C’était il y a cinquante ans aujourd’hui : Peter Revson a perdu la vie le 22 mars 1974 sur le circuit de Kyalami, suite à une sortie de route causée par une rupture mécanique sur sa Shadow DN3. Pour tous les passionnés du sport automobile de cette époque, il a laissé un souvenir inoubliable. Ce souvenir ne vient pas tant de ce qu’il a réalisé dans le domaine de la course automobile, qui est pourtant appréciable, que de l’image qu’il a laissée. C’est peut-être ce qu’il a le mieux réussi dans sa vie. Pour Peter Revson, son rapport au monde, l’image qu’il donnait de lui, son style, était au moins aussi important que ses exploits sur les circuits. Il s’en explique largement dans son livre autobiographique, Speed with style, qu’il avait terminé d’écrire quelques semaines avant de perdre la vie.
René Fiévet
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Peter Revson : le style, c’est l’homme
Le livre « Speed with style », de Peter Revson et Leon Mandel, est probablement unique en son genre (1). Pour deux raisons. Tout d’abord, parce qu’il est écrit à deux mains : celle de Peter Revson, bien sûr, mais aussi celle du journaliste, les deux hommes se relayant tout au long des 11 chapitres du livre. Peter Revson parle à la première personne et nous relate le déroulement de la saison 1973, tandis que Leon Mandel regarde le champion tel qu’il est dans sa vie de coureur automobile, en portant son attention sur ce qui environne Peter Revson et qu’il ne voit pas forcément. L’idée est bonne.
Ensuite, parce que ce livre est paru en mars 1974. Il était sous presse, prêt à être publié, quand Peter Revson perdit la vie lors d’une séance d’essais à Kyalami le 22 mars. Il était donc achevé à ce moment, ce qui fait que ce livre n’est en rien un hommage nécrologique au champion disparu : c’est le livre d’un homme vivant. Je ne pense pas qu’il y ait, dans l’histoire du sport automobile, un autre exemple de cette tragique concordance chronologique.
Il ne paraît pas utile de revenir en détail sur la carrière de Peter Revson dans le sport automobile. Tout ceci est bien connu des lecteurs de Classic Courses. Disons que son ascension au sommet de la hiérarchie mondiale des pilotes automobiles fut une longue marche, qui témoigne non seulement de sa passion mais aussi de sa détermination. Sans doute n’était-il pas le pilote le plus doué de sa génération, mais il était finalement arrivé au sommet de la hiérarchie à force de travail et de constance. Combinant avec succès une carrière en Europe et aux Etats Unis, il était même devenu le pilote le mieux payé au monde après Jackie Stewart.
Il avait commencé à courir aux Etats Unis, notamment en formule junior au début des années 60, puis il avait tenté sa chance en formule 1 en Europe en 1963 et 1964. Une tentative peu concluante, ponctuée toutefois par une victoire dans le GP de Monaco F3 de 1965. Il était revenu faire une carrière aux Etats Unis, avec cette fois-ci beaucoup plus de succès. Courant pour l’équipe McLaren dans les formules CanAm et Indycar, ses prestations furent tellement convaincantes que celle-ci lui proposa un volant pour la saison 1972 de formule 1. Le « comeback » fut réussi, avec une cinquième place au championnat du monde. L’année suivante, au volant de la M23, il remporta brillamment le GP de Grande Bretagne, ce qui constitua le sommet de sa carrière. Comme on le sait, il ajouta une deuxième victoire au GP du Canada dans des circonstances qui doivent beaucoup plus à la chance qu’à ses propres mérites. Voilà pour l’histoire et les archives ; et maintenant voyons l’homme tel qu’il fut en examinant ce qu’il nous dit de lui ou laisse transparaître dans son livre.
