Gianni Cancellieri, en juin 2002, rencontrait une fois de plus Mauro Forghieri pour une interview qui a pris le ton d’une conversation entre amis. Très touché par la disparition de l’Ingénieur, Gianni l’a ressortie de ses archives estimant qu’elle avait gardé toute sa pertinence et qu’elle présentait l’Ingénieur tel qu’il l’était.
Une conversation intime qui pousse le génial Mauro Forghieri à se confier. C’est ce ton qui nous a enchanté. Gianni est un homme on ne peut plus aimable et généreux, il nous a autorisés sans une seconde d’hésitation à traduire cet entretien. Il nous a également confié les photos qui illustrent cette note, elles proviennent de sa collection personnelle, nous lui en sommes très reconnaissants.
Nous avons tenté d’en restituer l’esprit au plus près.
Jean-Paul Orjebin
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Mauro Forghieri rejoint Enzo Ferrari
Qui est Gianni Cancellieri ?
Né à Mantoue en 1934, >Gianni Cancellieri est l’un des journalistes et historiens les plus réputés du monde de l’automobile.
Il commence à écrire au début des années 50 dans la Gazzetta di Mantova traitant plus particulièrement l’athlétisme.
Il passe ensuite au Resto del Carlino, (le journal de Bologne) où il accomplit le rituel « gavetta ». (équivalent de la rubrique des chiens écrasés, celle par laquelle la plupart des journalistes démarrent humblement leur carrière)
En 1962, il arrive à Autosprint et commence à se spécialiser dans les sports mécaniques.
En 1970, il est appelé à diriger le mensuel Automondo et en 1977 il prend la responsabilité de la rubrique Moteur de la Gazzetta dello Sport. Quatre ans plus tard, il revient à Autosprint en tant que directeur et, en 1985, il est codirecteur du nouveau-né Auto.
En 1989, il est à la tête de Ruoteclassiche et en 1993, il commence à travailler pour son compte, en tant que freelance, en collaborant avec des journaux prestigieux et en effectuant des missions de conseil pour différents commanditaires, dont le Musée « Tazio Nuvolari » de Mantoue, pour lequel, en 1999, il met en place un site web consacré au «champion» des deux et des quatre roues.
Il est l’auteur d’une quantité de livres consacrés à l’automobile
Il vit et travaille à Milan, il a deux fils.
Jean-Paul Orjebin
« Furia » per sempre, par Gianni Cancellieri
“Furieux” pour toujours
Traduction de Jean-Paul Orjebin
Nous sommes du même âge. Lui, né à Modène le 13 janvier 1935, 76 jours après moi. Nous nous connaissons depuis quarante ans (soit 1962, NdT), la considération mutuelle nous conduit à une confiance évidente et dans notre cas, le détachement entre enquêteur et interviewé part en fumée.
Je le considère comme l’un des hommes qui ont le plus contribué à rendre la société Ferrari géniale. Il pense de moi que je suis « l’un des rares journalistes presque honnêtes » et il me le répète en riant à chaque fois que nous nous croisons.
Mauro Forghieri, alias « Furia », pendant tout ce temps a très peu changé. Il a encore les cheveux presque noirs, quelques rides sur le visage, pèse peut-être quelques hectogrammes de plus, mais il continue de scruter le monde à travers ses épais verres de lunettes qui dilatent ses yeux toujours en mouvement et curieux.
Il ponctue ses paroles avec une intensité de ton qui le caractérise incontestablement. Même lorsqu’il exprime le plus calme des jugements, même lorsqu’il fait preuve d’un équilibre et d’une mesure indéniables, on sent tout le temps sourdre le feu de la passion.
Gianni Cancellieri : – Cela t’a mis en colère quand ils t’ont surnommé « Furia » ?
Mauro Forghieri « Non, c’est le contraire : ils m’appelaient Furia parce que, c’est vrai, parfois je me mettais en colère ».
GC -Tous les lecteurs ne savent pas ou ne se souviennent pas qui était Furia.
Mauro Forghieri « C’était un beau cheval noir et fougueux, le protagoniste d’une série télévisée diffusée en Italie à la fin des années 50, très populaire parmi les enfants avant l’invasion des dessins animés japonais. Cependant, la comparaison avec un cheval me convenait. Si ça avait été un âne, peut-être que je l’aurais moins aimé… ».
