Pierre Ménard a eu le bonheur de faire le sac de sable ( SDS) dans quelques autos exceptionnelles. Un essai pour Auto-passion ressorti des fagots à l’occasion de notre petite série commémorative sur Matra.
Classic COURSES
Les essais ne se déroulaient pas tous dans les Yvelines, loin s’en faut ! La petite équipe d’Auto-Passion se rendait là où se trouvait l’auto du mois, et il lui arrivait fréquemment de prendre un avion pour aller dégoter la perle rare. Dans ces cas-là, il était évident que l’enveloppe budgétaire allouée à ce genre d’escapade excluait totalement un éventuel billet pour le « petit dessinateur qui avait besoin de bien voir comment c’était foutu sous la bagnole ». Démerde-toi, mon gars ! J’avais donc fait part une fois pour toutes de mes desiderata à Christian Bedeï qui me ramenait à son retour les ektas essentiels à la bonne compréhension des courbes et des dessous de la belle élue. Mais, Ô joie inestimable, certains essais éloignés ne l’étaient pas tant que ça et ne nécessitaient qu’une bête voiture pour s’y rendre. C’est comme ça qu’un petit matin pluvieux d’avril 1994, nous avons mis le cap vers le circuit de Lurcy-Lévis où nous avions rendez-vous avec une dame prestigieuse. J’embarquai mon casque avec moi, discrètement planqué dans un sac. Des fois que…
Quand Pierre Gary m’avait annoncé quelques jours auparavant l’identité de la voiture que j’aurai à dessiner pour le numéro de mai, je n’avais pas hésité une seule seconde : il aurait été inconcevable que je n’aille pas voir tourner cette Matra 630M-04 qui courut aux mains de Jean Guichet et Nino Vaccarella au Mans en juin 1969. Gary avait semblé amusé par mon envie impérieuse de venir, mais pourquoi pas finalement ?
Nous quittons Paris au petit matin avec Christian dans ma voiture perso. Pierre est depuis la veille à Romorantin avec l’équipe du musée Matra et nous devons tous nous rejoindre à Lurcy-Lévis. Nous sommes les premiers arrivés sur ce circuit construit dans un recoin paumé de l’Allier. Les installations sont sommaires mais le lieu, tout en en payant pas de mine, a sa réputation : sa longue ligne droite tracée sur une piste d’aviation est très prisée pour les essais aéro à grande vitesse. Peugeot Sport vint y tester ses protos victorieux au Mans les deux années précédentes et l’écurie championne du monde de Frank Williams y fait régulièrement rouler ses Formule 1, excusez du peu. L’autre énorme avantage de la piste de Lurcy-Lévis est paradoxalement son absence de rails de protection : les dégagements en gazon sont tellement immenses que même à grande vitesse, un freinage loupé ou un appui mal négocié se termine lentement dans l’herbe sans rien taper ni casser. Ce qui sera peut-être appréciable aujourd’hui car une fine bruine tenace continue à obturer l’horizon au moment où un Espace immatriculé dans le Loir-et-Cher pénètre dans l’enceinte du circuit, suivi par la voiture de Gary qui tracte une remorque.
Elle est là, attachée par les roues comme une banale auto de compète allant vers son obscur devoir du week-end. Jean-Paul Humbert et Paul Joly, respectivement responsable de la restauration et pilote au musée de Romorantin, descendent avec précaution la belle bleue pendant que les liquides commencent à bouillir dans les tuyaux des « auto-passionnés ». Pierre Gary, qui aura la lourde charge de conduire cette pièce inestimable sur une piste correctement gras-mouillée, s’enquiert normalement de la faisabilité de l’opération auprès de Humbert. Lequel bougonne tout en déverrouillant le capot arrière qu’une Matra, « c’est fait pour rouler » ! Eh bien, roulez jeunesse !
Pendant que Jean-Paul joue consciencieusement de la pipette à essence au-dessus de chacune des douze trompettes d’admission, je me perds dans l’admiration de ce tableau unique des deux faisceaux de durits dorées circulant dans le V du moteur. Du coup, je n’ai pas entendu Humbert crier contact et je sursaute lorsque le V12 s’ébroue. Paul Joly réchauffe du pied droit la tripaille mécanique aux environs de 2000 t/m pendant quelques instants. Même à ce régime, la musique qui sort des entrailles de la Matra est un régal ! La portière en plexi se referme et la 630 part pour quelques tours de vérification du bon fonctionnement de tous les organes. Nous la suivons des yeux… et des oreilles : on entend nettement des envolées de tours soudaines dans certaines portions sinueuses du tracé. Joly le confirme à Gary qui prend la suite : ça glisse un chouïa !
