Reprenons le fil de notre entretien avec Pascal Ickx, qu’un léger incident technique dans la gestion de notre site a quelque peu décalé. Nous prions nos lecteurs de nous en excuser.
Nous voici à présent dans les années 60 …
Olivier Favre
Rallyes avec l’ENB
En 1962 j’ai participé à quatre rallyes du Championnat d’Europe (Tulipes, Acropole, Coupe des Alpes avec Georges Harris et Liège-Sofia-Liège avec Gérald Langlois van Ophem), le tout à bord d’une des deux Mercedes 220 SE de l’Equipe Nationale Belge. Je me souviens notamment de la bagarre à l’Acropole avec Gunnar Andersson sur une Volvo PV544 qui n’avait pas de freins ; pour se freiner il faisait de véritables ruades, comme à skis. Au rallye des Tulipes, il y avait une étape spéciale sur la Nordschleife mais à l’envers. On remontait du pont d’Adenau à la zone des tribunes. Ceci pour mettre tout le monde à égalité. Parmi nos grands adversaires lors de ces rallyes, il y avait l’équipe Citroën dirigée par René Cotton. Sur les longs parcours comme le Liège-Sofia-Liège, on trouvait des morceaux de DS un peu partout sur le bord de la route, souvent des ailes avant ou arrière, parfois une portière. Mais l’équipe Citroën avait mis en place une logistique remarquable, y compris dans les repas préparés pour les pilotes à des endroits stratégiques. A propos de DS, l’année suivante j’ai eu la chance de gagner les Routes du Nord en GT avec Lucien Bianchi, aussi à l’aise sur la neige et la glace que sur le tarmac. C’est Lucien qui m’a appris à conduire « à deux pieds » sur la neige. Il y avait cette année-là 50 à 80 cm de neige dans le Boulonnais et nous avons été les seuls à passer dans les temps l’étape spéciale redoutée d’Audenfort. Même trop bien puisque je me suis lancé à corps perdu dans le couloir de la ferme où était tenu le contrôle et que la suite a montré que nous avions pointé une minute trop tôt. René Trautmann est venu nous réconforter à Reims où se faisait l’arrivée !
Directeur sportif chez Abarth
Petit retour en arrière, en septembre 62, je participe au Tour Auto avec Mauro Bianchi sur une Abarth 850 d’usine (nous avons gagné le classement à l’indice des voitures de tourisme) et Mauro me dit qu’Abarth cherche un directeur de course adjoint pour une 2e équipe en 1963. En effet, Abarth ne voulait plus se limiter à la catégorie Sport mais faire aussi courir ses voitures de tourisme spéciales et ses GT, sur base Fiat pour la plupart. Je suis donc allé à Turin et j’ai été engagé. Renzo Avidano était responsable de l’équipe A et coiffait l’ensemble, j’étais donc sous ses ordres avec l’équipe B. Cette année-là nous avons parcouru l’Europe entière avec une équipe de 5 à 7 voitures et un gigantesque camion rouge à deux ponts ; nous participions à 4 courses au moins sur chaque circuit où nous nous rendions. Et nous avons aussi battu des records d’endurance sur une semaine à Monza avec un coupé Fiat 2300 S. C’est à Turin que j’ai connu Ornella qui était l’adjointe de la « secrétaire-manitou » de Carlo Abarth. Nous nous sommes mariés en novembre 1964.
Retour en Belgique
C’était un rythme effréné, mais j’aurais pu rester, tout le monde était content chez Abarth, je crois. Mais j’ai été rappelé par mon père qui souhaitait me voir plus près de lui, à la fois pour l’épauler dans les journaux où il écrivait et pour organiser avec Pierre Stasse et le journal « Les Sports » les quatre premières courses du circuit de Zolder. Un premier rodage avait eu lieu en septembre 63 lorsque le Tour de France y était passé, mais le circuit entamait en 1964 sa première saison complète, avec des courses de Tourisme, de Sport et GT, de F3 et F2.
Cette même année 64, j’ai fait une pige chez Lancia pour les 24 Heures de Francorchamps. Cesare Fiorio était un ami, il a d’ailleurs été mon témoin de mariage trois mois plus tard. Lancia engageait 6 voitures pour cette course : trois 2 litres très délicates à conduire (ce qui a été démontré, hélas (1)) et trois coupés Flaminia, faciles à conduire car ils avertissaient lorsqu’ils commençaient à glisser. C’était l’époque du « four-wheel drift ». Nous en faisions dans Burnenville notamment, un virage de près d’un kilomètre et demi. Si l’on passe bien et que l’on touche les trois cordes, on en sort comme une balle, comme lancé par une fronde vers la descente de Masta. Il y avait une petite bosse et on ne voyait pas où on allait. Il fallait donc avoir pris ses repères et être bien concentré. Mais c’était un endroit-clé du circuit. C’est là qu’un jour Fangio avait distancé Moss et celui-ci en était resté baba. Honnêtement, avec la BMW en 65 j’ai le sentiment que c’est à cet endroit-là que je faisais le temps. Quelques années plus tard, en 1973, il y eut à cet endroit un accident épouvantable et je ne puis m’empêcher de penser à Roger Dubos qui, comme Piero Frescobaldi, y a laissé la vie.