GC – Tes débordements avec des mécaniciens et divers collaborateurs provenaient de l’exécution de travaux qui n’étaient pas conformes à tes indications ?
Mauro Forghieri « Généralement oui : dans un travail d’équipe, dans la façon dont on est évalué par le monde extérieur, le patron est responsable de l’activité de chacun ; mais en interne, il ne peut ignorer les responsabilités des individus. En tout cas, je ne pense pas avoir jamais manqué de respect à qui que ce soit. De temps en temps, je criais, oui. C’était plus fort que moi ».
GC – Cependant, tu criais seulement après tes mécaniciens ou plus généralement après ceux qui étaient sous ta responsabilité.
Mauro Forghieri « Eh bien, cela aurait été un peu trop facile, ou disons pas très loyal, n’est-ce pas ? Non, non, si Enzo Ferrari lui-même me faisait perdre patience, je criais aussi après lui».
GC – Vous aviez deux tempéraments à certains égards très similaires, n’est-ce pas ?
Mauro Forghieri « C’est vrai, et c’est pourquoi nous nous sommes affrontés de temps en temps ».
GC –Souvent ?
Mauro Forghieri « Non, ne transmettons pas de légendes. Nous nous sommes disputés quand nous ne pouvions pas nous en empêcher. Il criait, devenait tout rouge et je devenais plus rouge que lui et criais plus fort ».
GC – Tu savais que tu pouvais te le permettre.
Mauro Forghieri « Disons jusqu’à un certain point. Il était bien conscient du fait que nous nous souciions tous les deux de la même chose, nous poursuivions le même objectif : le succès de l’équipe, d’une voiture, d’un choix de design et ainsi de suite. Mais les chemins qui partent d’une idée pour la mener à sa réalisation sont nombreux. Dans le cadre d’une recherche, vous pouvez également en explorer plusieurs, mais a un moment donné, vous devez en prendre un et le suivre jusqu’au bout, c’est sur ce point qu’il pouvait y avoir des tensions ».
GC – Aussi parce que, avouons-le, Ferrari n’était pas un technicien.
Mauro Forghieri « C’est particulièrement vrai sur le plan théorique. Mais quand on passait à la phase de réalisation, il changeait, démontrant une capacité d’intuition qui n’a jamais cessé de me surprendre. N’oublions pas que c’était un homme du XIXe siècle ».
GC – D’accord, mais sur certains choix stratégiques, il semble que l’on puisse lui imputer le retard avec lequel Ferrari s’est adapté aux techniques gagnantes : je pense aux freins à disque, au moteur arrière…
Mauro Forghieri « Non, attention, n’oublions pas que parfois des motivations économiques ou politiques entrent en jeu – de la politique de l’entreprise, dis-je – qui peuvent prévaloir, au moins pour un temps, sur celles de nature technique. Le cas des freins à disque est emblématique : il est impensable que Ferrari « n’ait pas compris » leur supériorité sur les freins à tambour. Le fait est que, comme il l’a lui-même écrit, il avait un contrat de trois ans en cours avec le brevet Alfin (coulée de l’anneau en fonte dans le tambour en aluminium) qui, au moment de la signature, était la meilleure technique offerte. Puis, quand il a été surmonté, l’usine a mis un peu plus de temps pour arriver à la conversion indispensable. Mais son cas n’était pas unique : il suffit de penser à Porsche, qui a continué pendant un bon moment avec les tambours pour ne pas acheter les brevets anglais Girling ou Dunlop ».
GC – Et le moteur arrière ? L’histoire des chevaux qui doivent se tenir devant et non derrière la charrette ?
Mauro Forghieri « Je me demande si cette blague est vraie. Qui sait, je veux dire, si Ferrari l’a vraiment dit ou si, comme il l’a prétendu, on lui a fait dire… ».
GC – Toujours la faute des journalistes ?
