Vendredi 30 juin 2017, Ron Dennis a officiellement tiré un trait sur 37 ans passés à la tête de McLaren International, même s’il n’en était plus vraiment le directeur depuis la fin de l’année dernière : il a été obligé de céder les 25% de parts qui lui restaient dans cette entreprise qu’il avait fondé fin 1980 avec John Barnard et Creighton Brown, avec le soutien indéfectible de Marlboro. Trente-sept années constituées majoritairement de succès retentissants, surtout dans la période en rouge et blanc, qui doivent essentiellement à l’ambition sans limite d’un ancien mécano qui savait lever le menton pour regarder loin.
Pierre Ménard
A l’inverse de ses confrères directeurs d’écurie, Ron Dennis se voyait avant tout comme un chef d’entreprise, ainsi qu’il le confiait il y a trente ans à Russell Bulgin (1) : « Je me considère – à juste titre, je l’espère – comme un bon manager. Pas seulement au sens chef d’équipe, comme on l’entend le plus souvent en F1, mais au sens le plus large, celui de responsable de toute une entreprise. […] Ma motivation, voyez-vous, c’est de m’assigner des objectifs qui sont cohérents avec ceux que doit, selon moi, se fixer l’entreprise. C’est de mettre en application une stratégie soigneusement élaborée, que je dois être en mesure de contrôler à tout instant dans ma tête ou sur papier, de sorte à pouvoir atteindre un objectif spécifique dans un laps de temps donné ». Dans la même interview, Ron poussait le bouchon encore plus loin : « A mon sens, nous n’avons fait que notre travail en remportant trois championnats [1984, 85, 86, NDLA]. […] Gagner des championnats, c’est l’objectif de notre firme » ! Dennis n’aimait-il donc pas le sport ? Aurait-il pu tout aussi bien manager une entreprise de lacets ou de capsules de bière pour assouvir ses objectifs stratégiques ? Certainement pas, car d’une part il n’avait fait aucune des études dites « sérieuses » pour arriver à un tel poste, et qu’il avait justement tout laissé tomber par amour du sport.
La promesse de Ron
Venant de découvrir l’existence de la course automobile, le jeune Ronald Dennis – 18 ans – a en effet laissé ses études se poursuivre sans lui (2) pour entrer en 1965 chez Thomson & Taylor, une entreprise très réputée dans le milieu du sport automobile d’outre-Manche. Malheureusement, cette firme ne devait sa réputation qu’à un passé déjà enfui et fut absorbée par le Chipstead Motor Group quelques mois plus tard. Ce qui aurait donc pu se révéler comme un très mauvais choix pour Ron va s’avérer en fait comme la parfaite rampe de lancement vers une carrière qu’il était à l’époque bien loin d’imaginer, même dans ses rêves les plus fous : le groupe venant d’acquérir une écurie Cooper Car en relative déliquescence, des portes insoupçonnées vers le monde « magique » de la course s’ouvraient pour ceux que l’aventure faisait fantasmer… et pour les ambitieux. Dont Ron Dennis.
C’est ainsi que le grand brun dégingandé se retrouva bombardé mécanicien affecté à la Cooper-Maserati de Jochen Rindt en 1966. Les deux hommes vont lier une relation étroite qui amènera fin 1967 le champion autrichien à embarquer avec lui son fidèle mécano chez Brabham pour la saison 1968. Une écurie Brabham où Ron va tout apprendre de la course… et de ses à-côtés. « Ol’ Jack » apprécie ce jeune homme organisé et méticuleux à qui il confie de plus en plus de responsabilités. C’est ainsi qu’à la fin de la saison 1970, Ron est devenu en quelque sorte le factotum d’un Jack Brabham en pré-retraite et d’un Ron Tauranac un peu dépassé par les événements. Dennis relatait à Doug Nye (3) au début des années quatre-vingt une anecdote significative de son état d’esprit – et de son rôle dans l’écurie – à cette époque charnière : « Entre les Grand Prix des Etats-Unis et du Mexique, nous disposions de dix jours de vacances à Acapulco. Jack et Ron étaient rentrés en Angleterre, me laissant responsable de tout, même des questions financières. J’étais donc allé chercher auprès des organisateurs de Watkins Glen l’argent qui nous revenait et avais surveillé l’acheminement des hommes et des voitures. […] Je me reposais sur le bord de la piscine de l’hôtel lorsqu’une grande évidence m’a frappé l’esprit : je tenais exactement le rôle d’un propriétaire d’écurie, mais avec un statut et un salaire bien différents. Je me suis promis devant cette piscine qu’un jour je serai propriétaire d’une écurie ». Tout est dit !