Victoire aux 24 Heures de Spa 1965
En 1965 j’entre dans l’équipe d’usine BMW, dirigée par Alex von Falkenhausen, qui n’était autre que le fils du général qui a évité la déportation à mon père. Nous avions roulé ensemble quelques années plus tôt, chacun avec notre BMW 700 aux Coupes de Bruxelles, en avril 1961. J’avais fait le meilleur temps sous la pluie aux essais et nous faisions un-deux le jour de la course, lui devant. Mais revenons à 1965 : comme dans toutes les équipes d’usine, on roulait à l’économie du matériel. Ainsi en mai, lors des Coupes de Spa, nous devions faire le temps en trois tours. Un de dernière reconnaissance et lancement, le deuxième à fond et le troisième pour s’arrêter et prendre ses derniers repères. Je devais être à 4 dixièmes de Hubert Hahne, mon coéquipier, juste en dessous des 4’50’’ et des 175 de moyenne, ce qui avait surpris les gens de BMW, car c’était la toute première fois que je conduisais la voiture. Et Hahne était depuis quelques temps le n°1 de l’équipe. Avec le recul, mini regret, je pense que j’aurais pu et dû aller plus vite sur ce circuit qui me plaisait, car j’avais de la réserve, mais que je n’ai pas voulu cette fois-là bousculer l’ordre établi ; je soumets le cas aux pilotes d’hier et d’aujourd’hui. En course l’embrayage nous a lâchés tous les deux après deux tours, nous en avons fait cinq de plus à l’oreille, puis nos transmissions respectives se sont volatilisées quasiment au même moment, à un demi-tour d’écart. Ces 1800 Ti SA (Sonder Ausführung = exécution spéciale) étaient en développement sous la houlette de Paul Rosche pour le moteur. En juillet, pour les 24 Heures, ce n’était plus l’embrayage mais le joint de culasse, nouveau et plus mince, qui était la nouvelle faiblesse de la voiture. Ce qui est comique, c’est que le gens de BMW nous avaient dit au départ « vous faites ce que vous voulez avec votre moteur, mais SVP épargnez votre châssis ! » On a donc tiré joyeusement sur le moteur et épargné le châssis, mais la voiture a commencé à chauffer après 2 ou 3 heures. Alors on nous a dit : « faites ce que vous voulez avec le châssis, mais ne tirez plus sur le moteur ! ».
On a donc fait une bonne vingtaine d’heures en prenant de grandes précautions avec le moteur, nous conduisions littéralement « au thermomètre ». De toutes façons, avec Gérald Langlois, qui était un habitué de l’endurance avec des Ferrari 250 GT et GTO, nous roulions vivement mais à notre main tout en respectant notre plan de marche, et donc, sans nous occuper des autres. Ce faisant, nous avons sans doute un peu plus ménagé notre voiture, ce qui s’est vu aussi aux pneus et aux freins et même à la consommation. A 5 heures de l’arrivée, quand nos équipiers Mairesse et Hahne ont abandonné, nous avions 3 tours d’avance sur une Alfa Romeo belge joliment pilotée par Lagae et De Keyn (une autre Alfa, celle de Pinto-Galimberti, nous avait donné du fil à retordre pendant la nuit). On en a perdu un à quelques heures de la fin, mais nous avons gagné, bien aidés il est vrai par la pluie qui a ralenti tout le monde, sauf Gérald, sur la fin. Je me rappelle aussi que dans ces BMW nous roulions sans ceinture, ni harnais. A posteriori, ça paraît quand même un peu dommage. Et donc, nous conduisions très attentivement. Car on savait bien qu’en se baladant à 225 dans Masta, ou à 220 dans Blanchimont, si on sortait, c’était compromis.
Course et journalisme
J’ai arrêté la course fin 1965, car nous attendions notre premier enfant avec Ornella et cette victoire à Spa était une bonne manière de terminer. C’était une décision prise sur le podium et en toute connaissance de cause, et, mentons un peu, que je n’ai jamais regrettée. Ce qui tendrait à prouver que je n’étais pas un vrai professionnel, un « coureur ». Notez qu’à l’époque on disait « coureur ». Un « coureur » alors, c’était autre chose qu’un pilote ou un bon pilote. Un « coureur » c’était Nuvolari, Caracciola, et d’une manière générale, une personne capable d’accomplir un impossible exploit. Fangio, Moss, Clark, Stewart, Senna et Prost en sont évidemment.
Pour moi, la course a été une source d’information et d’expérience. Nous baignions dedans depuis notre prime jeunesse. C’était à nos yeux quelque chose de considérable. Je voulais vérifier comment c’était, pour moi-même et pour pouvoir le raconter sans commettre d’erreurs ou d’à peu près, comme journaliste. Comme l’ont fait avec beaucoup de talent Pierre Dieudonné en GT et Sport Prototypes, ou Tony Dron en Cortina Lotus en Grande Bretagne. Ou encore Philippe Toussaint. Nous avions aussi avant nous l’exemple de personnalités exceptionnelles comme Paul Frère, Piero Taruffi ou le Comte Gianni Lurani.