Mauro Forghieri « Mais allez, ne jouez pas les éternelles victimes. Toujours sur cette question, un malentendu doit être clarifié : Ferrari n’aura pas été un maître de la technique, d’accord, mais pas ignorant au point de ne pas comprendre pourquoi les Cooper tournaient autour de ses voitures et remportaient le championnat du monde. La vérité est ailleurs : à la fin des années cinquante, la production des Ferrari de Grand Tourisme a commencé à acquérir une bonne consistance, augmentant d’environ cent unités par an, 100, 200, 300, 400 et ainsi de suite. Il s’agissait, bien sûr, de voitures à moteur avant, et Ferrari craignait que si les voitures de courses avec le moteur derrière le pilote commençaient à s’imposer dans les courses, la valeur et l’identité de la marque pourraient en quelque sorte être détériorées, ou en bref, apparaître comme une image confuse. Une peur irrationnelle, vue avec le recul, mais de bon sens. C’est Chiti et Bizzarrini qui lui firent changer d’orientation, au-delà des échecs ».
GC -Personne n’aime perdre, mais Ferrari moins que quiconque.
Mauro Forghieri « Il détestait arriver derrière. Mais quand cela se produisait, il voulait savoir et comprendre pourquoi. S’il était convaincu que ses pilotes n’avaient pas tout donné y compris leur âme, il les stimulait, il les travaillait, réussissant d’une manière ou d’une autre à alimenter leur rivalité : en cela il avait une capacité diabolique. Si, en revanche, il devait se résigner à accepter que ses machines étaient en cause, il souffrait davantage, et dans ce cas, il avait d’autres hommes à blâmer : ses techniciens ».
GC – Et quand il gagnait, lésinait-il sur les éloges ?
Mauro Forghieri « Il avait sa propre manière étrange, indirecte, parfois ironique, toujours avec l’air d’insinuer : « D’accord, nous avons gagné mais il ne faut pas que cela nous monte à la tête ». Sans aucun doute efficace, cependant : qu’il était un communicant exceptionnel, je n’ai certainement pas besoin de te le faire découvrir. Par exemple, après une course au cours de laquelle nos voitures avaient conquis les deux premières places, il m’a demandé au téléphone en riant : « Comment se fait-il que nous n’ayons que vingt secondes d’écart avec à la troisième ? ».
GC – De 1959 à 1986 : vingt-huit ans chez Ferrari. Comment dire… une vie.
Mauro Forghieri « Une de mes vies. Quoi qu’il en soit, les meilleures années. Vécues avec beaucoup de gloire et peu d’argent : rien, comparé aux chiffres qui circulent aujourd’hui. Des années que j’ai « payées » en offrant trop de dévouement ».
GC –Trop ?
Mauro Forghieri « Oui, une folie. C’est peut-être le seul regret que j’ai : le temps infini passé à étudier et à travailler et enlevé à ma famille. Je ne renie pas le choix lui-même, je suis comme ça, mais la quantité d’efforts était énorme, presque inhumaine ».
GC – En repensant à tes quinze premières années chez Ferrari, tu sembles être à bout de souffle. Dans toute l’histoire du sport automobile, je ne trouve pas d’exemple comparable à ce que vous avez fait à Maranello. Vous avez couru partout : Championnat du Monde de Formule 1, de Sports-Prototypes, de GT, Championnat d’Europe de Formule 2 et de la Montagne, Can-Am, Série Tasmane … Une activité, une omniprésence sportive difficile à imaginer.
Mauro Forghieri « Ferrari avait grandi et l’ambition du Patron aussi. Il pensait qu’il pouvait émerger n’importe où et, bien sûr, de temps en temps, de bons résultats venaient qui le renforçaient dans cette conviction. Mais tout aussi naturellement, il y a eu des revers et, en fin de compte, le budget global a été une énorme dépense de ressources économiques et d’énergie ainsi qu’une incroyable dispersion des efforts techniques et organisationnels. Une erreur. Heureusement, nous avons réussi à le convaincre de tout concentrer sur la Formule 1, mais cela a perduré jusqu’en 1974. Ce n’est pas un hasard si, en 1975, nous sommes revenus pour remporter le titre mondial après onze ans ».
GC – En ce qui concerne les titres mondiaux, votre tableau d’honneur en comprend une bonne douzaine (8 pour les constructeurs et 4 pour les pilotes). Et nous nous limitons à la Formule 1, en laissant de côté toutes les autres catégories. Comment devient-on si bon ? Comment apprends-tu à concevoir autant de machines gagnantes ?
Mauro Forghieri « J’ai eu d’excellents professeurs : et c’est une chance inestimable. En commençant à l’université : Belluzzi, Pozzati, Morandi, je ne peux pas les oublier ».
