Montlhénaco, le 14 mai 1972
Trente secondes. Le cercle épais du volant.
Ce que le temps patinerait en plus bel incipit de la littérature automobile [1], n’est à quelques tours du drapeau à damiers monégasque, pour celui qu’il concerne, Jean-Pierre Beltoise, que suspense insoutenable du chrono et mains cloquées par les ampoules que les gants en Nomex n’ont pu prévenir.
Jean-Pierre Beltoise n’a plus gagné depuis quatre ans. Il est en passe de le faire sur le plus beau circuit du monde. Sur le point d’y remporter son premier Grand Prix.
La pluie est si dense qu’elle engendrera une vitesse moyenne telle que ce XXXe Grand Prix de Monaco sera le cinquième Grand Prix le plus lent de l’Histoire.
Prise dans un tunnel aquatique, la BRM P160 n° 17 s’apprête à négocier, comme sur de la glace vive, l’épingle du Gazomètre lorsque le décor change brutalement.
La réclame Sterckeman collée à la glissière extérieure se recompose en une guérite de commissaires alors qu’une incongrue flamme Total s’enroule à la corde que borne un muret. Le revêtement est sec, soudain. La BRM accroche une adhérence nouvelle, avale sans le moindre effort une barquette, oui une barquette ! que son pilote identifie, les yeux exorbités, comme une Lola T 292 jaune, verte et rouge.
JPB vient d’être téléporté 936 km plus au Nord par la force, l’intensité, la fougue hallucinée qu’impulse à ses commentaires le speaker Jean Douay depuis la tour de contrôle de Montlhéry, où se tiennent en même temps les Coupes de l’USA.
Lui-même, Jean Douay n’est que le reflet surexcité de Stéphane Collaro qui sur la ligne de chronométrage de Monaco s’étrangle pour les téléspectateurs de la 1ère chaîne de l’ORTF.
J’y suis, à Montlhéry, j’y suis.
Immergé dans la foule massée à l’épingle du Faye, public fidèle à l’endroit, aussi prompt à rigoler des facéties du commissaire du poste qu’il surnomme Bouboule qu’à siffler en un commun élan Henri Chemin, Henri Greder, même la frêle et ma foi jolie Marie Laurent, qui tous trois alignent de lourdes et puissantes Chrysler Hemicuda ou Ford Mustang sur des plateaux de petites cylindrées.
Beltoise impose en réalité virtuelle avant l’heure sa machine en survirage au Faye, s’enfuit dans le feulement rauque du V12 BRM à l’assaut de la chicane nord, poussant la monoplace aux couleurs Marlboro vers la victoire si le bouilleur ne casse pas, s’il ne tape pas un dernier trottoir.
Et c’est fort injustement que dans l’indifférence générale Gérard Larrousse, sur la gracile Lola T 292 du team Archambeaud, accomplit son tour d’honneur. Devant des tribunes vidées de leurs spectateurs à cause de Jean Douay ; son micro les a embarqués au pied du podium érigé sur le boulevard Albert 1er où un Jean-Pierre Beltoise ému jusqu’au tréfonds de soi se voit remettre la coupe des mains du Prince Rainier.
Comme l’écrira dans « Champion » Philippe Hazan à propos des Formules Renault, « Ce fut une course sans problème remportée par Cudini devant Laffite. Ce jour-là, sur le plateau de St-Eutrope, tout le monde avait la tête ailleurs. »
Ce jour-là, une distorsion spatiale avait fondu deux circuit en un seul, Montlhénaco, dont je revins, sous un ciel bas et gris mais ô combien prometteur, chevauchant mon Peugeot 103, en chantant à tue-tête tout au long de la RN 20 un air qui ne m’avait pas quitté depuis le matin. Et que je n’écouterais jamais sans qu’il ressuscite ce jour-là : https://bit.ly/3PaBMRh
[1] première phrase de « Beltoise, le roman d’un champion », Johnny Rives, Ed. Calmann-Lévy, Paris, 1973.