Comment juger hier avec un regard d’aujourd’hui ? C’est en substance la question posée par Bertrand Allamel. Paradoxe des courses historiques. S’y croisent des voitures anciennes préparées avec les méthodes, les outils, les consommables et les matériaux d’aujourd’hui, des pistes parfois anciennes mais auxquelles la sécurité moderne a apporté des modifications qui en ont changé la nature, des hommes enfin que la passion conduit à affronter des risques sans que leurs conséquences physiques éventuelles puissent être considérées comme des impondérables acceptables.
L’esprit s’adapte aux situations, le contemporain d’époques troublées, dictatures, révolutions, guerres évoluant dans ce qui est devenu sa norme peut sembler un héros au regard de celui qui est en dehors de cette norme. (On peut d’ailleurs se demander si le gladiateur romain ne verrait pas un héros en l’employé de bureau multi-tâches actuel…). Ce décalage expliquant la réponse mainte fois entendue des résistantes ou résistants dont on s’étonne aujourd’hui du courage, répliquant modestement » je n’ai fait que mon devoir ». Sans s’éloigner du sujet, sur une période de temps relativement courte, quelques décennies, le contexte dans lequel notre société a évolué a fortement changé. Les passages d’une population rurale à une population citadine, d’un besoin de satisfaction « vitale » à un besoin consumériste, d’un fatalisme mystique au désir d’être « éternel » nous ont porté loin du stoïcisme de nos ainés. Ainés pour lesquels être un homme était avant tout ne pas faire étalage de ses sentiments, de ne pas exprimer son ressenti, d’être capable d’affronter le risque d’un jeu volontaire sans exprimer la crainte de sa possible issue.
Pilotes et spectateurs ont évolué de la même façon. Ils refusent aujourd’hui des choses qu’ils acceptaient hier. On ne peut que s’en satisfaire. L’esprit d’un « racer » reste le même. Si les qualités physiologiques ont sans doute évolué, Les qualités physiques et psychologiques nécessaires sont identiques. Ceci n’empêchant les « Classic » que nous sommes, de penser que le supposé pinacle de la course moderne, la F1, est moins sélectif que par le passé.
Classic COURSES
Alors c’est donc ça, la F1 des années 60. Pour ceux qui, comme moi, n’ont pas connu cette époque, le Grand-Prix historique de Pau permet de se faire une idée. On peut lire des récits, visionner des photos ou des vidéos, rien ne vaut de voir à l’œuvre ces machines mythiques, dans une ambiance festive – baraques à frites / expo de vieilles bagnoles – fort sympathique.
Évacuons tout d’abord la déception : le plateau est assez restreint, je m’attendais à voir plus de voitures. On a un peu l’impression d’une splendeur passée. Un événement qui aurait connu de grandes heures et qui peine à maintenir son standing. Opinion personnelle. Il faut reconnaître que la tâche ne doit pas être aisée pour les organisateurs. Ceci étant posé, l’ensemble sent bon la mécanique et le sport auto. On peut se balader dans le paddock, approcher de près, discuter avec les propriétaires de ces reliques d’un autre temps. C’est d’ailleurs ce qui fait le charme de ce grand-prix historique. La course en elle-même, la compétition entre les pilotes, je n’ai pas réussi à m’y intéresser. Je suis venu voir ces voitures pour stimuler mon imaginaire, mettre un ressenti, des bruits, des odeurs, sur les histoires qu’on m’a racontées.
Essayer de revivre un peu l’épopée de Jim Clark et Graham Hill. Ça devait être quelque chose, l’époque des gentlemen drivers, la mécanique de débrouille, et la mort au tournant. C’est malheureux à dire, ces voitures sont magnifiques, mais on se rend compte quand on les voit de près, que ce sont des cercueils roulants. Et toute la journée, cette même question qui me taraude : faut-il regretter cette époque ? Est-ce cette exposition à la mort qui rendait ces pilotes si charismatiques et la compétition si exaltante ? Il me revient alors les propos du philosophe René Girard (« Des choses cachées depuis la fondation du monde ») : celui qui est promis à la mort (le bouc-émissaire ou la victime sacrificielle) inspire une vénération terrifiée durant son « sursis d’immolation ». Comme si la foule vivait par procuration cette expérience du défi de la mort. Bref, pendant que je sur-intellectualise, les Mini du trophée Maxi 1000 entrent en piste, ce qui me laisse le temps de monter au parc Beaumont pour m’installer en vue des essais des catégories les plus attractives. Surprise au virage du Pont Oscar : ces Mini sont de petites bombes ! Et c’est assez amusant à regarder. Le speaker n’en a que pour Eric Hélary, qui remportera d’ailleurs la course le lendemain. Il faut dire qu’outre son palmarès impressionnant, sa conduite spectaculaire attire le regard. Sur trois roues au freinage, la Mini se relance en glissant dans un bruit affolant. On devine à travers l’habitacle l’amusement et le plaisir du pilote que l’on voit braquer et contre-braquer avec aisance.
Je m’installe à la tribune Foch. Les Mini rentrent au paddock et laissent la piste aux catégories Endurance GT pré 77, puis F3 Classic. Pas mal, distrayant. Nouvelle surprise : les pilotes ne sont pas là pour se balader, mais bien pour courir ! Elles sont peut-être historiques et précieuses, ces voitures restent des engins de compétition. Je m’étonne de cette fougue quand une F3 vient taper violemment le rail. Train avant plié. Ce n’est donc pas une parade, intéressant …
Finalement, ce sont les F1 qui offrent le moins de spectacle. A cause de ce plateau réduit. Peu importe, il reste l’émotion de voir rouler ces quelques voitures légendaires : ça glisse, et surtout ça hurle, et ça, on en n’a plus trop l’habitude… Les livrées vert et or de la Lotus, Rouge et vierge de sponsor de la Ferrari, bleue de la Cooper, font revivre aux rues de Pau des souvenirs d’un âge d’or qui doit leur manquer. Ma fille de six ans qui m’accompagne sagement me demande : « il est où Lewis ? » « – C’est demain, dans une autre ville qui s’appelle Monaco » lui dis-je, prenant conscience du grand écart historique.
Bertrand Allamel – juin 2015
Crédit photos : Bertrand Allamel