La personnalité profonde d’un être humain transparait immanquablement dans ses écrits. Peter Revson ne fait pas exception à cette règle, ainsi que nous le verrons. Mais d’abord, rembobinons le film, et replaçons-nous dans le passé : essayons de revoir la façon dont nous-mêmes l’avons vu. Peter Revson, c’était l’archétype du héros américain des années 60-70 : belle gueule, et virilité sans concession. Sur le plan physique et comportemental, c’était un mélange de Paul Newman, Steve McQueen, et Clint Eastwood. Excusez du peu ! Très différent, d’une certaine façon, de François Cevert, lui aussi très favorisé par la nature, mais personnalité plus sophistiquée, attentive à son environnement social et aux impératifs de la notoriété, et dont le comportement trahissait en permanence une origine bourgeoise.
Pourtant, en matière de pedigree social, Peter Revson aurait pu en remontrer à François Cevert ; et le fils de bijoutier parisien aurait fait pâle figure face au rejeton de la dynastie Revlon. Toutefois, il y a héritage et héritage, et il faut ici mettre fin à une légende : s’il était incontestablement issu d’un milieu social aisé, il n’était que le neveu du propriétaire de l’empire de cosmétique Revlon. Ce n’était pas un héritier, et il n’était pas fortuné. Son père, Martin Revson, avait certes été, avec ses deux frères Charles et Joseph, cofondateur de la marque de cosmétique Revlon, mais il s’était séparé de la compagnie en 1958 avant que la marque ne devienne un empire (2). Malgré tous ses efforts pour rétablir cette vérité, Peter Revson ne put jamais se défaire de cette image de « golden boy » fortuné, et convaincre que tout ce qu’il avait réussi dans sa vie de coureur automobile relevait de ses seuls mérites.
Un « Sex symbol » réticent
Dans son livre, Speed with style, Peter Revson nous apparaît comme quelqu’un de manifestement très éduqué (3), doté d’une grande aisance sociale, sachant se détacher de ses préoccupations immédiates de coureur automobile pour porter un regard pertinent sur le monde qui l’entoure. En le lisant, on remarque que c’est un homme au jugement souvent nuancé, sachant faire la part des choses. Sur le plan politique, c’est un Républicain de stricte obédience, comme d’ailleurs tout le monde du sport automobile aux États-Unis, ainsi que le précise Leon Mandel. Mais c’est un Républicain assez modéré, qui ne cache pas ses doutes et états d’âme en privé, notamment à l’occasion de l’affaire du Watergate. Leo Mandel insiste également sur son éclectisme ou, plus précisément, sa capacité à s’intéresser à des choses diverses, et s’adapter avec aisance à des interlocuteurs bien différents. C’est notamment le cas dans ses relations avec les femmes qui constituent manifestement un grand sujet de préoccupation pour lui.
Leon Mandel, qui a passé de longs mois à l’observer pour l’écriture du livre, est fort impressionné par la noria de femmes qui circulent autour de Peter Revson (et, semble-t-il, sans jamais se rencontrer). Dans son livre, on voit bien que l’élément féminin fait partie en permanence de son environnement. On ne peut évidemment pas éluder cet aspect important de sa personnalité car, même s’il était encore peu connu en Europe, il était déjà une sorte de sex-symbol masculin aux Etats Unis. Il avait été élu le sportif le plus sexy des États-Unis par les lectrices du magazine de mode Pageant ( « défilé » en français). Il s’en amusait : « J’ai trouvé cela merveilleux. Chaque étalon (« stud » en anglais) est persuadé d’être l’homme le plus sexy au monde. Me choisir montre que les femmes américaines ont du goût – ou du moins la direction éditoriale du Pageant. » (page 93). Une image renforcée par son association avec Steve Mc Queen lors des 12 Heures de Sebring de 1970, où l’équipage terminera deuxième sur une Porsche 908.
Il est vrai que c’était une belle époque pour les hommes, quand ceux-ci pouvaient assumer fièrement leur masculinité sans se sentir coupables et être obligés de s’excuser. EN ce temps-là, sur le ton de la plaisanterie, les femmes avaient une expression pour décrire cet état de fait : « you are a male chauvinist pig ». Cette expression semble avoir totalement disparu de nos jours. C’est normal, les femmes ne plaisantent plus sur ce sujet. Toutefois, à aucun moment Peter Revson n’évoque cet aspect de sa notoriété qui dépasse largement le cadre du sport automobile. On voit bien que cette image de « sex symbol » ne lui correspond pas, et n’appartient pas à son système de valeurs. Quand il s’agit d’affirmer sa masculinité, il faut le faire bien, aller au-delà des apparences et savoir être un gentleman.
