie s’invita à la fête et l’infortuné Jack, gêné par une voiture plus lente, partit à la faute à la sortie de Brünnchen. La belle DBR1 verte se retrouva le cul dans le fossé extérieur, la roue avant droite à vingt centimètres au-dessus de la piste ! Fairman n’était pas un pilote immensément rapide, on l’a dit, mais il était courageux et opiniâtre : évidemment sans aide extérieure, il souleva tant et mieux l’arrière de l’Aston qu’il parvint à la remettre sur la piste au terme d’efforts répétés et méritoires. Puis il réussit à la refaire démarrer dans la descente et entreprit de rallier les stands.
Moss était tenu au courant de ce qui était arrivé à son coéquipier et s’était résigné au pire : l’Aston ne reviendrait manifestement pas et les Ferrari de Gendebien et Behra avaient pris la tête de la course. Il avait retiré son casque et ses lunettes, rangé ses gants dans son sac de voyage et s’apprêtait à quitter le circuit l’esprit morose quand quelqu’un hurla : « Il arrive » ! Il n’en fallut pas plus pour réactiver la machine à gagner. Stirling renfila en vitesse son équipement et se rua dans l’allée des stands où la DBR1 était en train de s’immobiliser. C’est un Fairman tout boueux que les mécaniciens extirpèrent du cockpit tandis que Moss avait déjà le pied gauche sur le siège de l’Aston. Un rapide regard circulaire pour vérifier que la voiture fonctionnait bien, et le champion enquilla la première pour un départ roues fumantes vers une deuxième partie de course qui allait s’annoncer encore plus enivrante que la première.
L’autre titre
Il y avait plus de soixante-dix secondes à aller chercher. « C’était le genre de défi que j’adorais, se rappelle avec délices le champion dans son livre ‘My cars, my career’. Certaines personnes me traitaient de bousilleur de voitures. Eh bien, si la voiture cassait à ce moment-là, ils auraient pu dire au final : ‘Mon vieux, qu’est-ce qu’il envoyait’ » ! Et le fait est que Stirling Moss envoya tout ce qu’il put ce jour-là sur le terrible Nürburgring. Il refit la jonction avec les Ferrari en quelques tours et se construisit une nouvelle avance de deux minutes en deux boucles. Puis il dut à nouveau regagner les stands pour laisser le volant à Jack.
Celui-ci effectua deux tours très prudents en lorgnant les fossés d’un œil sombre et, inévitablement, se fit déborder par la Ferrari de Phil Hill. Moss prit le relais pour les neuf derniers tours, redéposa Hill au bout de quatre tours et finit la course avec 41 secondes d’avance sur la 250 TR. Il était radieux : « Le genre de course que j’adore par-dessus tout, une Aston verte esseulée contre toute l’équipe des Ferrari rouges d’usine… et ceci paradoxalement à cause des malheurs du pauvre Jack qui eut bien du mérite à remettre la voiture en piste ». John Wyer et David Brown furent bien obligés de le reconnaître : non seulement Moss fit au Ring un boulot exceptionnel pour consolider la gloire d’Aston Martin, mais cette victoire compterait en fin de parcours pour le décompte final : avec le doublé au Mans quelques jours plus tard Shelby-Salvadori/ Trintignant-Frère (Moss abandonna sur bris de soupape, confortant ainsi sa propre légende dans la Sarthe), puis la victoire de l’équipage Shelby-Fairman-Moss au Tourist Trophy en septembre, la firme de Newport Pagnell gagna sur tous les tableaux, enlevant les 24 Heures du Mans et le championnat du monde des marques.
De retour en Formule 1, et malgré sa position plus que délicate, le pilote anglais avait également un championnat à disputer. Les deux victoires qu’il acquit en Italie et au Portugal en fin de saison le remirent en selle pour disputer le titre face à Jack Brabham et Tony Brooks lors de la dernière manche à Sebring aux USA. Ces deux succès purent faire penser qu’enfin Rob Walker avait résolu les problèmes de la boîte Colotti. Moss avait en fait piloté avec une douceur inédite dans le maniement du levier de vitesses à Monza et Monsanto. Mais à Sebring, il en allait autrement : pour être champion devant Brabham, il devait non seulement gagner le Grand Prix, mais également établir le meilleur tour en course (qui, rappelons-le, valait un point à son auteur à cette époque). Autant dire qu’un maniement délicat de la boîte était à oublier pour l’occasion. Au sixième tour… elle céda.
Stirling Moss accomplit néanmoins une remarquable année 1959 : en terminant troisième du championnat du monde des pilotes de F1 avec deux victoires à la clé, et en étant intimement associé au triomphe d’Aston Martin en Sports, il conforta son image de pilote le plus polyvalent qui fut. Sans aucun doute, le plus talentueux de sa génération.
Notes
(1) Moss courut ainsi les Grands Prix de l’A.C.F. et de Grande-Bretagne sur une BRM P25 du British Racing Partnership, entité fondée par son père Alfred et son manager Ken Gregory.
(2) Dans la série Les Légendes de la Formule 1 aux Editions Chronosports.