GC – Mais à ce moment-là, tu ne pensais pas aux voitures de course, n’est-ce pas ?
Mauro Forghieri « Non. A vingt ans je rêvais de l’Amérique, je dessinais des voitures – ce qui m’intéressait d’ailleurs – mais aussi des maisons, des objets, tout ce qui trottait dans ma tête. Ma thèse proposait le projet d’une voiture destinée à être commercialisée en Europe, basée sur la mécanique d’une petite auto française que j’ai toujours considérée comme un petit chef-d’œuvre de conception, la Panhard Dyna X, ou, comme nous l’appelions tous, la Dyna Panhard ».
GC – Il s’en est suivi une courte période consacrée à l’enseignement et peu de temps après, tu as rejoint Ferrari, c’est bien ça ?
Mauro Forghieri « Oui, mais à vrai dire, il y avait eu un petit précédent. Mon père m’avait présenté Enzo Ferrari, avec qui il travaillait depuis l’époque de l’Alfetta 158, construite à Modène avant la guerre. Ferrari s’est intéressé à l’avancement de mes études et m’a dit : « Si tu aimes les voitures, viens nous voir un peu : tu verras qu’il y a quelque chose à apprendre ». C’est ainsi que j’ai fait un stage à Maranello, un mois et demi environ. C’était en 1956. Je n’ai rien fait d’autre que quelques petits dessins, sous la supervision du directeur technique, le jeune ingénieur toscan Andrea Fraschetti (1). Un technicien d’exception, d’esprit ouvert sur le présent et projeté sur demain. Un lendemain dont il n’a malheureusement vu que l’aube, car il s’est tué un an plus tard dans un accident en essais. Je le compte aussi parmi mes maitres, malgré la brièveté de cette expérience ».
GC – En 1959, tu étais le seul jeune ingénieur de Maranello ?
Mauro Forghieri « Non, presque en même temps que moi, Gian Paolo Dallara avait été embauché, fraîchement diplômé aussi, mais après deux années, il est parti. Il n’arrivait pas à s’intégrer dans un système de travail propre à la Ferrari, il s’y sentait comme étranger. Ce n’est pas un hasard si, finalement, il a combiné son talent de designer avec une capacité entrepreneuriale qui a fait de lui un constructeur très performant ».
GC – Qu’est-ce que c’était que ce « système Ferrari » ?
Mauro Forghieri « Juste pour répondre à cette question, vous pourriez écrire un livre. Contentons-nous de dire que, d’abord et avant tout, l’entreprise était petite : pour les observateurs extérieurs les plus attentifs, elle paraissait sous-dimensionnée par rapport aux objectifs ambitieux qu’elle s’était fixés et aux moyens économiques dont elle disposait ».
GC – Et comment cette lacune objective a-t-elle été comblée ?
Mauro Forghieri « Avec… de la fureur. Avec une sorte de ferveur missionnaire et un recours très italien à l’improvisation. Bien sûr, j’exagère, mais je le fais pour clarifier le concept : il est clair qu’avec l’improvisation seule, nous ne serions allés nulle part et au lieu de cela, il semble que nous ayons parcouru un long chemin. L’usine avait son savoir-faire, elle avait une richesse extraordinaire d’expérience qui, grâce à la sagacité et à la prévoyance entrepreneuriale d’Enzo Ferrari, avait été thésaurisée, codifiée et, comment dire, maintenue vivante et continuellement enrichie ».
GC – La rationalisation méthodologique est venue plus tard.
Mauro Forghieri « Oui, l’évolution, la vraie « croissance » de l’équipe nécessitait un temps spécifique. Une forte impulsion dans cette direction est venue d’un personnage dont le rôle est historiquement sous-estimé. Je veux parler d’Eugenio Dragoni, qui n’était pas seulement un directeur sportif, mais aussi un grand organisateur. C’est lui qui a jeté les bases de la transformation de la Scuderia en une équipe moderne et professionnelle, travail qui a été achevé des années plus tard par Luca di Montezemolo ».
GC – Comment travaillais-tu avec Chiti et Bizzarrini ?