Le journaliste-essayeur d’Auto-Passion enchaîne les tours, relativement prudemment car la piste reste très piégeuse malgré l’accalmie météo qui se dessine. On voit nettement l’arrière se dérober dans l’épingle du fond du circuit et on sent que Gary ré-accélère sur des œufs à l’entrée de la grande ligne droite. Le vent se lève alors et quelques timides rayons de soleil commencent à trouer la couche de nuages. La Matra revient à son stand et Christian en profite pour réaliser les photos dites « statiques ». Je mitraille également et réussis même à monter sur le toit du stand au dessus de l’entrée pour faire une série de photos de l’auto à la verticale. Gary et Humbert poussent progressivement la Matra à l’intérieur à ma demande et j’obtiens ainsi une vision parfaite de ce que j’aurai à dessiner vu de dessus. La matinée se termine et il faut songer aux choses sérieuses. Les gens du musée ont bien fait les choses : en plus de venir avec un fleuron de leur collection, ils ont aussi amené le selles-sur-cher, le pouligny et le menetou-salon qui va bien avec ! Un timide soleil commence à réchauffer l’atmosphère, l’après-midi s’annonce donc sous de bons auspices !
La piste est presque sèche quand Gary boucle sa combinaison pour une deuxième série de tours. Je tente ma chance. Je vais vers lui, mon casque à la main. Tu crois que ?… Jean-Paul Humbert n’y voyant aucun inconvénient, les deux Pierre s’asseyent donc côte à côte dans la 630. Le moins pilote des deux n’est pas le moins ému : c’est la toute première fois que je me retrouve ainsi sanglé dans une auto de course aussi prestigieuse. Gloups ! Il faut d’abord trouver sa place car le baquet passager sur un proto n’est là qu’au titre de la réglementation et n’a rien d’un fauteuil confortable. J’essaye de ne pas gêner Gary dans son pilotage et surtout, de ne pas cogner mon casque contre le petit boîtier d’allumage Ducellier implanté juste derrière moi. Je jette un coup d’œil circulaire au tableau de bord où je repère instantanément quelque chose de vraiment rigolo : je ne me serai jamais attendu à voir sur un proto pareil un comodo de phares provenant d’une… 2CV ! Comme me le dira Humbert un peu plus tard : « Les gens de chez Matra étaient pragmatiques et faisaient avec ce qu’ils avaient. Et comme ça fonctionnait bien »… Gary appuie alors sur un gros bouton gris et le V12 reprend sa partition envoûtante là où il l’avait laissée en plan en fin de matinée. Sauf que là, la musique est à 30 cm de mes oreilles ! L’aiguille du compte-tours grimpe et mon rythme cardiaque suit la cadence.
Nous sortons doucement des stands et d’instinct, j’essaie de trouver de quoi m’accrocher pour éviter d’aller taper sur mon pilote du jour dans les virages à droite. J’insère mes doigts dans le caisson de gauche au moment où la Matra bondit sur la ligne droite. Gary pousse le V12 à 9000 t/m selon les conseils de Jean-Paul Humbert (« il prenait 10000 sans problème à l’époque, mais aujourd’hui on se contentera de 9000 »). A chaque montée de rapport, mon casque tape la paroi arrière de l’habitacle (je réussis à éviter le boîtier Ducellier) et le miaulement derrière moi devient de plus en plus aigu. Mon regard accroche captivé la courbe à droite qui sanctionne la fin de la ligne droite. 5, 4, 3… et la 630 entre dans le virage à une vitesse assez ahurissante. Sans chercher l’impossible, Pierre pousse la belle dans ses premiers retranchements et l’arrière dérive gentiment dans le hurlement crescendo du V12. La piste reste mouillée par endroits, notamment sur la grande rectiligne, mais ça n’empêche pas le moteur de grimper gaiement à chaque poussée d’accélérateur. Je pense que jusqu’à la fin de mes jours j’aurai dans l’oreille ce son incroyable, entendu pour la seule fois de ma vie de l’intérieur même de la bête.
Nous bouclons allegro presto une petite dizaine de tours durant lesquels la Matra passe de plus en plus rapidement dans tous les enchaînements. Je me cramponne à ce que je peux tout en me délectant comme un gamin dans un manège de ces moments privilégiés. Selon la démultiplication de la boîte de vitesses, nous saurons plus tard que nous avons flirté en avec les 290 km/h bout de ligne droite. Et pourtant, à aucun moment je n’ai ressenti de crainte par rapport à la vitesse. D’une part, je sais l’essayeur responsable, mais surtout l’auto donne véritablement une sensation de sécurité, même si Gary nous avouera plus tard que sur le mouillé du matin, c’était pas la même chanson ! Nous rentrons vers la petite zone des stands, le moteur se tait d’un coup et la portière se soulève. C’est fini.
J’ai revu la belle quelques années plus tard à Montlhéry. Les fanatiques (comme aurait dit l’ancien) tournaient autour respectueusement, les yeux exorbités et se remémorant plus ou moins bruyamment les exploits passés de l’auto bleue. Je les écoutais et souriais : c’est sûr, je ne l’ai pas vue au Mans en 1969. Mais moi, j’ai roulé dedans !…
Pierre Ménard
Photos et illustrations :
1, 3 & 4 © Pierre Ménard
2, 5 & 6 © Christian Bedeï
Auto-Passion n°92, photo couverture © Christian Bedeï
Planche parue dans Auto-Passion n°92 mai 1994
(*) Publié précédemment sur Mémoire des Stands