Nous continuons avec Michel Têtu notre conversation au sujet de la F1 des années 80, celle qui est au centre de notre biographie de Patrick Tambay.
Olivier ROGAR
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Classic Courses : Vous avez été amenés à côtoyer de nombreux autres pilotes en F1 et dès 1979, Jean-Pierre Jabouille et René Arnoux.
Michel Têtu : Jean-Pierre Jabouille, un grand pilote. Quelqu’un de très, très influent, un peu secret. Difficile à percevoir mais avec des idées bien arrêtées. En F2 et dans les autres disciplines, il a créé des choses, il en a développé. Il a fait progresser les écuries. Ça c’est clair. Il avait de très bonnes idées mais il ne les partageait pas forcément. Pas évident à intégrer dans une équipe mais à l’époque les pilotes étaient très proches de Gérard Larousse et ça se passait bien. Il n’était pas très tendre avec René Arnoux.
Arnoux en revanche était très, très souple. Un caractère forgé, c’est sûr, agressif aussi. Probablement plus que Jean-Pierre. En course mais surtout avec la mécanique. Autant Jabouille était très cool, utilisant la voiture dans des conditions fluides, ne martyrisant rien du tout. Autant avec Arnoux, les voitures dérouillaient. Et spécialement les freins. C’était invraisemblable. A tel point qu’on a dû faire faire des étriers de freins spéciaux avec des plaquettes plus épaisses. Comme les voitures turbo, du fait de leur taux de compression très faible, n’avaient pas de frein moteur, tout se faisait aux freins. Et il n’y avait pas encore de freins carbone. René était très dur. Lors du Grand Prix des USA, on craignait de ne pas passer avec les freins. C’était invraisemblable.
Côté technique leur grande différence c’est qu’Arnoux expliquait ce que faisait la voiture et nous permettait d’en déduire ce qu’il fallait modifier, alors que Jean Pierre avait de très bonnes idées mais il ne les partageait pas forcément. Il arrivait avec les solutions. « Baisse l’avant de 2 mm », « fais-moi mettre un cran de barre en plus » etc… Il détenait l’information et on était un peu à son service.
Mais parallèlement à ça il a beaucoup fait évoluer les choses car c’est lui qui faisait tous les essais techniques et au niveau des motoristes notamment il a fait faire des progrès énormes.
Par exemple quand il a mis au point le système DPV qui permettait de réduire le temps de réponse du turbo de façon déterminante pour la suite. Il nous a fait sortir d’une impasse qui privait la technologie du moteur turbo de son potentiel. C’est lui qui a insisté auprès des techniciens et les a aidés à comprendre la façon dont le problème se manifestait. Un peu comme Senna l’a fait plus tard avec Bernard Dudot pour d’autres améliorations visant à optimiser cette technologie.
Il faut se souvenir qu’à cette époque il n’y avait pas de simulateur. Les simulations qu’on faisait étaient au banc moteur. Mais on n’était jamais en conditions réelles de course avec ces bancs. Jean-Pierre Jabouille pour mieux intégrer les contraintes du temps de réponse liée au turbo a fait monter une boîte de vitesses sur le moteur et des masses d’inertie pour reconstituer les roues. De cette manière, en passant lui – même à la « conduite » du banc, il pouvait ressentir les résultats des évolutions menées à bien par les techniciens et mieux les guider. Ça a probablement été le premier simulateur F1. Il a été d’un apport exceptionnel pour cette nouvelle technologie.
Il faut se souvenir qu’à l’époque on n’avait pas de télémétrie. On n’utilisait des systèmes embarqués que pour les essais. C’était trop lourd et encombrant sinon. C’étaient donc les informations pilotes qui étaient déterminantes. (Senna faisait des retours d’une précision extraordinaire).
Jean-Pierre, pour sa part, au début, lors du déverminage des voitures de cette ère turbo a fait très fortement progresser le système. Et Renault Sport doit le remercier. Pour Le Mans il a effectué un travail colossal aussi. Il était très pointu au niveau aérodynamique aussi. C’est Marcel Hubert qui s’occupait des voitures du Mans à l’époque. Il a beaucoup travaillé avec lui. Il avait une pertinence d’analyse sur ce plan là un peu hors du commun.
Classic Courses : Ensuite il y a eu l’ère Prost. Avec la révélation du pilote, de la technologie et des accomplissements majeurs. Malheureusement malgré les victoires, il n’y a pas eu de titre. On traitera peut-être cette période un jour mais il s’agira véritablement d’un autre chapitre tant sa densité est consistante.
Classic Courses : Et après le départ inattendu d’Alain Prost, s’est amorcée la saison 1984 !