Mauro Forghieri « Carlo Chiti était le directeur technique et Giotto Bizzarrini était responsable du développement et des essais. J’étais le nouveau venu et bien sûr j’avais tout à apprendre. Mais je dois dire qu’ils m’ont confié des tâches et m’ont laissé les accomplir avec une autonomie qui me satisfaisait ».
GC – Il y avait aussi un consultant exceptionnel : le grand Vittorio Jano.
Mauro Forghieri « Ah, Jano! Un autre maître éminent. Je peux dire que tout ce que je sais sur les moteurs de course, je l’ai appris de lui ».
GC – Et qu’en est-il des châssis ?
Mauro Forghieri « Rendons aux anglais ce qui appartient aux anglais. À la fin de 1961, il y a eu le fameux tremblement de terre à Maranello, avec le départ des cadres les plus importants et ma promotion au poste de directeur technique. Je n’avais pas encore 27 ans et je dois dire qu’une saine terreur tempérait un tant soit peu l’indéniable satisfaction que j’éprouvais (bien que lorsque Ferrari a dit « Je devais mettre des caporaux au lieu de généraux », je n’ai pas pris cela comme la plus flatteuse des appréciations). Eh bien, entre l’automne 1961 et le printemps 1962, il y a eu le « Plan Moss ». Stirling Moss était le numéro un incontesté au monde : Ferrari aurait fait n’importe quoi pour le voir au volant d’une de ses voitures : une voiture officielle, dis-je, car Stirling avait déjà couru et gagné ici et là sur des Ferrari privées ».
GC – Je me souviens que la négociation était assez complexe.
Mauro Forghieri « Oui, loin d’être facile, mais au final un compromis a été trouvé, qui a pu concilier l’ambition du constructeur avec celle du pilote, qui entre autres était lié à plusieurs sponsors personnels avec des contrats exclusifs. Moss n’aurait jamais pu s’asseoir dans le cockpit d’une Ferrari d’usine, sponsorisée par Shell, avec le logo BP sur la combinaison. Il aimait aussi particulièrement Rob Walker et son écurie, avec qui il avait connu un magnifique succès. Ferrari – contre les pronostics de beaucoup – accepta : Stirling Moss aurait couru le championnat du monde de F1 1962 avec une 156 équivalente aux 156 officielles mais peinte en bleu avec la bande blanche, la livrée du Walker Racing Team ».
GC – Mais finalement, rien ne s’est fait comme cela.
Mauro Forghieri « Nous savons que le programme a échoué en raison de l’accident qui a mis fin à la carrière de Moss le lundi de Pâques 1962. Au cours de ces mois, cependant, pour revenir au sujet du châssis qui était le sujet de ta question, j’ai eu plusieurs contacts avec les Britanniques, car il avait été établi que l’assistance à la voiture de Moss serait fournie par Ferrari en collaboration avec Alf Francis, mécanicien de confiance du champion pendant des années. Entre autres, je suis entré en contact avec Tony Robinson, qui travaillait sur le projet BRP (British Racing Partnership, NdT), une F1 destinée à courir en 1963. Entre-temps, il collaborait également avec une autre équipe, le Bowmaker de Tim Parnell, qui à l’époque construisait des Lotus 24 sous licence et j’ai eu l’occasion de voir leur savoir-faire. Ce fut une expérience très utile, pourquoi le nier, bien que certainement pas acquise pour toujours. Il n’y a jamais rien de définitif dans la technologie. Un peu comme dans la vie, après tout ».
GC – La construction de voitures de course m’a toujours semblé une course en soi. Il y a ceux qui sont en tête, ceux qui suivent, ceux qui abandonnent…
Mauro Forghieri « Et il y a une rotation plus ou moins fréquente entre les positions : heureusement, pourrait-on dire. Nous avons atteint certains objectifs les premiers, nous avons parfois été précédés par d’autres ».
GC – Ferrari, en tout cas, peut se vanter de nombreuses innovations. Oublie un peu ta modestie et énumère-nous-en quelques-unes durant la période que tu as passée à Maranello.
Mauro Forghieri « ce n’est pas une question de modestie. Ces recherches sont celles de Ferrari, pas les miennes. »
GC – Tu veux vraiment faire la mammoletta ! N’étais-tu pas en charge des opérations ? (Nous laissons volontairement ce terme italien de mammoletta, charmant et aussi imagé que difficile à traduire, un mix de : modeste à l’excès, de naïf et d’humble, NdT).