Peter Revson avait décidé qu’il serait un gentleman toute sa vie, y compris – et surtout – dans ses relations avec les femmes. Mais cela ne l’empêche pas de poser ses conditions : « Pour qu’une femme soit séduisante, elle doit se comporter avec style. J’ai côtoyé de nombreuses gagnantes de concours de beauté, des actrices et des mannequins, et il faut beaucoup plus que l’apparence physique pour séduire » (page 94). On croit comprendre aussi qu’il ne faut pas qu’elles soient trop intellectuelles (en anglais il écrit « intense« ), car cela l’intimide. Il faut juste qu’elles soient intelligentes, et ouvertes au monde.
En cette saison 1973, sa liaison avec Marjorie Wallace fait l’objet d’une large publicité dans les journaux. Ils se sont rencontrés à l’occasion des 500 miles d’Indianapolis, où la jeune femme a fait forte impression par sa beauté. Jackie Stewart, de passage à Indianapolis pour la chaîne ABC, est tout émoustillé par cette vision. « Bob Jones, qui couvrait les 500 Miles pour Sport Illustrated, m’a raconté qu’au déjeuner au Speedway Motel, il s’était déplacé trois fois à la table où elle se trouvait pour engager la conversation. Et, dans un dernier effort pour faire impression sur Marjie, Jackie lui a offert toute une panoplie de sous-vêtements féminins qui sont commercialisés sous sa signature en Europe. » Amusé par le manège de son collègue pilote, Revson conclut : « Il ne semble pas que ce fut couronné de succès » (page 107). Quelques mois plus tard, Marjorie Wallace fut élue Miss Univers, la première américaine à obtenir cette distinction. Un évènement qui contribua encore plus à la notoriété de Peter Revson et sa réputation de sex symbol masculin.
Une affaire de style
Bien entendu, si Peter Revson écrit un livre, c’est pour parler de lui-même. Il nous décrit sa vie tout au long de cette année 1973, avec de multiples aller-retours entre l’Europe et le continent américain. Une vie à l’évidence assez excitante, faite de voyages et de rencontres dont il nous fait part tout au long du livre, avec des observations souvent intéressantes. Mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui importe, c’est la façon dont il se voit lui-même. Pour Peter Revson, une des façons de parler de lui-même est de parler des autres, les décrire, et montrer ce qui le différencie des autres. C’est un aspect intéressant de son livre : il observe et trace à chaque fois un portrait psychologique, parfois acerbe. Ainsi, il apprécie beaucoup Graham Hill, mais il lui reproche sa personnalité dominante, et sa façon de toujours vouloir imposer son point de vue (« he is overbearing », écrit-il).
Toutefois, le mieux servi dans cet exercice est sans doute Jackie Stewart, dont le comportement suscite chez lui une irritation qu’il a bien du mal à dissimuler. Il suffit de lui donner la parole sur ce sujet : « Je n’ai pas l’ego démesuré de Stewart. Je ne me mets pas en avant constamment comme le fait Stewart. Je ne ressens pas comme lui ce besoin d’être continuellement le centre de toutes les attentions. J’admets volontiers que j’ai un ego important, mais il ne se manifeste pas de la même façon que pour lui. Avec Stewart, c’est « moi », « moi », « moi ». Je n’ai pas cette angoisse existentielle qui l’habite en permanence, et qui l’amène à vouloir être reconnu comme étant tout le temps le numéro un. J’aime être remarqué, mais je le suis à ma façon, sans me mettre en avant » (page 91).