A propos de Paul Frère, je pense à une anecdote caractéristique de sa sensibilité et de sa modestie en même temps que de sa recherche de la perfection : un jour il se demandait comment à Goodwood Roy Salvadori lui prenait régulièrement une demi-seconde au tour avec la même Aston-Martin DBR1. Il lui avait donc demandé « mais comment fais-tu ? » et ils ont découvert en se parlant que c’était dans la cuvette que cela se jouait : Salvadori virait au fond de cette cuvette au moment où la voiture était à pleine charge, il profitait ainsi d’un maximum d’appui. Car on n’avait pas d’aileron à l’époque, il fallait donc prendre l’appui où on le trouvait. Peter Warr me l’avait montré en 1956 à bord d’une Lotus Eleven. Pas étonnant de la part de quelqu’un de chez Lotus. Quelqu’un comme Georges Harris, qui était un technicien méticuleux en matière de conduite, m’a aussi appris comment prendre les virages en « ouvrant » le plus possible, derrière la corde. Et on lisait beaucoup de livres, anglais pour la plupart, sur le pilotage et les trajectoires. Ma chère mère se moquait de moi et de ma « trajectoire parfaite » dont j’étais maniaque. Ils m’ont aussi appris à ressentir le mieux possible la voiture et à ne pas rompre son équilibre par d’inutiles saccades au volant qui n’auraient eu pour cause qu’une certaine anxiété.
De 1965 à 69, j’ai été impliqué dans le lancement de la Formule V en fondant, en coopération avec l’importateur de Volkswagen en Belgique, le Club Automobile Vé qui deviendra en 1970 le Belgian VW Club. Cela m’a privé de beaucoup de courses de mon frère Jacky. En parallèle, je faisais du journalisme et ce jusqu’en 1976. De la presse écrite, mais aussi du commentaire des Grands Prix F1 pour la télé, dans le cadre de l’Eurovision. C’est ainsi que j’ai connu Mario Poltronieri, Roger Couderc et Stéphane Collaro. Dans certains cas, j’étais la « ligne guide », c’est-à-dire que j’assurais le commentaire pour les chaînes télés qui n’étaient pas sur place. J’étais alors traduit au vol par le commentateur local italien, espagnol, russe ou allemand.
Mon cher frère
Avec Jacky, l’écart est de huit ans, car entre nos deux naissances il y a eu la guerre. A cause de cela nous n’avons pas eu de rapports très étroits durant l’enfance. Mais avec mon père nous avons vite remarqué qu’il était très adroit. Ainsi, par exemple, quand mon père l’emmenait dans cet avion biplace et qu’il passait le manche à Jacky, 5 ans à l’époque : installé à genoux sur le siège, il avait déjà un coup d’œil assez miraculeux. Une dizaine d’années plus tard, entre 15 et 17 ans, il a fait preuve d’une détermination incroyable ; le genre de détermination qui rappelle, pour prendre audacieusement un exemple récent, celle d’un Emmanuel Macron. Il a fait beaucoup de moto ; du trial, de la vitesse en circuit avec des Kreidler ou des Suzuki et, surtout de l’enduro dans les conditions les plus dures. Il a récolté des médailles d’or et d’argent dans des épreuves très exigeantes et formatrices comme les 6 Jours de Garmisch-Partenkirchen, les 6 Jours d’Ecosse, les 3 Jours de Bergame. A ce moment-là, on s’est dit qu’avec cette détermination il irait loin. Voici d’ailleurs ce que notre père écrivait dans le journal « aviation » de la famille en octobre 1949 : « Nous avons eu une dispute l’autre jour, parce que je reprenais le manche pour atterrir. Jacques (Junior) prétendait atterrir seul. La dispute n’a pas été trop longue cependant car le petit Jacques sait qu’une fois l’avion atterri c’est lui qui peut faire le « taxi », le contrôle des gaz me restant, et il le fait à la perfection, y compris le demi-tour final pour placer l’avion face au vent. A quel âge pilotera-t-il celui-là ? »
Et aujourd’hui ?
Je m’efforce de conduire le mieux possible et le plus attentivement. J’évite comme la peste les dépassements qui sont si souvent inutiles. Et je m’étonne que la Sécurité Routière et les media en fassent aussi peu alors que la route n’est toujours pas sûre.
François et moi n’avons pas vu le temps passer mais il nous faut prendre congé et le chemin du retour. Nous sommes toujours en 2017, comme à l’aller, et rien n’a changé autour de nous (sauf que le ciel est plus dégagé et la route sèche). Mais nous, nous sommes différents. Nous revenons enrichis. Enrichis par notre immersion dans cette épopée qu’était le sport automobile d’alors, enrichis par tous ces personnages que Pascal a fait revivre l’espace d’un après-midi. Un grand merci à lui, ainsi qu’à Ornella.
Olivier Favre
Notes
(1) Pascal Ickx fait allusion à l’accident mortel de Piero Frescobaldi au volant d’un de ces coupés Flavia Zagato, entraînant le retrait volontaire de la dernière Lancia en course, celle qu’il partageait avec Georges Harris.