Lella Lombardi ne fut pas la première à tenir le « cerceau », mais elle fut la seule à être comptabilisée au palmarès du championnat du monde de Formule 1. Elle parvint surtout à réussir là où ses consœurs échouèrent, ou échoueraient plus tard : elle gagna sa place dans le peloton à la force du poignet et sut se faire respecter par les mâles « testostéronés » qui l’entouraient sur les grilles de départ. A l’heure de la saine révolte des « représentantes de l’autre camp », comme disait Frank Zappa, rappelons-nous cette tigresse qui vint filer des coups de roues aux rois établis.
Pierre Ménard
Maria Teresa de Filippis en exemple
S’il y a bien un sport qui est une affaire de mecs, paraît-il, c’est le sport automobile ! Vous me direz : et le rugby alors ? Oui, sauf que les nanas s’y affrontent entre elles. Sur les circuits, tout le monde est mélangé. Enfin, quand je dis « tout le monde », c’est en théorie. Tous ces gros bras ont toujours eu tendance à considérer que si les filles voulaient se rendre utiles, elles n’avaient qu’à tenir un tour par tour, ou coudre des stickers sur les combinaisons. Ne pas dépasser le muret des stands, donc. De tempérament décidé et indépendant, Maria Grazia « Lella » Lombardi n’entendait pas se faire dicter sa conduite par ces petits machos du dimanche.
En 1958, Maria Grazia a 17 ans. Elle travaille souvent avec son père boucher qui l’emmène dans ses livraisons. On pourrait croire la jeune Piémontaise attirée par l’entrecôte ou le faux-filet, que nenni ! C’est la camionnette paternelle qui lui électrise de frissons la moelle épinière ! Le moteur, les vitesses, l’embrayage, tout cela la passionne. Elle sait d’ailleurs conduire, depuis l’âge de treize ans ! Son père lui a appris sur les petites routes de campagne où on ne voit pas l’ombre d’une casquette de carabinier. Mais le 15 juin de cette année 1958 va définitivement aiguiller Lella vers son destin.
Elle suit avec avidité le parcours de sa compatriote Maria Teresa de Filippis : la pilote italienne s’est qualifiée au volant de sa Maserati 250 F au milieu de tous ces hommes pour le Grand Prix de Belgique qu’elle va terminer à la 10e place. Aucune femme n’était jamais parvenue à une telle performance (1). Maria Grazia n’a que faire des quartiers de bœuf, ses études ne l’enchantent pas, ce qu’elle veut, c’est être la nouvelle Filippis !
La « ragazza » qui dérange
Le chemin va être long et rude. Depuis le kart, débuté en 1965, jusqu’à la Formule 1 abordée dix ans plus tard, en passant par la F850, la F3 et la F5000, elle devra se battre. Et subir. Les regards, non pas concupiscents (certains la traitent de « garçon manqué »), mais narquois, voire méprisants. « Mais qu’est-ce que cette « ragazza » fiche au milieu de nous » ? semble-t-elle lire dans leurs yeux, à tous ces mâles sûrs de leur fait au moment de monter dans leur voiture.
Comme tout apprenti pilote s’étant fixé l’objectif de sa vie, Lella gravit les échelons menant à l’Olympe du sport automobile. Les mauvaises langues diront que ces échelons-là n’étaient pas les plus prestigieux, certes ! Mais le plus important était de pouvoir en imposer aux hommes. Elle était également consciente que sa condition de femme serait un handicap physique dans les formules de promotion de prestige face à des espoirs affûtés. Les coups de roues encaissés pour lui faire comprendre que sa place n’est pas ici n’auront pas de prise sur elle. Personne ne pourra lui enlever son titre de championne d’Italie 1970 en Formule 850. Ni sa cinquième place finale, sur trente participants, au championnat d’Europe 1974 de F5000. Cette année-là, elle a 33 ans et il est plus que temps de s’occuper des choses sérieuses !
Une femme ?
Lorsque John Webb, alors directeur de Brands Hatch, annonce l’engagement pour le prochain Grand Prix de Grande-Bretagne de l’Italienne Lella Lombardi sur une Brabham BT42, quelques ricanements fusent parmi l’aimable assemblée des journalistes et autres personnalités d’influence. Lella « qui » ? Une femme ?
Au soir des qualifications, Lombardi n’a pu arracher sa qualification, mais a gagné bien plus : la reconnaissance de l’ensemble des pilotes et observateurs qui ont vu que cette fille ne lâche rien, et que l’inexpérience alliée à un manque de préparation de la voiture (boîte de vitesses cassée dans la dernière séance) sont pour beaucoup dans cet échec.
Dans l’Histoire
Durant l’intersaison 74-75, son mécène et grand soutien, le comte Zanon (2), se démène pour lui trouver un beau volant : ce sera une March dans l’équipe officielle, aux côtés de Hans Stuck et Vittorio Brambilla. Dès son premier Grand Prix en Afrique du Sud, elle réalise son tout premier rêve, celui qui l’habite depuis 1958 : elle succède à Maria Teresa de Filippis en devenant la deuxième femme à se qualifier dans un Grand Prix officiel de Formule 1 ! Sa course est très vite écourtée par un problème d’alimentation, mais Lella sait qu’elle peut aller plus loin.
