Dans le panthéon du sport automobile argentin, Oreste Berta occupe une place de choix aux côtés de Fangio ou de Reutemann. L’homme est une véritable icône, vénérée par la presse et les aficionados. Sa notoriété aurait aisément pu dépasser les frontières du pays s’il avait réussi son pari fou : construire une barquette sport-prototype, puis une Formule 1.
Pierre Ménard
Lorsqu’en avril 1970 à l’occasion des 1000 KM de Buenos Aires apparut sur la piste un étrange proto très bas et tout blanc, une immense clameur s’éleva des tribunes. Pour la plus grande surprise des journalistes et observateurs étrangers présents dans les stands de l’autodrome. Les argentins, eux, souriaient à la vue de tous ces visages incrédules. Ils savaient qui était Oreste Berta. Ils savaient que celui qu’on appelait ici « El Mago » (le Magicien) allait faire parler de lui et que d’ici peu, une Berta se classerait dans les tablettes des grandes compétitions internationales. Oreste Berta ?
Jeune gloire
Le jeune trentenaire – il est né en 1938 – jouissait alors d’une belle réputation malgré son jeune âge. Ayant commencé à bricoler tout môme des moteurs de motos, puis suivi une solide formation technologique aux Etats-Unis, il se fit rapidement connaître au pays comme un préparateur moteur performant. Celui qui insufflait de la magie dans les cylindres, d’où le surnom vite trouvé. Associé à son complice Heri Pronello qui s’occupait de la partie châssis et carrosserie, il fonda en 1968 Oreste Berta S.A. à qui le constructeur national IKA (Industrias Kaiser Argentina) confia la transformation de son modèle de série Torino (rien à voir avec la Gran Torino produite par Ford) en une véritable bête de course.
Ainsi naquit la série des Liebre-Torino (les lièvres de Turin), qui raflèrent le titre national en 1967 et 1969 avec le pilote Eduardo Copello. Copello qui se distingua également en monoplace Berta dans le championnat Formula Mecanica. C’était une compétition qui naviguait entre la F1 et la F5000, exclusivement réservée aux Argentins, mais qui pouvait ouvrir de grandes portes à ceux qui y brillaient. Berta le touche-à-tout l’emporta en 1968 (Copello) et 1969 (Jorge Ternengo), et c’est ainsi qu’il put obtenir un soutien appréciable pour son projet fou : construire un sport-prototype argentin appelé à titiller les grandes productions européennes dans les courses internationales, rien moins que ça !
Le grand rendez-vous manqué
Grand soutien de Berta, le célèbre quotidien La Razon décida de contribuer concrètement à ce projet exaltant la fierté nationale : il fit venir à ses frais un V8 Cosworth d’Angleterre, et Pronello put commencer ses épures. Deux mois plus tard, soit le 1er décembre 1969, le prototype roulait ! On lui donna le nom de Berta LR, en hommage à son généreux sponsor. Malgré un accident sans trop de gravité lors d’essais privés à Cordoba – avec Oreste au volant – la Berta LR fut prête pour le grand rendez-vous : elle pouvait enfin rouler aux côtés des Porsche, Lola ou autres Alfa Romeo pour les 1000 KM de Buenos Aires (1) !
Deux pilotes argentins étaient appelés à « tenir le cerceau » dans la belle aventure, Luis Di Palma et Oscar Mauricio Franco. Malheureusement lors d’essais préliminaires sur le circuit, la voiture échappa au contrôle de ce dernier et finit dans le mur d’une tribune. Le pilote et l’auto étaient très atteints. Si la mécanique put être reconditionnée en seulement trois jours, l’infortuné Franco dut, lui, céder sa place à Carlos Marincovich. Marincovich et Di Palma allaient épater la galerie en signant d’excellents temps de qualification, plaçant leur barquette blanche en 3e position derrière la Porsche 917 de Piper/Redman et l’Alfa 33 de De Adamich/Courage ! La course fut plus cruelle : en septième position, conquise de haute lutte après un long arrêt au stand, la Berta LR dut renoncer à cause de vibrations inquiétantes, pour le plus grand désespoir d’Oreste et son équipe, ainsi que du public argentin.
Malgré le gros coup de pouce de La Razon, et le bon comportement général de la voiture, Berta ne put que constater que la compétition internationale coûtait bien plus cher que les formules nationales. Et il ne disposait que d’un seul bloc Cosworth ! La LR ne traversa qu’une seule fois l’Atlantique, pour les 1000 KM du Nürburgring 1970 où elle abandonna à nouveau, après là-encore une belle bagarre dans le peloton. Elle disputa néanmoins de nombreuses courses dans son pays au cours des années suivantes dans ces rencontres de moindre importance. Les prestations méritoires de 1970 eurent néanmoins pour conséquence d’attirer des faveurs venues du sommet de l’état.
Une Berta F1 bien fragile
Peu avant son renversement par une nouvelle junte militaire (2), le président dictateur Juan Carlos Ongaria incita fortement Oreste Berta à produire une voiture 100 % argentine. Se basant sur le Cosworth qu’il avait pu étudier de près, Berta conçut un V8 3 litres qui deviendrait le Berta V8. Dans cet élan d’optimisme nouveau, le jeune ingénieur décida qu’il viserait le plus haut de la compétition, à savoir la Formule 1. Son expérience dans la Formula Mecanica autorisa Berta S.A. à s’aventurer dans la F5000 américaine proche pour se frotter à nouveau au haut niveau international grâce à une monoplace à moteur Chevrolet, et en 1974, la Berta F1 fut mise en chantier.
