17/04/2025

Michel Beaujon et la 2e place de Ligier au Mans 1975 – 1

1e partie – une vie d’ingénieur chez Ligier – La 2e place de Ligier au Mans 1975

Michel Beaujon a débuté sa carrière dans le sport automobile alors qu’il n’était pas encore diplômé, au début des années 70, chez Ligier. Il faudrait même dire chez Guy Ligier tant les deux hommes ont été proches. Il s’en est suivi une collaboration qui n’a trouvé son terme qu’avec la disparition de Guy.
Nous suivrons les pas de l’ingénieur tout au long de sa carrière en compétition en plusieurs épisodes.

Propos recueillis par Olivier Rogar

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1972 : De l’école à la planche à dessin

OR-CC : Comment s’est faite votre entrée dans le sport automobile ?

Michel Beaujon : C’est très particulier parceque je préparais mon diplôme d’ingénieur de l’INSA, l’Institut National des Sciences Appliquées de Villeurbanne, et j’étais en cinquième année, je n’étais donc pas encore diplômé. Mais sachant que toutes les éliminations s’étaient faites au cours des années précédentes, le diplôme n’était plus qu’une formalité.
Et donc je rencontre Guy Ligier. Ca restera toujours pour moi un peu une énigme parce que je n’ai jamais fait de voiture, forcément, je ne suis pas encore ingénieur et Guy me fait confiance, me fait comprendre que si je suis prêt à venir chez lui, il est prêt à m’accueillir.
C’est en 1972, Michel Têtu vient de partir, c’est lui qui a fait la JS1, la JS3 et la JS2. Cette dernière va etre commercialisée et moi je suis censé rentrer pour faire la voiture basée sur la JS2 qui doit courir en 1973.

Ligier JS2 et JS3 comme lors du Salon de l’Auto 1971 © Olivier Rogar
Michel Têtu – Ligier JS2 © Olivier Rogar

CC-OR : Et vous êtes directement dans le grand bain. 

Michel Beaujon : Les choses ne se passent pas tout à fait comme ça, parce que les premières JS2 commercialisées sortent de chaîne, et il faut demander une réception à titre isolé pour chacune des voitures. Donc à la préfecture, j’en passe quelques-unes, et puis à un moment donné, on me fait comprendre que comme tout le monde, si on veut devenir constructeur, on fait un dossier des mines, on passe une voiture au crash test, et puis on a une réception non plus à titre isolé, mais par type.
Et la personne me dit, de toute façon, qu’est-ce que vous avez à perdre à faire un dossier des mines ? Et j’attaque le dossier des mines avec Gilbert Gorin, qui s’occupait vraiment de l’industrialisation de la voiture, pour la commercialiser. Je m’y consacre pendant plusieurs mois et on passe une voiture au crash test avant Noël 1972.

Ligier JS2
Ligier JS2 de série 1971 © DR

Sauf que la voiture de course prévue pour 1973, elle n’a pas été développée puisque je n’ai pas travaillé dessus du tout. Je me dis bon je vais quand même essayer en début d’année de faire une amélioration de la voiture. Mon idée c’était d’y mettre un aileron arrière. La 73 est la première qui a un aileron arrière. Cet aileron est né d’une façon un peu curieuse aussi, parce que je vais à l’aéroport à Vichy, il y avait un aéroclub qui avait beaucoup de types d’avions, et je demande à l’une des personnes présentes quel est l’avion qui porte le plus ? Elle m’en désigne un en particulier, un Morane Saunier « Rallye ».

Je lui demande si je peux relever le profil de l’aile. « Oui si vous voulez, relevez un profil d’aile comme ça ». C’était apparemment un avion qui avait une très grosse portance, donc me voilà parti pendant tout l’après-midi à relever comme je peux le profil de l’aile, et je rentre le soir au bureau d’études, je le mets à l’envers, et je me dis s’il porte beaucoup, comme celà il va déporter beaucoup, et voilà comment est né le premier aileron sur la voiture de 1973. La voiture de compétition.

1973 Première auto et Tour de France Automobile

Guy Chasseuil – Guy Ligier – Gérard Larrousse – Ligier JS2 – Test au Castellet 1973 © DR

CC-OR : La voiture de 1973 est engagée rapidement ?

