Le petit clermontois était un grand bonhomme. Habile, très habile. Souvent il gagnait, mais souvent aussi, la vie lui faisait un croche-pied : chaque fois, il se relevait plus fort. Il se sentait mûr pour devenir champion du monde. Ce jour approchait. Jusqu’à ce maudit 1er août 1980.
Eric Bhat
Bernard Asset Photos
Film Alain Boisnard/Afava
Patrick Depailler sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrick_Depailler
Vivre à fond
Il faisait très chaud et je me prélassais dans une piscine à Nice. Le collègue journaliste à qui je rendais visite est apparu à son balcon et m’a hurlé quelque chose. Au ton, j’ai perçu que c’était grave. J’ai arrêté de patauger pour mieux entendre : « Ton copain Patrick Depailler vient de se tuer en Allemagne ! » Je n’ai pas été long à sortir de l’eau.
De sa part, on pouvait s’attendre à tout. Il avait pris une belle dérouillée à moto, juste au moment où il débutait en F1. Puis il se massacra les guiboles en étant projeté dans une montagne en delta-plane, alors qu’il était remarquablement bien placé dans la course au titre de champion du monde de F1.
Il roulait vite sur la route, vraiment vite. De Clermont-Ferrand, il ralliait Paris à une allure démente – à cette époque, il n’y avait pas encore d’autoroute : ça volait bas j’imagine ! Deux heures et demie à peine, rapportent encore ses proches, mi-admiratifs, mi-effarés.
Il vivait tout à fond. Très résolu. Un peu tourmenté tout de même. Il fumait sans cesse. Il ne prenait jamais un départ sans avoir planqué quelques cigarettes sur lui, pour ne pas être démuni au cas où il abandonnerait loin des stands.
L’accident
Ce jour-là, Patrick Depailler préparait le GP d’Allemagne, sur le circuit d’Hockenheim, avec l’équipe Alfa Romeo. A cette époque, les essais privés entre les GP étaient quasiment systématiques, pour dégrossir réglages et choix pneumatiques. Ce travail de préparation a viré au drame. L’Alfa a soudain refusé de s’inscrire dans l’Ostkurve, la courbe rapide du bout du circuit, allant s’encastrer dans le rail à vive allure. Un choc effroyable.
On n’a jamais été certain de ce qui avait provoqué cette perte de contrôle. L’hypothèse la plus répandue supposait qu’une jupe mobile de bas de caisse s’était bloquée, ce qui n’était précisément pas une bonne affaire sur une wing-car : l’Alfa, privée d’appui, était devenue un obus.
Tout le monde y pensait une semaine plus tard quand le GP d’Allemagne eut lieu. L’ambiance était bien lourde, les journées étaient grises. La colonie française avait versé dans la consternation.
L’équipe Alfa Romeo n’a pas été franchement élégante aussitôt après l’accident. Carlo Chiti, courageux comme une couleuvre, avait tellement peur qu’on incrimine sa monoplace qu’il mit en cause le rétablissement de son pilote : « Patrick était encore très fatigué, il est probable qu’il ait commis une erreur dans cette courbe très rapide » déclara-t-il à la Gazetta dello sport.
Patrick revenait de quelques jours de plongée en compagnie de ses amis Boisnard et Guiter. Il était reposé, bronzé et joyeux. Sous l’eau, c’est bien connu, on fait du muscle !
Misérable Chiti
Johnny Rives, qui savait que Patrick était en pleine forme, n’avait pas caché dans l’Equipe sa façon de penser. Je revois l’ingénieur Marelli, adjoint du patron de l’équipe Alfa Romeo, s’approcher timidement de Johnny dans le paddock d’Hockenheim : « L’ingénieur Chiti voudrait vous rencontrer. » Johnny fulmina : « Je n’irai pas. Pour moi Chiti est un porc ! » Marelli n’a pas insisté. Piteux, il a fait demi-tour.
Jacques Laffite a remporté le Grand Prix. Sans joie. « Je ne voulais pas gagner cette course, déclara-t-il aux journalistes qui s’approchaient. C’est une journée triste. »
J’étais moi-même très triste. Il y a longtemps que je connaissais Depailler. Gamin, je le voyais évoluer chaque année à Pau, en F3 puis en F2 – il s’imposa sous la pluie en 1974 au volant d’une March-BMW.
A Monaco, la veille du succès de Jean-Pierre Beltoise, le petit Clermontois avait remporté en F3 la victoire la plus convoitée de l’année.
Il enchaina bientôt les exploits en F1, mais dut attendre le GP de Monaco pour remporter sa première victoire (il était chez Tyrrell), avant de récidiver en Espagne en 1979 (chez Ligier cette fois) – chaque fois j’étais au bord de la piste.
Embûches
On l’a vu ci-dessus, son parcours fut truffé d’embûches. Pas toujours au moment opportun. Ses patrons, parfois, ont fait la grimace.
François Guiter a cru s’étrangler en le voyant arriver aux Etats-Unis en 1972 appuyé sur des béquilles : c’était bien mal payer les efforts d’Elf qui avaient négocié pour Patrick un troisième volant chez Tyrrell, d’abord à Charade, puis à Watkins Glen en fin de saison.