Dennis quitte l’écurie Brabham fin 1970 pour enchaîner les projets avec un sérieux et une minutie qui convaincra finalement les plus grandes autorités à lui faire confiance pour son entreprise ultime, la Formule 1. Ron l’ambitieux sait qu’il doit « faire ses classes » dans les catégories inférieures pour arriver dans les meilleures conditions dans la catégorie reine. Mais il a une vision claire du but qu’il s’est fixé : « Accéder à la F1 n’était pas pour moi une fin en soi. Je ne voulais pas me battre pour me qualifier », rappelait-il à Doug Nye. Sous-entendu : je voulais me battre pour gagner. Et on rejoint là son affirmation énoncée plus haut sur sa conception du succès comme résultante normale d’un travail impeccablement effectué.
La hantise des ongles noirs
Aussi bien organisé et planificateur dans son travail que dans sa tête, Ron Dennis va nommer ses différents projets de façon chronologique et classifiée. Project One est celui d’une écurie Rondel (4) qui fera courir en F2 des voitures-client en 1971 et 1972, des Brabham aimablement prêtées par Ron Tauranac qui désirait ainsi aider son ancien employé à s’élever. Project Two fait passer au stade suivant : la construction d’une monoplace pour 1973 dans une nouvelle entité qui s’appellera Motul-Rondel. L’ancien ingénieur Brabham Ray Jessop dessine une voiture qui ne se distinguera que par sa présentation impeccable. A ce sujet, on rappellera l’obsession de propreté et de présentation de la part de Ron qui avouait avoir détesté le côté « cambouis sous les ongles » de son travail jusqu’à passer de très longues minutes sous le robinet chaque soir pour tenter d’enlever toute trace de cette graisse noire si infamante à ses yeux. Bien plus tard, l’écurie McLaren International frappera tous ceux qui la visiteront par son côté clinique et aseptisé.
Revenons à 1973 où Ron Dennis s’estime prêt pour le grand saut et demande à Jessop de lui concevoir rien moins qu’une F1 pour la saison 1974, projet soutenu par deux financiers, Tony Vlassopoulo et Ken Grob. La suite ? Guerre du Kippour, crise mondiale, et les plans de la Jessop F1 mis au placard. Enfin pas pour tout le monde, puisque Vlassopoulo et Grob construiront une F1 basée sur ces plans, la Token, qui courra – sans grand succès – aux mains de Tom Pryce en 1974. Pour sa part, Dennis est (déjà) en contact étroit avec John Hogan de Philip Morris qui lui confie le soin de s’occuper d’une écurie de F2, le Team Marlboro Equateur, engageant deux espoirs sud-américains… qui n’auront d’espoir que celui de rallier les lignes d’arrivée.
Fermement décidé à bâtir sa propre structure, notre homme enclenche son Project Three qui engagera des March 752, là encore sans beaucoup de résultats, puis le Project Four à partir de 1977 qui va enfin rapporter du tangible à l’opiniâtre – et jeune – directeur d’écurie : 2e place du championnat d’Europe 1977 grâce à Eddie Cheever (Ralt-BMW), 3e et 5e place du même championnat 1979 pour Derek Daly et Stephen South (March-BMW), championnat d’Angleterre F3 1979 pour Chico Serra et 1980 pour Stefan Johansson. En dehors de ces résultats, que l’on qualifiera de bons sans être exceptionnels, c’est dans le relationnel et le carnet d’adresses que Ron Dennis affirme son grand potentiel : il put monter son équipe pour 1979, le ICI Project Four, grâce à l’alliance avec un ancien pilote, Creighton Brown, qui dirigeait déjà une écurie soutenue par la firme de produits chimiques ICI. Son partenariat avec BMW poussa l’entreprise bavaroise à confier à Ron Dennis la préparation des fameuses M1 Procar qui allaient courir en lever de rideau des Grands Prix la même année, et particulièrement celle sponsorisée par Marlboro et conduite par Niki Lauda. Toutes les pièces du futur puzzle sont en place. Toutes ? Non. Car, comme le proclamait le futur homme fort de la F1 : « Vous pouvez avoir tout l’argent et les pilotes du monde, sans un bon ingénieur, vous n’êtes rien ».