Michel Beaujon : On commence, on fait quelques courses, notamment le Tour de France Automobile, où on aurait déjà pu faire un beau résultat, mais on a eu un problème sur un réservoir d’essence qui s’est ouvert sur 70 centimètres de haut. Guy Chasseuil dans l’auto est baigné d’essence. Beaucoup de chance ce jour-là qu’il ne se passe rien, et donc on n’a pas le résultat qu’on aurait déjà pu avoir au Tour de France Automobile.

Ligier JS2
Ligier JS2 – Guy Chasseuil – Christian Baron – Tour de France Automobile 1973 © DR

On a donc un peu plus de temps et je me dis la voiture de 1974, je vais en faire une vraie voiture de course.

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La 73 avait encore les roues avec 5 boulons, pour les changer rapidement, ce n’est pas tout à fait ça. Donc je fais un écrou central et je refais complètement les trains, complètement, toutes les épures de suspension, les pivots, les porte-moyeux, tout. L’aileron qui est sur la 73 était limité à la largeur du hayon pour qu’il se lève avec, je le modifie pour qu’il fasse toute la largeur de l’auto.
Je fais une prise d’air dynamique sur le toit en même temps, des persiennes sur les ailes avant pour enlever la pression. Donc vraiment une nouvelle voiture, tout était refait.

CC-OR : Elle était toujours avec le moteur Maserati ?

Michel Beaujon : Oui et puis à cette époque-là, j’allais énormément chez Maserati, et j’avais sympathisé avec deux ingénieurs là-bas qui m’avaient appris énormément de choses, en me disant qu’ils étaient très contents qu’on courre avec leur moteur. « Allez, on va t’apprendre ! » et effectivement, ils m’ont appris entre autres, comment stabiliser les centres de roulis par rapport à l’axe voiture et en hauteur, enfin comment tracer, parce qu’à l’époque, pas d’ordinateur, tout à la main. C’était des gens du bureau d’études qui travaillaient sur les voitures commercialisées, mais qui avaient beaucoup de savoirs dans ce domaine.
J’en ai profité puisque j’allais là-bas extrêmement souvent. Et à chaque fois, ils me disaient, tiens, on va t’apprendre comment ça, ça, ça….

Donc avec la JS2 de 1974, j’ai mis en application un peu tout ce que j’avais appris là. Et la voiture, dès le début de saison, a bien marché.
On a gagné les 4 heures du Mans. A l’époque, il y avait une course de 4 heures qui était au mois de Mars. Elle se courait en deux manches de deux heures.
Comme on n’avait pas fait suffisamment de voitures pour pouvoir être homologués en GT,  on était en Sport Prototype. On courait avec les Matra et les Alfa 33. Ce n’est pas tout à fait le même niveau mais bon, on est deuxième lors de la première manche derrière la Matra et lors de la deuxième manche, la Matra s’arrête et on est deuxième derrière le gros proto Alfa qui n’avait pas fait de résultat lors de la première manche. En temps cumulés on était premier avec Guy Chasseuil au volant, voilà. Donc première victoire de la voiture qui sort de la planche.

CC-OR : Puis arrive le Tour de France Automobile 1974.

Michel Beaujon : Là on fait un merveilleux doublé, c’était le premier doublé de l’histoire Ligier. Avec Gérard Larousse dans l’une (#139) et Bernard Darniche (#140) dans l’autre. On avait aux manettes les deux bonnes personnes, et cette année-là on gagne l’intégralité des circuits, des spéciales, tout, 1er  et 2e , du premier jusqu’au dernier jour.

Et à l’époque le Tour de France Automobile était une grande course. C’est l’année où nous avons Johnny Rives avec Gérard Larousse et Jean-Pierre Nicolas. Ils sont trois car au cours de la cinquième étape, Jean-Pierre Nicolas remplace Gérard Larousse pris par d’autres engagements. Dans l’autre c’était Bernard Darniche et Jacques Jaubert.

Les 10 000 Tours
Gérard Larrousse – Johnny Rives TdF 1974 – Ligier JS2 Maserati @ DR

On fait 1er et 2e forcément à l’arrivée, puisqu’on a fait 1er et 2e depuis le début sur toutes les spéciales et tous les circuits. 1974 c’est une victoire un peu inespérée pour la première voiture que je conçois officiellement.

Ligier JS2
Tour de France Automobile 1974 © DR

1975 Projet Le Mans pour Michel Beaujon

CC-OR : Guy Ligier pouvait être satisfait de son choix audacieux !