Michel Têtu : Tambay et Warwick sont arrivés. Deux bons pilotes. Mais deux nouveaux pilotes. Ce qui n’était pas évident pour nous, on perdait nos repères. J’avais croisé Patrick Tambay en Sport-Protos chez Renault à l’époque du Mans en 1977. Il m’avait paru très sympa, très ouvert, très calme. J’en ai eu la confirmation quand je l’ai retrouvé en F1 en 1984.
J’avais dans mon équipe quelques ingénieurs et techniciens brillants. Pascal Santoni-Guérin par exemple qui s’occupait de tout ce qui était statique ainsi que des équipes de course. Il a effectué un travail d’organisation phénoménal. Calme et solide même s’il était parfois abattu par notre manque de fiabilité. Le deuxième homme-clé de l’équipe était Daniel Champion qui était chef mécanicien. Ces deux hommes étaient des piliers. Même quand ça allait mal ils montaient au feu et plaidaient la bonne cause. Ils ont, avec quelques gars du bureau d’études, toujours joué le jeu.
Parce qu’il faut comprendre que le gars qui est derrière sa planche à dessin, auquel on demande beaucoup de talent, d’efforts, de présence mais qui voit qu’on perd la course parce que le moteur a encore explosé, malgré nos motoristes qui « sont les meilleurs du monde » – ce qui était en partie vrai – en fait il ne comprend pas bien. Ce manque de fiabilité remettait toute son implication en cause.
Classic Courses : Pourriez-vous nous parler de cette année 1984 avec Warwick et Tambay ?
Michel Têtu : Premier contact avec Tambay, très bon. Garçon très simple, bien éduqué et réfléchi. Toutes ses analyses ont été pertinente. Il n’essayait pas d’imposer son point de vue. A chaud il savait garder son calme, il ne s’énervait pas. Je ne l‘ai jamais vu quitter un briefing. Pour moi il était très positif dans le système.
La seule chose qui m’a choqué quand il est arrivé est qu’il nous a imposé d’embaucher son ingénieur de chez Ferrari, Carletti. On a trouvé un peu bizarre qu’un pilote impose son ingénieur. Surtout quelqu’un de ce niveau. Alain Prost nous avait demandé d’embaucher un de ses mécanos de F3. Il se confiait beaucoup à lui. C’était un garçon sympa et très compétent. Tambay, lui ne se confiait qu’à Carletti. De ce fait je n’ai pratiquement pas eu de contacts avec lui. C’était un peu difficile. Mais Gérard Larousse, très diplomate, nous avait expliqué que c’était quelqu’un d’important car il avait l’expérience des boites de vitesses Ferrari qui étaient extraordinaires. Grâce à lui on arriverait à progresser dans ce domaine où on avait eu quelques déboires.
Chez Renault on sous-traitait dans de nombreux domaines, mais moteurs et boîtes de vitesses étaient intégralement réalisées en interne. On avait un département boîtes de vitesses qui était musclé et la Régie nous donnait beaucoup de support. Engrenages, fiabilité. Au début tout le monde utilisait des boîtes Hewland dont chaque équipe refaisait simplement un carter adapté au dessin de la transmission. Mais chez nous, avec le couple et la brutalité des moteurs turbo, tout cassait. Rien ne tenait. Castaing et Larousse avaient mis en place un département dédié.
On comptait donc sur Carletti. Mais on s’est rendu compte que ses connaissances étaient celles d’un ingénieur d’exploitation, pas d’un concepteur…
C’était le seul interlocuteur de Patrick. Il ne parlait qu’à lui. A tel point qu’il nous avait imposé de faire le revêtement de son siège baquet avec du tissus qui venait de chez Ferrari. On l’avait un peu mauvaise chez Renault Sport.
Patrick, gentleman, ça c’est sûr. Réfléchi dans toutes ses analyses. Grande classe. Je me souviens que pour bien s’intégrer dans l’équipe il a quand même fait une invitation générale au Moulin Rouge. C’était son sponsor. Mais malgré tout il nous a tous fait inviter et c’est la première fois que nous voyions un pilote fournir un tel effort vis-à-vis de son équipe.
Arnoux avait, lui, la gentillesse de venir régulièrement à l’usine et pas seulement pour rencontrer ses ingénieurs ou Gérard Larousse. Il venait rencontrer les techniciens, les ouvriers qui ne venaient jamais sur les Grands Prix. Les tourneurs, les fraiseurs. Il passait du temps avec eux. Discutait vraiment.
Sinon Patrick partageait beaucoup de temps avec Gérard. Ils avaient noué une solide amitié.
Classic Courses : En termes de résultats l’année 1984 n’a pas été mauvaise. Avec pourtant quelques frustrations, là aussi.