L’égocentrisme de Stewart va jusqu’à lui faire adopter un comportement très contestable. Peter Revson relate un incident de course au début de la saison 1973, au GP d’Afrique du Sud : suite à une collision impliquant les trois voitures de Hailwood, Regazzoni et Ickx, le drapeau jaune est agité pendant trois tours. Mais Stewart, alors en cinquième position, dépasse Peter Revson alors que les drapeaux jaunes sont encore levés. En définitive, Stewart remporte la victoire devant Revson. L’équipe McLaren dépose une réclamation. Stewart plaide sa bonne foi, et finalement reçoit seulement une réprimande de la part des commissaires. Mais Stewart n’accepte pas ce verdict qui pourtant, vu les circonstances, lui est plutôt favorable. En effet, il ne faut pas qu’il soit dit qu’il est susceptible de commettre une erreur, surtout sur une question relative à la sécurité.
L’équipe Tyrrell fait donc appel de la décision, et Stewart obtient gain de cause (4). Revson est déçu du comportement de Stewart. Il conclut, désabusé : « j’étais furieux que Jackie ait ainsi profité d’une situation particulièrement dangereuse. Les voitures accidentées occupaient la moitié de la route à la sortie d’un virage, et si quelqu’un aurait dû être conscient du danger potentiel, cela aurait dû être Jackie, qui est un vétéran et le principal défenseur et porte-parole de la sécurité parmi les conducteurs. Peut-être en est-il arrivé au point où il est incapable de se rendre compte d’une erreur de sa part. Dorénavant, quand il sera question de plaintes concernant d’autres pilotes lors des réunions confidentielles du GPDA, je serai très méfiant » (page 59).
Quant à Mark Donohue, son grand rival américain et sorte d’alter ego, avec lequel il fut toujours mis en comparaison, on peut imaginer qu’il le considère plutôt comme une curiosité de la nature. Mark Donohue est unidimensionnel, ainsi que le qualifie le journaliste Leon Mandel et tel que le décrit Peter Revson. Mark Donohue ne vit, ne pense, ne réagit qu’en fonction du sport automobile : « Quand je me compare avec ce que Mark a réalisé, je suis incontestablement en dessous. Si j’étais complètement focalisé comme l’est Mark, peut-être que j’aurais réalisé les mêmes choses. J’aurais fait les mêmes sacrifices. Mais je n’étais pas prêt à passer ma vie dans un garage. Je ne suis pas prêt à mener la même vie que Mark entre les courses : être ingénieur, tester, traverser l’Atlantique deux fois par semaine, vivre avec l’équipe, dormir avec l’équipe… faire tout cela à l’exclusion de toute autre chose. Je ne suis pas capable de faire ce sacrifice » (page 94).
Ce qui importe pour Peter Revson, au-delà des objectifs qu’il s’assigne dans la vie, c’est le style. C’est à dire la façon dont il apparaît au monde. « Le style est très important pour moi. C’est la façon dont vous vous comportez dans la vie, la façon dont vous obtenez ce que vous souhaitez, la façon dont vous menez votre vie. J’aime à penser que je suis un gentleman, c’est très important pour moi. Un écrivain français a écrit qu’un gentleman ne porte jamais atteinte au respect de soi d’autrui. C’est la meilleure définition que je connaisse (5) » (page 92). Avoir du style, ce n’est pas « avoir de la classe », comme on dit communément en France. Ce n’est pas se conformer à une norme sociale. C’est être soi-même, sans aucun artifice, de la façon la plus attrayante qui soit sous le regard des autres.
C’est ce que nous confirme le témoignage de Marjorie Wallace, tel que rapporté par Leon Mandel : « J’ai remarqué que sa renommée lui importe peu, cela n’affecte pas son comportement. Il ne se conduit jamais comme une personne très connue. Si vous le rencontrez par hasard, et que vous ne savez pas qui il est, il ne vous le dira pas. Le faire savoir est bien la dernière chose qu’il ferait. C’est vraiment quelqu’un d’authentique »(page 132). On comprend pourquoi : pour Peter Revson, afficher sa notoriété peut être un écran qui occulte sa vraie personnalité en tant qu’individu. Le style d’abord, la notoriété ensuite.