Michel Beaujon : Après le Tour de France, c’était en septembre, il m’appelle, il me dit « descends », bon, quand j’étais appelé comme ça, je savais qu’il allait y avoir une décision.

Et il me dit  « Et bien voilà, tu vas mettre le Cosworth dans la JS2. » Moi : « Le Cosworth dans la JS2 ?!! » Pour moi le Cosworth c’était le moteur de la majorité des F1 à l’époque. Il poursuit « Je t’ai pris un rendez-vous chez Cosworth ». Quand ? « Demain, mais ……. demain après-midi ».

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Et me voilà parti au centre de l’Angleterre, et les gens de Cosworth me disent « Faites la voiture qui va au bout des 24 heures, et nous on construira le moteur qui ira au bout des 24 heures, sans problème. Il ne fera pas la puissance des moteurs de F1, il fera 420 chevaux, mais il y ira au bout, donc faites la voiture qui va au bout ».

A mon retour j’explique tout ça à Guy. « Aller, à l’oeuvre, vas-y ! ». Et je me lance dans une voiture 100% nouvelle. Le but que Guy m’avait donné et répété à longueur de temps, c’était que la voiture ne devait rien peser. Je lui ai demandé « C’est quoi rien ? »  « Rien, c’est rien, elle ne doit rien peser !

Alors j’ai refait entièrement la voiture, notamment le couple avant qui était réalisé sur les voitures commercialisées, et même sur la voiture qui courait en 74 avec du tube carré de 30-30. J’ai utilisé des tout petits tubes ronds de 18 et de 20 mm de diamètre en 15CDV6. Evidemment, c’était spectaculaire quand on le regardait, parce que par rapport à l’autre couple on avait l’impression que c’était pour jouer.

C’est peut-être la seule fois dans toute ma carrière où j’ai vu Guy inquiet pour une pièce. Un soir il est monté au bureau d’étude et sans rien dire a fait plusieurs fois le tour du bureau, comme ça, regardant toutes les planches à dessin. Je pensais qu’une question allait arriver. Ça n’a pas manqué. A un moment il m’a demandé : « T’as vu le couple avant ? », j’ai répondu « Oui ». Je ne comprenais pas la question à ce moment-là. « Je l’ai dessiné, je l’ai calculé et tout va bien », « Oui mais t’es sûr ?! » et trois fois il m’a répété, « T’es sûr ?! », « Oui, je suis sûr, si les efforts passent dans le sens prévu, oui je suis sûr» , « Ah bon » et puis il est parti.

Je me suis dit, si on laisse ce couple avant par terre pendant les 24 heures, il va me dire « T’es toujours sûr là ?! ». Heureusement, il ne s’est rien passé, rien du tout, la voiture pesait 820 kg sur les bascules de l’ACO, alors que celle avec le Maserati pesait 978 kg. En effet cette année-là on a engagé deux Cosworth et une Maserati, qui était une voiture de 1974.

CC-OR : Et vous ne faites que Le Mans en 1975 ?

Michel Beaujon : Non, on avait fait deux ou trois courses de 1000 km avant, on voyait que l’auto avait du potentiel, mais évidemment on courait contre les vrais Proto, Mirage, Alfa etc donc on n’était pas dans la même catégorie, mais officiellement on était en Sport Proto, parce qu’on n’avait pas le nombre de voitures vendues pour être homologués en GT.
Et quand arrivent les 24 Heures du Mans, les voitures à battre ce sont surtout les Gulf Mirage qui aux essais font 1er et 2e. Mais nous on est 3e et 5e avec les deux Cosworth et la Maserati est 9e, ce qui n’est pas si mal non plus. Ça laissait augurer d’une course plutôt sympa.

CC-OR : Comment s’est déroulée la course ?

Ligier JS2 – 24H du Mans 1975 © DR

Michel Beaujon : Les pilotes, c’était toujours Chasseuil et Lafosse sur la 1e Cosworth, sur la seconde il y avait Pescarolo et Migault et sur la Maserati, Beltoise et Jarier. Cette dernière a fait trois ou quatre heures de course parce qu’elle a fini dans le rail, poussée par une Ferrari. Bon…une voiture éliminée. 

Puis Chasseuil s’est arrêté en me disant qu’il n’avait plus de pression d’huile. Et là je fais bêtement perdre les 24h à Ligier. En fait dans le stress de la course, je réfléchis mal. Il me dit « Je n’ai plus de pression d’huile du tout depuis les Hunaudières ». Si le Cosworth n’avait plus eu de pression d’huile dans les Hunaudières, il n’aurait même pas pu aller au bout de la ligne droite. Donc bêtement je fais changer le manomètre de pression d’huile et on perd 2 tours.

