Une rencontre improbable sur les bords d’un circuit automobile, entre les deux plus grands auteurs belges de bandes dessinées de tous les temps. C’est ce qui serait arrivé à Spa-Francorchamps il y a bien longtemps lors d’un Grand Prix de Formule 1. Je dis « serait », car c’est Willy Bronckart qui raconte.
Pierre Ménard
Willy Bronckart, on avait fait sa connaissance il y a quelques années, lors des 1000 km de Spa (1). Commissaire de piste proche de la retraite, il avait commencé à raconter sa vie derrière les rails de sécurité à son petit assistant de l’époque. Mais cette anecdote-là, il l’avait gardée pour lui et nous l’a réservée lors d’une rencontre par la suite dans un café de Malmédy. Nous sommes assis sous le soleil en terrasse quand la jeune serveuse aux formes ergonomiques nous amène deux pressions dorées, avant de s’évacuer vers l’intérieur du café. Le vieux Willy, comme l’appelle affectueusement Johan, ne peut s’empêcher de suivre des yeux le petit valseur qui se tortille au rythme rapide des escarpins claquant sur le pavé puis, comme en s’arrachant d’un songe délicieux, revient vers moi, se saisit de sa choppe et trinque d’un petit coup sec avec la mienne.
Alors Willy, c’était en quelle année ?
« En dix-neuf cent septante, me répond-il en allumant une cigarette. Je ne peux que m’en rappeler car c’était mon tout premier Grand Prix de Formule 1. Dites, j’étais tout excité, mais je ne me doutais évidemment pas que ce serait le dernier avant un bon bout de temps, hein ? On m’avait collé à la nouvelle chicane Malmédy, aux ordres d’un commissaire expérimenté qui devait prendre les décisions urgentes en cas de besoin parce que moi, j’étais le petit jeune qui débutait, quoi. C’était le premier jour des essais libres, il n’y avait pas encore trop de monde de sorte que j’ai pu bien les entendre discuter malgré le bruit des autos.
Ils sont arrivés ensemble ?
« Vouaye, il me semble bien. Je les ai tout de suite reconnus parce que j’étais un vrai fanatique de bandes dessinées à l’époque, moins maintenant mais c’est un autre problème. Comme je n’avais pas grand-chose à faire, je me suis rapproché imperceptiblement d’eux pour écouter leur conversation, car ils n’étaient pas loin de moi, juste derrière le rail de sécurité – à l’époque, ça arrivait encore que le public soit proche des voitures. Hergé était en veste-cravate, impeccable comme toujours, et Franquin était plus décontracté, blouson chemise. Ils commentaient les voitures qui passaient et Franquin me semblait le plus documenté. Il adorait les voitures de course et les voitures de sport. Il a longtemps illustré la « Chronique de Starter » dans Spirou, et il a même situé tout un épisode de « Spirou et les héritiers » sur le circuit imaginaire de Cocochamps, clin d’œil évident à Francorchamps. Vous souvenez vous ? Malgré les noms changés, on reconnaissait bien les Alfa 158, les Ferrari 375 ou les Talbot 26C. Et les noms, hein ? L’Argentin Banjo, l’Italien Farinoli, c’était drôle ! Mais le plus drôle est qu’il avait imaginé un Italien du nom d’Alesi ! En 1953 !
Hergé semblait plus attiré par les grosses américaines que les bolides européens, non ?
Tout à fait, même s’il avait un temps roulé en Alfa Sprint Veloce. Les américaines apparaissent dès les premiers Tintin. Sauf, bizarrement, dans Tintin en Amérique : il envoie son héros au « pays de l’automobile », et il n’insiste pas là-dessus, allez savoir pourquoi ! Dans les années trente, il est fasciné par les Cadillac – comme le modèle La salle de la Castafiore dans « Le sceptre d’Ottokar » – ou les Packard – toujours dans « Le sceptre » la Packard Coupé Super Eight du roi de Syldavie. Puis plus tard les Dodge, ou les Chrysler. Il faut dire que par chez nous après-guerre, la grosse américaine était le signe de la réussite sociale. Hergé aimait les voitures mais était encore plus attiré par les avions. Tintin pilote beaucoup d’aéroplanes, et puis il y a l’appel de l’espace avec la fusée de « On a marché sur la lune ». La voiture n’est pas omniprésente dans ses planches comme chez Franquin où la rue fourmille de modèles de l’époque. La fameuse scène de l’embouteillage causé par Gaston et un conducteur se faisant des politesses est, à ce titre, un petit chef d’œuvre. Savez-vous que c’est Jidéhem qui a dessiné toutes les voitures dans cette case ?
Non, je l’ignorais. Vous vous rappelez de quoi ils parlaient, derrière ces rails de sécurité ?