Mais ce regard que Peter Revson recherche de la part des autres, c’est surtout celui qu’il porte sur lui-même. A le lire, tout laisse penser que Peter Revson était un personnage éminemment narcissique. Une sorte de narcisse extraverti, toutefois, qui a besoin de la médiation des autres pour se conforter dans l’image qu’il veut donner de lui-même. D’où l’importance du style qui ira jusqu’à guider le sens qu’il souhaite donner à sa vie quand il aura fini d’être coureur automobile : « Quoi qu’il arrive, après la course automobile, je veux pouvoir faire la transition avec un certain style et savoir où je vais. J’aime le secteur automobile, et notre concession Lincoln-Mercury à Harbour City ainsi que notre magasin de voitures de sport à San Pedro sont rentables. Mais même cela n’est qu’une base de départ. J’aimerais faire quelque chose de plus stimulant individuellement que simplement vendre des voitures »(page 95).
Pour Peter Revson, il est clair que Jackie Stewart et Mark Donohue n’ont aucun style. Le seul style de Jackie Stewart, s’il en a un, c’est sa vulgarité. Il ne le dit pas ouvertement, mais il le pense fortement. Il s’en explique : « Je pense que la différence entre Stewart et moi vient de nos origines. J’ai été un privilégié toute ma vie. Jackie est issu d’un milieu beaucoup plus modeste, et le fait de posséder quelque chose revêt pour lui une importance primordiale. J’ai toujours été bien habillé, par exemple, toujours vêtu de la façon que je souhaitais. Et quand j’ai commencé à gagner de l’argent, je ne me suis pas précipité pour m’acheter une énorme armoire à vêtements. Je n’ai pas besoin d’une grande maison, non plus » (page 92). Il ne faut voir dans ces propos aucun mépris social, mais l’analyse lucide d’une différence de tempérament qui trouve sa source dans les origines sociales. S’il porte à l’évidence un jugement assez négatif sur la personnalité de Jackie Stewart, il le nuance immédiatement en apportant cette explication en forme de circonstance atténuante. C’est peut-être aussi cela, avoir du style.
Une séparation
Cette année 1973, c’est aussi la fin de l’association avec Teddy Mayer et l’équipe McLaren. Entre Peter Revson et Teddy Mayer, c’est une longue histoire, qui remonte au début des années 60 quand Peter et Tim Mayer, le frère de Teddy, couraient ensemble aux Etats Unis en formule junior dans la même équipe et sous la direction de Teddy. Peter et Teddy ont connu le même drame personnel : ils ont chacun perdu leurs frères respectifs, victimes de leur passion pour le sport automobile. Tim Mayer en février 1964, lors des séries Tasman, et Doug Revson en 1967 dans une course au Danemark. On peut penser que le sentiment d’amitié a tenu un grand rôle dans cette relation. Mais les belles histoires ont une fin. Toute la saison 1973 est marquée par la lente dégradation des relations entre les deux hommes.
Dans des pages très éclairantes, Leon Mandel décrit comment s’effectua la prise de pouvoir de Teddy Mayer au sein de l’équipe McLaren après la mort de son fondateur en juin 1970. La veuve de Bruce fut impuissante à endiguer le cours inexorable des choses. Phil Kerr, qui co-dirige l’entreprise avec Teddy, n’a plus un rôle essentiel, du moins en ce qui concerne les choix stratégiques qui sont du seul ressort de Teddy Mayer. Quant à Tyler Alexander, il dut accepter un rôle subordonné, en charge de l’opérationnel, en agrémentant le nouveau cours de ses relations avec Teddy de propos parfois acerbes, où l’expression « son of a bitch » revenait régulièrement (mais pas nécessairement dans un sens péjoratif). L’entreprise familiale et chaleureuse du temps de Bruce était devenue une organisation très professionnelle, à l’instar de l’évolution générale du sport automobile en ce temps où les questions financières devenaient prépondérantes. C’est précisément là où était le problème : Teddy Mayer était constamment sur la corde raide, un contexte qui allait jouer un rôle prépondérant dans la suite pour Peter Revson.