La résistible ascension de Ron Dennis
En 1980, le directeur du Project Four savait parfaitement ce qu’il manquait à son projet final : ainsi qu’on l’a vu, aller en F1 pour « aller en F1 » ne l’inspirait guère. Il fallait un projet novateur, dirigé par un professionnel reconnu. Ayant fait le tour des directeurs techniques en place peu enclins à laisser leur job stables pour une aventure incertaine (dont un certain Gordon Murray, qui sautera le pas sept ans plus tard), Dennis rencontra John Barnard qui œuvra aussi bien en F1 dans de petites écuries qu’en Indy chez Chaparral. L’ingénieur avait une audacieuse idée concernant l’emploi de la fibre de carbone, mais peu d’oreilles attentives pour écouter ses explications. Tout ce qu’il fallait pour Ron qui lui accorda carte blanche pour la construction d’une monoplace totalement novatrice avec une coque entièrement réalisée en carbone, là où tous les autres châssis étaient construits en aluminium. Gains de poids et de rigidité assurés ! Initialement, Ron Dennis et Creighton Brown pensaient bâtir leur propre écurie autour du projet inédit de Barnard, projet soutenu par Marlboro, mais la pagaille engendrée par la guerre FISA-FOCA dans les années 1980-81 poussa finalement les dirigeants de la célèbre marque de cigarettes à plutôt mettre en contact ces nouveaux venus aux idées neuves avec le staff de l’écurie Marlboro McLaren à l’esprit quelque peu embrouillé ces derniers temps.
C’est ainsi que Teddy Mayer et Tyler Alexander furent contraints par leur principal sponsor d’accueillir autour du bureau directorial de Colnbrook Ron Dennis, Creighton Brown et John Barnard. Chaque « camp » se fendit alors de belles déclarations de bonne et entière coopération, arguant que « les idées nouvelles avaient aussi besoin d’expérience ». Il n’empêche, le résultat final ne fut pas très long à apparaître : fin 1982, Mayer et Alexander quittaient la maison McLaren, laissant à Ron Dennis les rênes de la nouvelle entité qui s’appelait depuis 1981 McLaren International et qui venait de déménager dans une usine flambant neuve à Woking, dans la banlieue sud-ouest de Londres. Dès lors, tout va aller très vite, à l’image de la redoutable efficacité du nouveau maître des lieux.
Ron Dennis va aligner les coups gagnants, le premier n’étant pas le moindre : réussir à faire sortir de sa retraite Niki Lauda dans le but que celui-ci se montre persuasif auprès des gens de Porsche pour qu’ils construisent le futur moteur turbo de la monoplace de Woking. Il parvient dans le même temps à attirer la richissime famille saoudienne Ojjeh, jusque-là soutien indéfectible de l’écurie Williams au travers de la marque TAG (Techniques d’Avant-Garde), marque qui sera la garante financière du bloc turbocompressé que Porsche refusait de financer. Un des fils Ojjeh, Mansour, deviendra l’associé de Ron et un acteur déterminant dans la marche de l’entreprise pour les années à venir. Puis, quand Renault a la lumineuse idée de ficher à la porte son pilote vedette en lui faisant « officiellement » porter le chapeau de la défaite de 1983, qui est là pour recueillir le pauvre petit Alain à la rue ? Ron Dennis. Chez McLaren, Alain Prost devient ainsi le champion incontesté qu’il avait toujours rêvé d’être, mais Ron veut plus. Il veut avoir la meilleure équipe de tous les temps.
L’ambitieux manager fait transformer à grands frais l’usine de Woking en un centre de recherche, de développement et de production ultra perfectionné avec lequel aucune autre équipe ne peut rivaliser. Après une tentative loupée en 1986 (5), il réussit à convaincre Honda de prendre la relève à l’arrière des McLaren avec son V6 turbo imbattable. Parallèlement, il s’adjuge les services de celui que beaucoup considèrent comme le pilote incontournable de ces prochaines années. Ayrton Senna va former avec Alain Prost un duo d’une efficacité exceptionnelle. Au-delà des querelles de personnes, le bilan pour Ron Dennis est époustouflant ! Rien ne peut plus l’arrêter, le but ultime est proche.