De tout ça justement. De leur vision de l’automobile. Franquin disait à Hergé que l’album qu’il préférait à ce niveau était « L’affaire Tournesol ». Parce que Hergé s’était plus lâché que dans les autres, notamment avec cette course-poursuite hallucinante entre la Chrysler New Yorker des ravisseurs de Tournesol et la Lancia Aurelia B20 du « Signor de Milano ». Où avec la scène très bien découpée de la Traction envoyant dans le lac de Léman le taxi Simca Aronde de Tintin et Haddock. Hergé disait qu’il avait appris à mieux soigner l’aspect technique en engageant certains assistants comme Roger Leloup – futur créateur de Yoko Tsuno – qui s’occupait de tout ce qui était avion et fusées, ou Jacques Martin, le père d’Alix, qui
a beaucoup travaillé sur « L’affaire », notamment en s’inspirant de la Mercedes 300 SL et de la Facel Vega Facellia pour le cabriolet dans lequel Tintin, Tournesol et Haddock fuient la Bordurie. Il avait été tellement marri qu’on lui ait reproché que son « Île Noire » soit trop fantaisiste à ce niveau qu’il l’avait faite redessinée par Bob de Moor en 1968. Et là on avait de la Jaguar MK10, de la Triumph Herald, ou de la MG 1100 bien réelles. Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, la plupart des voitures des albums de Tintin existaient réellement, à part les voitures bordures qui ont toutes des pare-chocs en forme des moustaches de Plekszy-Gladz. Hergé était très documenté. Tenez, la mini Bugatti du prince Abdallah dans « L’or noir » n’était pas une invention de sa part : c’était un jouet pour fils de riche qui avait été fabriqué dans les années vingt.
Et ce qui se déroulait sous leurs yeux, ils en pensaient quoi ?
Ça avait l’air de bien leur plaire, hein ? Je me rappelle qu’ils étaient tous les deux assez excités par le retour chez Ferrari de Jacky Ickx, notre héros national. Franquin le voyait même gagner le Grand Prix ! Hergé avait un avis moins tranché, mais il semblait moins compétent que Franquin, qui lui raconta qu’il était venu plusieurs fois à Francorchamps, notamment avant-guerre avec son père, et que c’est là qu’il avait attrapé le virus des autos. Ce qui était assez paradoxal chez Franquin, c’était son amour de l’automobile et en même temps sa détestation des ennuis qu’elle pouvait provoquer, comme la pollution par exemple.
C’est venu plus tard, ça, non ?
Pas si tard. On commençait à parler pollution en dix-neuf cent septante, et c’était logique que Gaston se soit très vite intéressé à la recherche d’artifices sensés réduire l’émission de gaz d’échappements. Artifices farfelus, je vous l’accorde, comme son ballon qu’il dégonfle et qui asphyxie tout le quartier, ou le filtre qui fait exploser le moteur de sa Fiat 509. Ensuite, c’est vrai que progressivement, Franquin s’est détaché de l’automobile en tant qu’objet de convoitise pour en décrire tous les aspects néfastes. Quant à Hergé dans ses deux derniers albums, il n’y a quasiment plus d’autos, juste quelques camions militaires dans « Les Picaros ». Je pense qu’ils avaient tous les deux aimé les années où l’automobile faisait réellement rêver, et qu’ils s’en éloignaient dès lors qu’elle devenait un objet envahissant.
Vous leur avez parlé ?
Non, j’étais bien trop timide, savez-vous ! A un moment, on a dû aller dégager une auto qui s’était fourvoyée dans l’échappatoire de la chicane – la Brabham de Rolf Stommelen, il me semble – et quand je suis revenu, mes héros étaient partis. Je n’ai à nouveau croisé Franquin que bien plus tard : c’était à Bruxelles pour un festival, mais il était très fatigué et là non plus, je n’ai pas osé l’aborder. Et je n’ai jamais revu Hergé.
J’imagine alors le « vieux Willy » finir sa choppe, ranger son paquet de cigarettes dans son blouson et quitter cette petite place de Malmédy après m’avoir serré la main. J’imagine… car bien évidemment, Willy Bronckart n’a jamais existé. Et cette rencontre au sommet dans la discrétion des essais libres sur le circuit de Francorchamps n’a vraisemblablement jamais eu lieu. Mais rien n’interdit de penser qu’elle aurait pu avoir lieu…
(1) Willy Bronckart et Johan Reynders furent les héros inventés de toutes pièces par Olivier Favre et moi-même pour Des Combes à la Carrière, une trilogie ardennaise, publiée en 2010 sur Mémoire des Stands.
Légendes photos :
1- Gaston Lagaffe n°6, l’embouteillage © Editions Dupuis
2- Tintin Les sept boules de cristal, Lincoln Zephyr cabriolet © Editions Casterman
3- L’ombre du Z, Mercedes 300 SL © Editions Dupuis
4- Spirou et les héritiers, départ du Grand Prix de Cocochamps © Editions Dupuis
5- Tintin Le sceptre d’Ottokar, Packard Coupé Super Eight © Editions Casterman
6- Tintin L’affaire Tournesol, Chrysler New Yorker © Editions Casterman
7- Tintin L’affaire Tournesol, Aurelia B20 © Editions Casterman
8- Gaston Lagaffe n°6, Ford MKII, Ferrari 330 P3, Chaparral 2D © Editions Dupuis
9- Gaston Lagaffe n°6, Fiat 509 © Editions Dupuis
10- Tintin Coke en stock, Rallye à Moulinsart © Editions Casterman