Dès le début de la saison 1973, Peter Revson commence à s’inquiéter pour son avenir dans l’écurie en raison de l’arrivée d’un nouveau venu, plein de promesses : Jody Scheckter. Car il sait aussi que la position de Denny Hulme est inexpugnable. Mais peu importe, il y a « le job at hand », et il lui faut faire son métier de coureur automobile. Après sa seconde place au GP d’Afrique du Sud sur la M19, il réceptionne le M23 qui s’annonce prometteuse. Denny Hulme a fait tous les tests, et il ne lui trouve aucun autre défaut que les inévitables problèmes de jeunesse qui accompagnent l’arrivée en compétition d’une nouvelle voiture. Peter Revson sera quatrième au GP d’Espagne, puis cinquième à Monaco. Toutefois, il n’est pas autorisé à participer au GP de France, ce qui le contrarie beaucoup.
C’est le premier tournant dans la détérioration de ses relations avec Teddy Mayer. La raison invoquée est un conflit de calendrier avec un autre engagement de l’écurie McLaren aux Etats-Unis, auquel il souhaitait que Peter Revson participe (Pocono International Raceway, en formule Indy). Ce dernier eut beau faire valoir qu’il était possible de trouver quelqu’un pour le remplacer, mais rien n’y fit. Revson est désabusé, et surtout déçu de la tournure que prend sa relation avec Teddy : « J’avais bien des raisons de conclure que Teddy n’avait pas été complètement franc avec moi. Il me semblait qu’il faisait tout pour que les choses s’arrangent au mieux pour lui, et à mes seuls dépends » (page 143). Et puis vient le GP de Grande Bretagne, que Peter Revson remporte de la plus belle des façons.
Mais sa situation au sein de l’équipe McLaren n’est pas assurée pour autant. Quinze jours plus tard, à l’occasion du GP des Pays Bas, Teddy Mayer lui annonce que Fittipaldi est sur le point de rejoindre l’écurie McLaren, en amenant avec lui les sponsors Marlboro et Texaco. Une phrase de Revson résume la situation : « J’avais remporté mon premier Grand Prix. Je gagnais plus de 300 000 dollars US par an, et il fallait maintenant que je pointe au chômage » (page 169). C’est le désenchantement : « C’est dur à avaler, car depuis ce 28 juillet, je suis devenu le canard boiteux chez McLaren. Jusqu’à présent j’avais pu gérer les disputes, les frictions, les querelles de famille. Je faisais partie de l’équipe » (page 188).
La fin du livre est consacrée aux négociations qui s’ouvrent alors, au sein et en dehors de l’équipe McLaren. L’option d’une troisième voiture est envisagée, sous les couleurs du sponsor Yardley, mais les garanties relatives à l’accompagnement technique ne sont pas à la hauteur de ce qu’attend Revson, et celui-ci écarte cette possibilité. Puis il est question de Ferrari, mais le constructeur italien souhaite une exclusivité qui n’est pas compatible avec ses engagements américains.
Finalement, Peter Revson se tournera vers l’écurie Shadow, nouvelle venue dans le monde de la Formule 1 sous la direction de Don Nichols. Ce départ de l’écurie McLaren est aussi la fin d’une amitié avec, pour point d’orgue, une longue lettre que Teddy Mayer adresse à Peter Revson, pleine de ressentiment, dans laquelle il lui livre tout ce qu’il a sur le cœur. Il reproche à son pilote une sorte d’intransigeance dans la négociation, et peut-être aussi une certaine cupidité. Dans le livre, Revson expose les faits avec modération et, paradoxalement, une vraie objectivité, alors même qu’il ne se reconnait nullement dans le portrait que Teddy a dressé de lui dans sa lettre. Mais il sait maintenant qu’une page est définitivement tournée et qu’il ne peut plus rester chez McLaren. Il est manifestement déçu par le comportement de Teddy Mayer, mais il ne l’accable pas pour autant. Le style, toujours le style.