Mauro Forghieri « Oui, mais j’ai toujours fait référence à l’équipe comme l’équipe l’a fait avec moi. J’ai eu plus de passages à la télé, plus de photos dans les journaux, ceci oui, pour le simple fait que j’étais présent sur tous les circuits, à toutes les courses : ceux qui restent au bureau ou à l’usine ont moins de considération médiatique, c’est inévitable. Mais j’ai essayé de garder la tête froide, autant que possible. »
GC – Est-ce aussi peut-être le secret de ta durée chez Ferrari ?
Mauro Forghieri « Je pense que oui : Ferrari était jaloux. Le succès personnel de ses hommes, qu’ils soient pilotes ou techniciens, devait être une conséquence de leur appartenance à Ferrari. Ils devaient briller de lumière réfléchie. S’ils prétendaient être ceux qui faisaient Ferrari, ils étaient considérés comme déloyaux et ils avaient des problèmes. »
GC -D’accord. Maintenant, cependant, rappelle aux lecteurs certaines des innovations provenant de Ferrari, tout le monde ne sais pas tout à ce sujet, certains peuvent avoir des manières de penser basées sur des schémas intellectuels anciens et absurdes.
Mauro Forghieri « Oui, les autos doivent être laissées aux Allemands, les montres aux Suisses, le vin aux Français et les pâtes sèches aux Italiens et nous en satisfaire. Eh bien : alors disons que, entre un plat de spaghetti et l’autre, nous avons monté le premier aileron arrière (1961, sur la 246 SP : pour l’histoire, d’après une idée de Vittorio Jano). Puisque tu insistes, je vais en énumérer d’autres en vrac, tu trieras et vérifieras les dates, merci. Ensuite: l’arceau de sécurité aérodynamique (1962, 268 SP); le moteur comme élément de support du châssis (1964, 158); le moteur 12 cylindres à plat (1964, 512: il y a des Alfa Romeo et Cisitalia précédentes, mais ils n’ont pas couru); l’aileron mobile et sa version contrôlée par le conducteur (1968, 312 F1); la boîte de vitesses transversale (1975, 312 T); les carénages aérodynamiques pour les roues avant (1975, 312 T2); la transmission semi-automatique pour une voiture de course (1979, 312 T4); les ailerons arrière auxiliaires (1983, 126 C2B); l’injection d’eau dans le moteur turbo (1983, 126 C2B) et d’autres ».
GC – Ces « autres », si je me souviens bien, incluent également certains paramètres de méthode organisationnelle.
Mauro Forghieri « Exactement. C’est nous, par exemple, qui avons introduit le rôle de chef mécanicien et d’une équipe dédiée et responsable de chaque voiture de course. Peut-être en même temps que Lotus. Tous les autres ont emboîté le pas.
GC – Puis un jour la belle histoire s’est terminée. En 1984, adieu la Formule 1 et tu atterri au Bureau des études avancées puis à la tête de la nouvelle entité Ferrari Engineering. Devons-nous passer sous silence le « pourquoi » de l’événement ?
Mauro Forghieri « Mais oui, c’est mieux, qui cela peut-il intéresser ? De plus, c’est une histoire compliquée et ennuyeuse. Ferrari, qui dans un certain sens m’avait « créé », aurait aussi pu me « détruire » mais ne l’a pas fait. N’a-t-il pas voulu le faire ou n’a-t-il tout simplement pas réussi ? Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est qu’il devait prêter l’oreille à trop de bouches et qu’il approchait de quatre-vingt-dix ans. Malgré tout, à cette époque, je travaillais avec satisfaction : le 408/4RM a été conçu à ce moment-là et dessiné sur ordinateur. Il a vu le jour en 1987 en tant que prototype expérimental pour tester de nouveaux matériaux et composants et avec un système de traction intégrale à la pointe de la technologie. (2)
GC – Mais immédiatement après, il y a eu les adieux à Maranello et un retour en Formule 1.