Gérard Larrousse était vert de rage aux 1000 km du Nürburgring 1976, quand les deux Renault-turbo archi-favorites de Depailler et Jabouille, qualifiées toutes deux en première ligne, s’accrochèrent dans le premier virage et restèrent sur place. Leurs impétueux pilotes, à l’évidence, étaient partis à l’allure d’un GP. Dans une course d’endurance, ça faisait désordre.
Pire encore, le colérique Guy Ligier frisa la crise d’apoplexie, en juin 1979, quand Patrick s’écrasa sur une falaise en delta-plane, interrompant brutalement une saison qui avait une chance raisonnable de le voir sacré champion du monde en fin de saison. Il y avait de quoi se mordre les doigts !
Patrick revenait de loin à l’orée de la saison 1980. Il me l’avait dit… mais il ne l’avait pas dit à tout le monde ! Sa mésaventure dans les airs lui avait valu plusieurs mois d’hôpital, ponctués de nombreuses opérations, car il était gravement atteint. Je me souviens qu’en fin d’année il était en convalescence à Biarritz chez Louison Bobet. J’étais revenu à Pau passer les fêtes en famille. Le malheureux Patrick était seul le soir de Noël. Je suis allé diner avec lui – il n’y avait qu’une petite heure de route.
Il venait de signer chez Alfa Romeo, et se déchirait pour être prêt dès le début de la saison 1980. En veine de confidences, il m’a avoué ce soir-là qu’il avait signé son contrat avec Alfa, sans être encore certain de pouvoir marcher…
La vie reprenait son cours
Mais il a gagné son pari : il a remarché. Et retrouvé tous ses moyens. Son septième temps aux essais du GP d’Afrique du Sud était déjà très encourageant. Ce fut plus éclatant encore à Long Beach : Patrick se qualifia en seconde ligne avec le 3ème temps. Le monde de la F1 apprécia !
Patrick était revenu, plus fort encore qu’il ne l’était auparavant. Restait à fiabiliser l’Alfa, qui avait bien du mal à terminer les courses.
Le clermontois s’entendait à merveille avec l’ingénieur Robert Choullet et m’avait carrément déclaré dans Grand prix International : « Choullet est un génie ! » Le fait est que les progrès de l’Alfa étaient spectaculaires depuis l’arrivée de Patrick et l’intervention de l’ingénieur français.
Patrick, c’était bon signe, recommençait à chahuter. Il partageait blagues et… spaguetti avec son coéquipier Bruno Giacomelli. Lequel raconte aujourd’hui encore combien leurs relations étaient conviviales.
La vie reprenait son cours.
Loïc, le fils de Patrick Depailler, conserve quelques souvenirs confus de cette époque. Il avait cinq ou six ans, quand Patrick lui offrit une moto miniature. Le galopin faisait des allers et retours devant les stands du Paul-Ricard. Les mécaniciens, facétieux, lui demandaient d’aller en douce coller des autocollants Alfa Romeo sur les Ferrari, leurs grandes rivales. Patrick riait aux éclats.
Surprise, sur prise
Je pense qu’il m’aimait bien et que mes articles ne l’indisposaient pas. Il me parlait volontiers, prenant ma défense le cas échéant. La veille du GP d’Espagne 79, je désirais m’entretenir avec lui : le début de saison, chez Ligier, avait plutôt profité à son coéquipier Jacques Laffite. Je souhaitais entendre l’analyse de Patrick. « On se voit à Jarama » m’avait-il promis à Long Beach. Nous voilà en Espagne : « retrouve-moi au motor-home une demi-heure après les essais ! » Je me pointe à l’heure dite, et je me fais jeter comme un malpropre : « On est en briefing ! » Patrick Depailler, penaud, a le temps de me lancer : « j’en ai pour un quart d’heure, attends-moi devant le motor-home ! ». Bref, un quart d’heure plus tard je branche enfin mon magnétophone. Je n’ai pas sitôt posé la première question qu’un cameraman prétendument de la Une (pas encore TF1) vient tirer Depailler par la manche pour une interview.
Là, j’avoue, j’ai vu rouge. Ma petite gazette n’était peut-être pas grand-chose à côté d’une grande chaine ! Mais j’étais furieux et me suis derechef dressé sur mes ergots. J’ai craché sur un ton sans appel : « toi, tu attends ton tour ! » Patrick Depailler a pris mon parti : « attendez que j’ai terminé avec Eric ! » Renseignement pris, genre « Surprise, sur prise », l’équipe de télé faisait le coup à tout le monde : ils coupaient les conversations brutalement pour voir comment les gens réagissaient. Ils m’ont assuré que j’étais le seul à m’être rebellé. Mais je n’ai jamais vu l’émission…
Adieu l’enfant
Par contre il y autre chose que j’ai vu et apprécié. Alain Boisnard est un cinéase très lettré. Il a consacré un film à la vie de Patrick Depailler : « Adieu l’enfant ». Une oeuvre très personnelle, dédiée à son fils Arthur pour qu’il apprenne et à Loïc Depailler pour qu’il comprenne. Ce film est un bijou ! Même des années plus tard, il est impossible de le visionner sans avoir le cœur chaviré.