On connait la suite, qui est aussi la fin. La Shadow DN3 n’est pas encore au point, mais ce n’est pas une mauvaise voiture. Revson est tout de suite compétitif : 4ème temps aux essais à Buenos Aires, et 6ème temps à Rio de Janeiro. Mais, à chaque fois, il ne termine pas la course. Ensuite, 9ème temps aux essais et 6ème place au classement final de la Course des Champions à Brands Hatch le 17 mars. Et puis vient cette séance d’essais en Afrique du Sud le 22 mars, une semaine avant le grand prix. Suite à une rupture mécanique, Peter Revson sort de la piste dans un virage et perd la vie. L’ingénieur Tony Southgate, qui avait dessiné la DN3, avouera plus tard : « Nous utilisions du titane pour certains éléments de la suspension. C’était un matériau neuf pour l’époque, l’usinage des pièces était très délicat. C’est un joint sphérique qui s’est brisé… Je n’ai jamais pu m’empêcher de me sentir en partie responsable de cet accident… » (6).
On ne saura jamais comment Peter Revson aurait présenté les choses s’il avait survécu, et apprécié la part de responsabilité imputable à l’ingénieur dans son accident. Mais on sait avec certitude qu’il l’aurait fait avec style.
René Fiévet
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- Speed with style, de Peter Revson et Leon Mandel, Harper Collins Distribution Services, 1974. Leon Mandel (1929-2002) fut un journaliste spécialisé dans le sport automobile. Il fut rédacteur en chef chez Motor Trend et chez Car and Driver et éditeur d’Autoweek.
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- Martin Revson, décédé en 2016 à l’âge de 105 ans, fut sans nul doute un personnage assez exceptionnel, qui continua avec succès ses activités dans le domaine des cosmétiques après sa rupture avec Revlon. De façon intéressante, il semble qu’il se soit séparé de l’entreprise Revlon sur un désaccord d’ordre éthique tenant à l’image de la femme véhiculée par la compagnie. En 1950, il déclarait : « La raison pour laquelle les femmes achètent des cosmétiques, c’est parce qu’elles achètent de l’espoir. En d’autres termes, la plupart des femmes mènent une vie d’ennui et de désespoir tranquille, et je pense que les cosmétiques sont une merveilleuse façon d’y échapper. Nous essayons donc de leur apporter cela de cette façon, nous essayons de leur donner cette évasion. » Peut-être Martin Revson était-il un féministe avant l’heure, si du moins on prend la peine de se projeter dans l’imaginaire social des années cinquante, notamment aux États-Unis.
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- Peter Revson avait suivi le cursus des meilleures écoles et universités : Université de Columbia à New York, puis Cornell University, et enfin l’université d’Hawaï. Sans grand succès académique toutefois. A partir de 1958, sa passion pour le sport automobile prit le dessus sur tout le reste, et il n’obtint finalement aucun diplôme universitaire.
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- L’argument invoqué par les commissaires était que l’interdiction de dépasser sous le drapeau jaune n’était effective qu’une fois atteinte la zone de freinage. Peter Revson n’avait jamais entendu parler de cette règle, d’ailleurs non écrite, et en a conclu accessoirement (et ironiquement) que la distance de freinage de la Tyrrell de Stewart était décidément très inférieure à celle de ses concurrents (page 60).
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- Il est possible que Peter Revson fasse une confusion avec Oscar Wilde : « un gentleman est quelqu’un qui ne blesse jamais les sentiments d’autrui sans le faire exprès. » Les quatre dernières lettres de la définition, non reprises par Peter Revson, sont évidemment essentielles dans le cas d’Oscar Wilde, impliqué dans de multiples polémiques, où son esprit sarcastique et son sens de la répartie durent faire bien des victimes.
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- Article d’Alfredo Filippone dans l’Auto journal, 22 mars 2014 : Peter Revson, une longue marche vers la reconnaissance… (https://f1i.autojournal.fr/magazine).
La photo de couverture est de Bernard Cahier. The Cahier Archives.