Mauro Forghieri « Oui, un retour pas très chanceux, malheureusement. Chrysler avait incorporé Lamborghini, que Lee Iacocca avait décidé de promouvoir en lançant un programme de fourniture de moteurs pour la F1. C’est pourquoi il m’a embauché. J’ai créé une nouvelle structure, Lamborghini Engineering et nous avons commencé à travailler sur le magnifique 12 cylindres que nous avions chez nous, qui était couplé à une nouvelle boîte de vitesses transversale. L’élaboration a donné des résultats décents avec la Lola, la Lotus et la Larrousse. Cependant, entre-temps, Chrysler est entré dans une crise grave et l’opération a été réduite.
GC – À ce moment-là, pourtant, il y a eu une relance inattendue.
Mauro Forghieri « Mais oui, c’est le président de Lamborghini, Émile Novaro, qui a voulu faire une F1 moteur et châssis aux couleurs d’une inédite Modena Team, propriété du vice-président de la Confindustria Carlo Patrucco, et tu penses bien que je ne me suis pas opposé à ça. Ainsi est né Lambo, qui a disputé la Saison F1 1991 avec Larini et van de Poele. Nous avions fait un début de saison correct : Larini était septième à Phoenix et van de Poele neuvième à Imola après avoir occupé la cinquième position jusqu’au dernier tour, avant d’arrêter sur panne de carburant. Mais sans moyens de développement, la voiture n’a pas atteint un niveau de compétitivité acceptable, et cette aventure a également pris fin. Malheureusement, d’une manière très désagréable, car les dettes ont conduit l’équipe à la faillite, et la mise à pied de nombreux collaborateurs, un désastre. Il nous est resté la satisfaction d’un test effectué avec notre moteur monté sur la McLaren qui s’est achevé sur un jugement flatteur. Le pilote ayant effectué ce test s’appelait Ayrton Senna ».
GC – Ton cursus… est interminable : il y a le projet d’un monospace électrique, dans le cadre d’un programme de recherche ENEL, pour l’expérimentation de centrales à batteries. Et il y a toujours la direction technique de Bugatti, de 1993 à 1994.
Mauro Forghieri « Même cette histoire n’a pas eu une fin heureuse. L’entreprise a fermé ses portes, mais heureusement, elle a ensuite été reprise par le groupe Volkswagen, ce qui a sauvé un nom glorieux ».
GC – Enfin, ORAL Engineering.
Mauro Forghieri « Oui, j’étais consultant pour cette petite mais très efficace entreprise de recherche et de conception qui faisait partie du groupe ORAL, présidé par le fondateur Sergio Lugli et composé de cinq sociétés. ORAL Engineering, fondée en 1995, était dirigée par Franco Antoniazzi, qui avait été avec moi chez Ferrari et Lamborghini, mais qui avait également acquis de l’expérience chez Gilera, Alfa Romeo et Aprilia. Nous avons conçu et construit des prototypes de moteurs pour différentes industries ou modifié ceux qui nous ont été soumis pour être développés ou élaborés, mais pas seulement des moteurs, mais aussi des boîtes de vitesses et plus encore ».
GC – Ta popularité est très grande même parmi les jeunes générations, qui ne peuvent pas t’avoir suivi à l’époque de Ferrari : c’est grâce à tes commentaires lors des retransmissions de Grand Prix sur Telé+, je suppose. Et puisque nous parlons de Grand Prix : connais-tu un antidote aux bâillements que ceux-ci provoquent souvent ?
Mauro Forghieri « Il y a beaucoup de choses qui ne vont pas, peut-être pas toutes liées à la qualité du spectacle, mais qui ne fonctionnent toujours pas. Déjà, le ravitaillement en carburant durant la course devrait être aboli. »
GC – Mais enfin, ils offrent l’une des rares motifs d’intérêt à la course, sinon d’émotion !
Mauro Forghieri « Je ne sais pas quoi répondre : c’est un artifice misérable pour la spécialité phare de la course l’automobile. C’est vrai que ces ravitaillements peuvent créer une forme de sélection basée sur le moment et la manière dont il est plus ou moins bien effectué dans le stand, mais d’un point de vue technique, ils produisent un recul incontestable ».
GC –Pourquoi ?
Mauro Forghieri « Mais parce que le problème de la configuration d’une voiture est réduit au minimum. Si vous commencez avec 200 litres et arrivez avec 5, le pilote devra adapter sa conduite progressivement et s’il est bon, il pourra en profiter. Si, en revanche, vous roulez toujours avec 80 litres, la tenue de route de votre voiture sera toujours la même. Et où mettons-nous l’hypocrisie du poids minimum ? »
GC – Je ne comprends pas : on ne peut pas l’ignorer.