En 1987, il s’adjoint les services en tant que directeur technique général de Gordon Murray. Bien qu’il supervise ce qui se passe en Formule 1, le génial et anti-conventionnel ingénieur a une mission bien précise à achever : réaliser le rêve absolu de Ron, à savoir créer une McLaren de route de haute technologie et de qualité irréprochable, pour ainsi faire devenir le maître de Woking le semblable, sinon l’égal, d’Enzo Ferrari ou Colin Chapman. Produite à partir de 1992, la fameuse McLaren F1 trois places avant et moteur arrière BMW prendra vite place dans le cercle très fermé des voitures sportives d’exception, et en 1995 décrochera le titre le plus convoité en sport, à savoir une victoire absolue aux 24 Heures du Mans ! Suivront les McLaren MP4-12C, et toute la gamme prestigieuse des 650 S (675 LT, 720 S). Paradoxalement, Ron Dennis est à ce moment-là dans une position de plus en plus inconfortable.
L’inimaginable chute
La glorieuse époque Marlboro-TAG-Porsche-Honda est bien loin. L’alliance avec Mercedes n’a jamais fonctionné à plein, « seulement » trois titres pilotes en 18 saisons ! Malgré l’inauguration en 2004 d’un nouveau centre à Woking, le Paragon McLaren Technology Group, que certains qualifièrent de « construction pharaonique au service d’un égo surdimensionné », la compétitivité de la fière écurie régresse chaque année. Plus grave, McLaren est secouée en 2007 par une affaire d’espionnage rocambolesque aux dépens de Ferrari impliquant un ingénieur maison, et dont le résultat aboutit à une amende record de 100 millions de dollars infligée par la FIA à l’entreprise de Ron Dennis ! Même si celui-ci demande à ses actionnaires de refuser de payer, le ver est dans le fruit. Ron cède sa place de directeur sportif en 2009 à Martin Whitmarsh, tout en restant à la tête de l’entité McLaren. En 2014, il revient aux commandes, mais le groupe Mumtalakat, propriétaire majoritaire de la marque (6), lui fait comprendre qu’il n’est plus le bienvenu : la complicité avec le fidèle Mansour Ojjeh est bien morte, noyée dans le sordide par une sombre affaire de pouvoir (et d’argent) entre lui et Dennis. Le sort de ce dernier est désormais scellé : le vendredi 30 juin 2017, le conseil d’administration de McLaren le pousse définitivement vers la sortie.
Même si personne ne pleurera a priori sur le sort d’un homme recensé parmi les plus grandes fortunes du Royaume-Uni, force est de reconnaître qu’un tel départ n’est pas paré de l’élégance qui aurait prévalu aux adieux d’un bâtisseur visionnaire comme Ron Dennis. Surtout au moment où son équipe par lui formée il y a trente-six ans s’enfonce un peu plus à chaque Grand Prix dans le bourbier de la médiocrité la plus crasse. L’homme paraissait hautain et arrogant, ceux qui ont travaillé avec lui le dépeignaient au contraire comme une espèce de pater familias proche de ses employés et beaucoup plus attentif à leur sort qu’on ne pouvait l’imaginer. Tout le contraire de la froideur dégagée par une grande écurie rivale, pour ne pas la nommer. L’ambition fit avancer Ron Dennis à pas de géant et lui fit accomplir des exploits que beaucoup jugeaient irréalisables. Poussée au-delà de ses limites, lui fit-elle perdre le sens des réalités ? Peut-être également que, comme souvent pour les gens à qui tout, absolument tout réussit, une remise en question bénéfique et nécessaire ne fut-elle jamais envisagée ?
Notes
(1) Entretien pour l’annuel Autocourse 1987.
(2) Il n’avait que l’équivalent anglais du brevet.
(3) Entretien pour le livre « McLaren : Formule 1, Canam, Indy », Autocourse Ed.
(4) Rondel étant la contraction de Ron et Del pour Ron Dennis et Neil Trundel, son associé.
(5) Alain Prost : « En 1987, on devait avoir le moteur Honda, et on ne l’a pas eu. Je suis allé au japon avec Ron en 1986, on avait signé le contrat. Mais Ron a absolument voulu le ramener pour le relire, les Japonais se sont vexés et ont continué avec Williams une année de plus ». Alain Prost, la science de la course, Pierre Ménard & Jacques Vassal, Chronosports Ed. 2003.
(6) Mumtalakat, un fonds bareïni.