La frénésie nationale monta à nouveau d’un cran lorsque la presse révéla des photos de la belle. Elle avait fière allure et ressemblait assez aux « kit-cars » anglaises alors très en vogue (3). Les premiers essais furent menés par un pilote local nommé Nestor Garcia Veiga qui, à défaut de faire exploser les chronos, fit sauter les soupapes du V8 Berta dont on découvrit alors l’extrême fragilité. Malgré de belles performances et des chiffres éloquents au banc (420 chevaux pour un taux de compression de 11:1, soit quasiment ceux du Cosworth), l’environnement de la piste amena des problèmes insoupçonnés : pompes d’injection cassées, problèmes vibratoires ou vitesse de rotation maximale fatale pour le bloc.
L’idée de Berta était d’engager la monoplace pour les Grands Prix d’Argentine et du Brésil qui ouvraient le championnat 1975. Bernie Ecclestone fut séduit et déroula un tapis de bienvenue à la nouvelle écurie. Mais hélas, tout coûtait beaucoup trop cher pour la petite entreprise, et son moteur de porcelaine proscrivait une prestation décente. Même l’aide de Wilson Fittipaldi n’y fit rien : le « cousin »brésilien, lui-même débutant sur une monoplace à son nom, joua les grands cœurs et offrit un V8 Cosworth à son alter ego argentin. A la condition expresse de le rendre « en état de marche » à l’issue des deux épreuves. Autant dire mission impossible pour l’équipe Berta qui n’avait pas les moyens de reconditionner le V8 suite à des casses qui n’auraient pas manqué d’arriver.
Berta : un petit côté Gordini
Voilà donc comment le rêve de la Formule 1 argentine se brisa sur le roc de la réalité économique. Dans une interview récente, Oreste Berta déclarait : « Dans le projet F.1, les militaires m’ont soutenu tant que cela leur convenait, ce qui était très court. Puis rien n’a abouti. Nous avions fait le moteur et, à l’exception de problèmes très mineurs, il fonctionnait. Le châssis fonctionnait aussi, nous étions très proches. Il aurait fallu que le gouvernement, qui avait aidé tant de gens à aller courir à l’étranger, nous donne un coup de main ». Ce discours fait bizarrement écho à celui entendu chez nous dans les années 50.
Amédée Gordini, lui aussi bricoleur de génie, avait en son temps tenté la grande aventure. Il avait également appelé à l’aide et bénéficié de mannes de toutes sortes, sans grand résultat. Lors d’une interview, Hermano Da Silva Ramos – qui avait piloté pour le « sorcier » – m’avait un jour dit : « Vous auriez pu donner à Gordini tout l’argent que Ferrari a reçu du gouvernement italien, il n’en n’aurait rien fait : il ne savait pas le gérer ». Comme Gordini, Berta n’avait certainement pas les épaules assez solides pour assumer une si grosse entreprise. Là où les deux excellaient, c’était dans les courses de voitures relativement simples, domaine où ils étaient capables d’extraire quelque chose de rien.
Durant les années quatre-vingts Oreste Berta décida de se concentrer sur la compétition en Argentine, en Formule 2 notamment avec Guillermo Maldonado (4), puis en F3. Il s’allia ensuite à Renault pendant une dizaine d’années pour préparer ses Fuego et faire gagner à la firme française plusieurs titres dans le championnat national du TC 2000 (Turismo de Carretera). Il passa alors chez Ford et insuffla sa « magie » dans les Ford Escort qui brillèrent dans le championnat tourisme. L’homme est toujours très actif, président de sa firme avec à ses côtés ses fils, Orestito et Brian. La Berta S.A. reste une valeur sûre et populaire en Argentine, mais il y a fort à parier que peu de ses supporters actuels savent qu’« El Mago » a un jour construit des voitures de très haut niveau qui auraient pu rivaliser avec le gratin européen si…
Je tiens à remercier mon ami Olivier Favre pour son aide précieuse dans la recherche de documentation.
Notes
(1) Disputés hors championnat, ces 1000 KM servirent en quelque sorte de course probatoire à l’édition de 1971, inscrite, elle, au calendrier international. Ils accueillirent néanmoins une très forte participation européenne.
(2) En juin 1970, Ongaria fut renversé par un autre militaire, Roberto Marcelo Levingston, lui-même évincé un an plus tard par un nouveau galonné, Alejandro Agustín Lanusse. L’Argentine vivait alors ce qu’on pourrait qualifier de façon euphémique une période politique « profondément instable » : pas moins de 13 militaires se sont autoritairement succédé au pouvoir suprême de 1966 à 1983 !
(3) L’avènement du V8 Cosworth dans la première partie des seventies eut pour conséquence la floraison impressionnante d’artisans britanniques concevant un châssis simple et sans fioritures à l’arrière duquel était boulonné l’incontournable V8.
(4) Le père de Pastor Maldonado, qui offrit à Williams sa dernière victoire en 2012.