Ils sont venus, ils sont tous là, dès qu’ils ont entendu ce cri, elle a gagné la Matra !
Comme des insectes sociaux ils ont uni leurs efforts pour la faire triompher, ils s’assemblent d’instinct en une pyramide idéale aux lignes de force convergeant vers un point focal, un big bang duquel jaillit toute l’épopée Matra, Jean-Pierre Beltoise.
Patrice Vatan
Rouge Matra
Ils sont venus, ils sont tous là, dès qu’ils ont entendu ce cri, elle a gagné la Matra !
Comme des insectes sociaux ils ont uni leurs efforts pour la faire triompher, ils s’assemblent d’instinct en une pyramide idéale aux lignes de force convergeant vers un point focal, un big bang duquel jaillit toute l’épopée Matra, Jean-Pierre Beltoise.
On a passé à Jean-Pierre Beltoise un kil de rouge qu’il tête goulûment, la gouaille éclairant son visage creusé par l’effort. Pas d’eau ni le champagne traditionnel, non, du pinard pour le gosse de Montlhéry, le fils du boucher parigot. En voilà une que ce foutu Amerloque de Masten Gregory ne boira pas.
Masten Gregory
Débouchant en tête à la sortie de l’anneau au deuxième tour, Jean-Pierre Beltoise était tassé contre les bottes de paille par Gregory dans sa roue, dont la Porsche 908, plus légère, freinant mieux, avait signé la pole position.
Hors de lui, humilié devant son cher public parisien, il repartait en 8e position, cravachant MS 650/01 en un long sifflement harmonique qui s’étirait tout au long de la ligne droite qui file, interminable, après les Deux-Ponts, incurvée à mi-parcours par la redoutable courbe Ascari, lame mortelle dépourvue de glissière.
Masten Gregory perdra de sa superbe au 9e tour où le hasard du classement mit les deux rivaux au coude-à-coude. La Matra de JPB se portait au niveau de la 908, la cognait, la poussant devant les mêmes bottes de paille qui avaient humilié Jean-Pierre.
Abîmé, le spyder 908 s’arrêtait au stand. Jean-Pierre Beltoise filait, porté par les hourras jaillis de la tribune – SA Tribune, chauffée au rouge. De la paille logée dans la carrosserie, qu’importe !
Masten Gregory trompait son monde avec ses petites lunettes d’étudiant de Harvard. C’était un tueur, un barge qui avait l’habitude de sauter de ses autos quand ça tournait mal.
Il décèderait 16 ans plus tard à cause de la classique crise cardiaque du coureur automobile.
Les rats
Henri Pescarolo, le regard qu’il jette vers son coéquipier est éloquent. Admiration mêlée de complicité. Nulle tension. Il est second pilote, il le sait, ça lui va. Il a assuré son relais au cours duquel il a doublé Pedro Rodriguez sur la seconde Matra.
Une bricole aux essais. Mal reçu à l’atterrissage de la bosse de Couard, il partait en tête à queue, redressait, repartait. Henri, quoi.
Et puis les « rats ». C’est ainsi que les gars de Matra s’appellent entre eux. Le petit déjà vieux Arrigo Raimondini, cheveux blancs contre la manche de Redman. Il est motoriste, il donnerait sa vie pour Jean-Pierre Beltoise . Et Lionel « Yoyo » Hublet, chef mécano qui pointe ses lunettes à la droite de Jean-Pierre. Et ne devine-t-on pas le chef de Jean-Louis Caussin, ingénieur d’études, surmonter le speaker ?
Pedro – Brian
En arrière-plan Pedro Rodriguez est décontracté, loin de la foule déchaînée. La griserie des victoires il connaît, il était à la place de Beltoise en 61 et 62. Avec le frangin. Déjà sept ans qu’il est mort. C’est aujourd’hui la 5e et dernière de ses piges pour Matra. Il a moins de deux ans devant lui.
Solide, Brian Redman est encore tout échauffé de son dernier relais. Avec Pedro ils ont mené MS 630/650/02 à la deuxième place. Mission accomplie : premier doublé de la firme de Vélizy dans une grande course en sport-proto.
Il est déjà ailleurs, aux 9 heures de Kyalami le mois prochain. Il se voit fendant la brume de chaleur sur la grosse Lola T 70 de Syd Taylor.
Jean Douai
C’est une brume de tout autre nature qui s’abattit dès l’aube, noyant le plateau de St-Eutrope sous une nappe d’enterrement. .
Alors Jean Douai sut que la journée serait longue. Prévu à 10 h le départ ne serait donné que vers 13 h 45. 75 tours au lieu de 128. Meubler, c’est son boulot. Il frôlera l’extinction de voix après plus de six heures de commentaires ininterrompus.
Vers midi Philippe Maillard-Brune, directeur de course, libérait les autos pour quelques tours de reconnaissance. Y allait-on ou pas ?
Alors Jean Douai s’est tu. Et la tribune aussi. Alors une flèche musicale creva le mur de poisse grisâtre, matérialisée par une flèche bleue de France, et puis une seconde. Là où les V8 des Lola T 70 et des GT 40, les flats 8 des Porsche s’étiolaient, assourdis par l’écran forestier, la musique des deux V12 en titane, née d’un accord diatonique spécial, faisait vibrer chaque centimètre des 7 280 m du tour.
Matra 650
Ils étaient venus, ils étaient tous là, dès qu’ils ont su que la Matra allait courir.
François Lenormand, Jean-Paul Brunerie, Jacques Jeandey, Jean-Claude Bernard, Alain Bouillot, Luc Joly (« Et oui, plusieurs heures d’attente dans le brouillard »), Philippe Dumonceaux (« J’y étais aussi, le bruit du V12 Matra dans le brouillard !! »), et même Pierre Gary le fils maudit qui avait 15 ans et passait par un trou dans le grillage d’enceinte pour entrer sans payer, et Jean Papon qui voyait pour la dernière fois son idole Pedro Rodriguez, et Jacques Furet, sa première course auto du haut de ses 12 ans, et François Santos qui comprit ce jour-là à 9 ans ce que serait sa vie désormais, et aussi Guy Jean Prat, déjà « rat » attaché à l’auto de Rodriguez-Redman, et aussi Gilbert Monceau, venu en voisin de Longpont, en mobylette, et aussi Grand Jacques, débarquant du car Meyer.
Bref ils étaient tous là ces enfants de l’après-guerre, génération dorée, élue par le XXe siècle, biberonnée aux plaisirs vrais des bons gros V8, de la viande rouge, de la vitesse libre, des Shadows, qui disparaîtra dans quelques années en laissant derrière elle un champ de ruines.