Michel Têtu : C’est la RE50 de 1984 qui, la première, complètement en carbone, intégrait toutes les formes de la carrosserie au châssis, jusqu’au couple de fixation du moteur. Pontons et fonds plats étaient rapportés.
Par l’intermédiaire de Renault on avait été mis en contact avec un sous-traitant. Un fabriquant aéronautique, Hurel-Dubois. On leur a donné un cahier des charges. C’est eux qui ont défini la structure en termes de résistance. Mais ils n’avaient pas d’expérience automobile. Ça a semblé bien fonctionner tant qu’il n’y a pas eu de problèmes révélant les faiblesses du châssis.
A Monaco ça s’est très mal passé. Patrick s’est cassé la jambe à la suite de l’accrochage avec Derek Warwick. Les coques se sont cassées sous le choc lorsqu’ils ont heurté les protections. Les triangles de suspension – avant – sont rentrés dans la cellule… On était catastrophés. Les temps de réaction étaient longs. On ne vivait plus. On se demandait si on pourrait enchaîner sur le Grand Prix suivant. Hurel-Dubois a rectifié le tir immédiatement et tout est revenu dans l’ordre. Les coques ont été modifiées, renforcées. Sans obérer la forme et la compétitivité de la voiture.
Patrick et Derek ont quand même fait de très bons résultats avec la RE 50 en 1984 en qualifications et en course. Dommage que cet accident ait éliminé les deux voitures. Dommage qu’il y ait eu des casses de turbo. Et dommage surtout qu’il y ait eu des problèmes invraisemblables de consommation.
Il faut se souvenir que le règlement nous avait fait diminuer la capacité des réservoirs. C’était la première voiture avec 200 litres de capacité. Faire un Grand Prix avec 200 litres c’était quasi -impossible. Pour bien situer les choses, chez Renault fin 1984 on était en tout et pour tout, 48 ! Châssis et carrosserie. Même si on sous-traitait beaucoup de choses, l’effectif était tout de même très réduit !
Pour gérer ces problèmes de consommations, il avait été mis en place au sein de Renault Sport une petite cellule qui ne faisait que du calcul de performances. Jean Coquerie s’en occupait. Il avait fait un programme qui calculait pour chaque circuit la consommation, en fonction de nombreux paramètres. Il y avait des circuits où visiblement on ne passait pas. Et en course, on a connu les affres de la panne sèche ou du ralentissement en fin de parcours pour l’éviter. Exemple : au Grand Prix de France où Patrick avait fait la pole mais où il a dû laisser passer Lauda pour cette raison.
Patrick a vraiment joué de malchance. Il aurait dû gagner des Grands Prix !
Classic Courses : Est-ce qu’à cette époque il était devenu difficile chez Renault Sport de prendre des décisions, on prête en effet à Renault des effectifs impressionnants lors des réunions de direction et une certaine inertie décisionnelle en résultant ?
Michel Têtu : Au niveau de Renault Sport, je ne suis pas tout à fait d’accord parce que lorsque François Castaing est parti, Bernard Dudot a été nommé directeur technique. Il était un homme de synthèse, très pondéré, très réfléchi. Il avait peut-être, parfois, du mal à prendre des décisions sur le vif car en exploitation on avait un rythme effréné. Une course toutes les deux semaines et entre les courses, des séances d’essais dont le nombre n’était pas limité. Pascal Santoni-Guerin veillait au grain à l’usine. Heureusement.
Cela étant j’ai bien senti que courant 1984 Gérard Larousse, qui était notre patron, sentait le vent tourner et n’avait plus les moyens d’être aussi incisif dans ses décisions. Le budget était en réduction, ce qui était un indice fort concernant la volonté de la maison mère d’aller de l’avant ou pas…
Gérard était vraiment la personne qu’il fallait à la tête de Renault Sport. Il avait un parcours, Il fédérait. Il avait une vision et épargnait à ses collaborateurs les affres des relations avec la direction générale. C’était un grand patron.
Classic-Courses : Pour revenir aux pilotes, il semble que pendant l’ère turbo les moteurs développaient jusqu’à 1300 ch. en qualifications. Ces pilotes étaient – ils spéciaux ?
Michel Têtu : Il faut être admiratif de ces pilotes. On ne le dit pas assez. Ces voitures étaient plus puissantes et plus légères que celles d’aujourd’hui. En comparaison, on pourrait trouver celles d’aujourd’hui aseptisées. Direction assistée, boites automatiques, gestion du freinage, communication radio. Equipe technique de presque cent personnes sur les circuits et autant à l’usine les jours de Grand Prix qui suivent absolument tous les paramètres de la voiture pour aider le pilote à la prise de décision. La discipline a évolué. Les pilotes restent les meilleurs du monde. Mais on doit tirer un grand coup de chapeau à ceux des années 80 !