Ligier JS2
Ligier JS2 – 24H du Mans 1975 © DR

A ce moment-là on est 3ème derrière les deux Mirages, mais tout se présente bien, on a perdu 2 tours mais on a encore deux voitures.  Mais en début de nuit, la voiture de Pescarolo et Migault qui est au volant si j’ai bonne mémoire, a un accident. La De Cadenet qui le précède dans les Hunaudières perd tout son capot arrière avec l’aileron, tout. Et comme il est immédiatement derrière, l’avant de la JS2 est détruit.

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Guy ne voulait pas que l’on monte des structures différentes dans leur principe, de la voiture de série. La voiture de série était monobloc, donc il voulait que la voiture de course le soit également. J’avais évoqué le sujet en disant que ça serait plus facile de changer un avant s’il y en avait besoin.
Donc on est resté avec l’avant monobloc. Et l’avant de la voiture était totalement détruit. On a passé plus d’une heure vingt, une heure trente pour essayer de réparer, parce qu’on avait prévu un avant de rechange, mais comment le monter sur quelque chose qui était complètement pulvérisé.

Pour cela, on a passé un temps fou à faire des pattes en aluminium pour finalement arrêter l’auto, parce que c’était trop dangereux : ce qu’on avait subi, on allait le faire à subir à un autre concurrent à un moment ou un autre.

Ligier JS2 Cosworth – 24H du Mans 1975 © DR

Signer pour une 2e place

CC-OR : Vous n’êtes pas tentés de jouer le tout pour le tout ?

Michel Beaujon : Cette voiture arrêtée, il ne nous en restait plus qu’une.

Et là, on s’est posé la question, est-ce qu’on va chercher le premier ? On avait passé une des deux Mirage, et on était donc deuxième, intercalé entre les deux. Puis finalement on décide de garder la deuxième place jusqu’au bout, si on peut, et de ne pas aller chercher la Mirage de tête.

En fait on ignorait qu’ils avaient des problèmes. Et on va comme ça jusqu’au bout, on termine deuxième à un tour. Sachant qu’on en avait perdu deux que l’on n’aurait jamais dû perdre, je revendique la perte des 24 heures…

Gulf Mirage et Ligier JS2 – 24H du Mans 1975 © DR

Bon, c’est comme ça. Et là, ce qui est encore plus cruel, c’est que Jacky Ickx et Derek Bell gagnent et Jacky arrive et dit à Guy, « Qu’est-ce que t’es sympa de nous avoir laissé gagner ! Pourquoi t’as pas essayé de nous passer ? T’aurais eu aucune difficulté. Tu serais passé comme t’aurais voulu, il nous manquait deux rapports et nous avions beaucoup de problèmes ».
Alors du côté de Guy, ce n’était pas franchement la phrase qui allait arranger les choses…

Mais sur le podium, ils l’ont fait monter sur la plus haute marche, c’était l’idée de Derek Bell !

Ligier JS2
Guy Ligier sur la 1e marche avec Derek Bell et Jacky Ickx – 24H du Mans 1975 © DR

Et de mon côté je me dis : « Bon, vu que t’en as fait une belle, ça devrait s’arrêter là, l’affaire ». J’en étais persuadé, mais pas du tout, c’est là qu’est née avec Guy une relation vraiment particulière que j’ai conservée toute ma vie.

Le lundi ou le mardi, il m’appelle et me dit : « Il paraît que tu fais la gueule ? ». « Oui, il me semble que j’ai une raison », « C’est bon » dit-il, « Mais t’aurais pas signé la semaine dernière, avant de partir au Mans, pour être deuxième à un tour ? »

Donc voilà, c’est la dernière course officielle de la JS2 et ça aurait pu être une merveilleuse victoire aux 24 heures du Mans au général. Ce n’est qu’une deuxième place, bon… Ça c’est le manque d’expérience et le fait de vouloir bien faire. On ne pouvait pas imaginer, il ne faisait même pas encore nuit, que le lendemain c’est ce qui allait nous coûter la victoire. C’était tellement improbable. Bien sûr que la sagesse faisait que c’était plus prudent de faire ça alors que c’était d’une stupidité totale…

A suivre…

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