Fin mai sur le dangereux circuit du Montjuich à Barcelone, va se dérouler un Grand Prix qui commencera en grotesque pantalonnade et se terminera en drame. Mais fera entrer une dame dans l’Histoire. Une affaire de rails de protection mal fixés – ou absents – provoquant le retrait de quelques coureurs, un carambolage en début de course, plus une cascade d’abandons avant que l’épreuve soit définitivement stoppée au 29e des 75 tours (3) vont permettre à Lella Lombardi de terminer 6e de l’épreuve, et donc d’entrer dans les points ! Au vu des événements du week-end, l’heure n’est pas aux grandes réjouissances, mais l’essentiel est là, et demeurera pour toujours : une femme a inscrit ½ point dans le championnat du monde de Formule 1 (4).
La passion jusqu’au bout
Ce jour de 1975, la “Lombardi” fit taire les médisants à tendance machiste. Elle venait de démontrer qu’elle avait toute sa place dans le peloton, même si, au Grand Prix suivant à Monaco, la dure réalité lui sauta à la figure : il n’y avait que 18 qualifiés sur le tourniquet princier, et Lella n’en faisait pas partie. Le manque d’expérience et l’exigence extrême d’un tracé tel celui-ci avaient eu raison de toute sa combativité. Elle avait tapé lors de sa première séance d’essais et sa voiture ne put être réparée que pour le lendemain. Il lui arrivait de surconduire, tant elle voulait prouver qu’elle avait sa « place dans le trafic ». On l’appelait la « bouillante Italienne », mais aussi la « tigresse de Turin » (5).
Lella Lombardi disputa deux Grands Prix en 1976, chez March, puis sur une Brabham privée, sans grande réussite. Le monde de la Formule 1 devenant de plus en plus dur, elle se réfugia dans la catégorie Sport qu’elle fréquentait depuis quelques saisons. Sa condition de femme la poussa à faire équipe avec Marie-Claude Beaumont (une participation au Mans notamment, en 1975 sur Alpine A441) puis avec Christine Beckers.
Elle voulait en profiter
C’est pourtant avec des coéquipiers qu’elle obtint ses plus beaux succès: victoires aux 6 Heures de Pergusa (avec Enrico Grimaldi) et aux 6 Heures de Vallelunga (avec Giorgio Francia) sur une Osella PA7-BMW en 1979, le même équipage remportant également les 6 Heures du Mugello 1981 sur une PA9. Elle se tourna vers le tourisme à partir de 1982, avec de beaux résultats notamment sur Alfa Romeo. En 1988, après plus de vingt ans de compétition, elle décida de raccrocher pour se tourner vers le management sportif en fondant Lombardi Autosport, une structure de course pour voitures de Grand Tourisme.
Elle comptait profiter à fond de cette expérience nouvelle, mais une sale bête à l’intérieur d’elle commençait à l’attaquer à coup de pinces. Elle mourut à Milan en 1992, à quelques jours de son 51e anniversaire. Celle qui s’était battue toute sa vie pour s’imposer là où certains n’auraient jamais voulu qu’elle soit dut abandonner la dernière bagarre. Sa foi et sa confiance en elle l’avaient fait renverser des montagnes. Au moment d’aborder la F1, elle avait déclaré à un journaliste : « Je sais qu’en Formule 1, ce ne sera pas facile, mais je n’ai absolument pas peur. Je pense que si la voiture est bien réglée, ce n’est pas impossible ».
(1) Filippis réussira à disputer deux autres Grands Prix cette année-là, au Portugal et en Italie, avec un abandon à la clé les deux fois. Très marquée par le décès de Luigi Musso lors du Grand Prix de l’A.C.F., elle décidera de se retirer de la compétition en fin de saison.
(2) Gughi Zanon di Valgiurata était un aristocrate italien issu d’une famille très influente dans le monde des finances et de la banque. Il était passionné par les sports mécaniques, et sa qualité, alliée à un charme et une prestance certains, lui ouvrirent bien des portes en Formule 1 : il plaça nombre de ses protégés dans le grand bain, Baghetti, Fittipaldi, Lombardi, Peterson, Alboreto, et même Senna qu’il aida à quitter Toleman pour Lotus.
(3) L’Embassy-Hill de Rolf Stommelen ayant perdu son aileron arrière s’envola au-dessus des grillages de protection, faisant quatre morts parmi les commissaires et journalistes, et quelques blessés chez les spectateurs.
(4) La course ayant été interrompue avant la moitié de la distance parcourue, le règlement stipulait que seule la moitié des points serait attribuée.
(5) Trois femmes suivirent Lella en Formule 1, mais sans jamais parvenir à se qualifier pour un Grand Prix : Divina Galica en 1976 (Surtees) et 1978 (Hesketh), Desiré Wilson en 1980 (Williams) et enfin Giovanna Amati en 1992 (Brabham). On pourra y ajouter Maria de Villota qui devait faire ses grands débuts en 2012 dans l’écurie Marussia, mais qui subit lors d’essais privés un très grave accident occasionnant sa mort un an plus tard.