Mauro Forghieri « Bien sûr, « formellement » : mais en réalité le poids est diminué sur l’ensemble des pièces qui composent la voiture puis récupéré avec du lest de l’ordre d’un quintal. Il y a des blocs moteur allégés de façon inouï, cela conduit à une fragilité de l’ensemble sans précédent : quand ça va bien elles durent un Grand Prix et demi ».
GC – Qu’en est-il des freins en carbone ?
Mauro Forghieri « À abolir. Leur efficacité met tous les pilotes en position de freiner dans les tous derniers mètres avant une courbe : à tel point que non seulement il manque d’espace, mais aussi de temps pour tenter de dépasser. Et puis toute cette poussière de carbone qu’ils libèrent est cancérigène, et cela ne me semble pas être une considération secondaire ».
GC – D’autres règles que tu changerais ?
Mauro Forghieri « Ne me fais pas paraître comme celui qui exagère tout le temps ou le ‘Furieux ‘ de service. Toutefois… Ces communications radio, à ceux qui sont sur le point d’être doublés, avec l’ordre de céder sans délai pour éviter les ennuis, ne me semblent pas le maximum de ce que j’appelle l’esprit sportif. Une course de Grand Prix appartient à tous les pilotes, même aux doublés. Bien sûr, je ne veux pas justifier ou encourager l’obstruction. Mais ceux qui veulent dépasser devraient le mériter. C’est le principe du Sport ». (3)
Entretien recueilli en juin 2002 par Gianni Cancellieri
Notes
1) Andrea Fraschetti : Ingénieur chez Ferrari
Le jeudi 29 aout 1957 la Scuderia et son pilote d’essais Martino Severi étaient sur l’Aerautodromo di Modena pour tester un Dino de Formule 2.
Vers 13h Severi arrête la Dino F2 au stand pour se plaindre de problèmes de stabilité.
Pour se remettre dans le contexte, nous sommes en 1957, année noire s’il en est à Maranello, Ferrari a déjà perdu son testeur Sighinolfi l’année d’avant et dans l’année Castellotti et Portago, les pilotes disponibles pour effectuer les tests ne sont pas légion.
L’Ingénieur Fraschetti fort de son passé de pilote propose de prendre le relais de Severi pour quelques tours.
C’est au début de son relais qu’il se met en travers à la sortie de la longue courbe à gauche qui ramène à la ligne droite du fond. En tentant de rattraper son survirage il pointe hors-piste dans l’herbe à l’intérieur, un endroit particulièrement abimé et cahoteux (la partie intérieure de la piste servait à l’Armée de terrain d’entrainement pour ses véhicules à chenilles) la voiture se renverse, Fraschetti est éjecté, il est gravement blessé après avoir été heurté par sa monoplace en tonneau. Il sera transporté d’urgence à la polyclinique voisine de Modène. Il succombera à ses blessures à 17h45 et ce malgré une intervention chirurgicale. Il était né à Florence en 1928.
2) La question du départ de Forghieri de la Scuderia est notons le un sujet qu’il peine à aborder de manière franche et claire.
Nous nous souvenons des propos du Professeur Carani, il disait du bout des lèvres qu’une pression familiale avait poussé Mauro à prendre de la distance sur son mentor Enzo Ferrari, nous avions traduit que la conséquence à terme était le départ de manière inéluctable. Soit on est à 110% chez Ferrari soit on n’est pas.
Ceci est confirmé par ce que nous révèle Forghieri dans la première partie de cet entretien : « Oui, une folie. C’est peut-être le seul regret que j’ai : le temps infini passé à étudier et à travailler et enlevé à ma famille. Je ne renie pas le choix lui-même, je suis comme ça, mais la quantité d’efforts était énorme, presque inhumaine ».
Une lassitude, une prise de conscience qu’un emploi du temps et une charge de travail un tant soit peu allégés pouvaient permettre une vie familiale peut-être plus harmonieuse. Elisabeth devenue sa nouvelle compagne à cette période n’est certainement pas étrangère à cette décision.
3) Ces propos sur le déroulement des courses sont évidemment émis à l’aune des règlements 2002 en F1, au moment de cet entretien.