Hormis un accident grave, quel est pour un pilote le plus sûr moyen de « flinguer » sa carrière en F1 ?
Des performances insuffisantes, évidemment. Mais il y a mieux (ou pire) encore : l’absence complète de résultats alors que votre équipier s’en va conquérir le titre mondial.
C’est là tout le mystère que Dave Walker soumit au petit monde de la F1 il y a cinquante ans. Fort logiquement, son séjour dans la catégorie-reine en fut écourté.
Olivier Favre
C’est une lapalissade : depuis plus de 70 ans que la Formule 1 existe, le premier adversaire de tout pilote est son compagnon d’écurie. Disposant de la même voiture, c’est celui auquel il est automatiquement comparé. De fait, l’histoire de la Formule 1 est émaillée d’affrontements entre équipiers. Parfois acharnés et très serrés quand le titre mondial était en jeu. De Farina-Fangio à Rosberg-Hamilton en passant par Phil Hill-von Trips ou Senna-Prost, les exemples ne manquent pas et certains sont passés à la postérité.
Il n’empêche que ces duels intenses et incertains sont plutôt l’exception. La plupart du temps, soit la hiérarchie est décidée par contrat, soit l’un des deux pilotes prend l’ascendant, plus ou moins facilement. Et l’autre doit admettre sa position de numéro deux et se mettre de plus ou moins bonne grâce au service de son leader. Pour, dans le meilleur des cas, l’aider à décrocher le titre en privant les autres prétendants de quelques points précieux. Il y a pourtant un cas unique dans l’histoire de la F1 : celui où un pilote remporta le championnat du monde sans que son équipier ait pu marquer le moindre point. C’était en 1972 lorsque Emerson Fittipaldi fit merveille, alors que Dave Walker fit juste pitié.
Une ascension tardive
Un tel écart abyssal était pourtant difficilement imaginable. Car le parcours de ce rude Australien (pléonasme ?) était plutôt flatteur avant son accession à la F1. Certes, en disputant son premier grand prix à trente ans, on ne peut pas dire que son ascension avait été rapide. Il lui avait d’abord fallu économiser pour se payer le voyage jusqu’en Angleterre. Ensuite, il s’était montré tenace au fil d’un parcours qui ressemblait à celui de bien d’autres apprentis-pilotes de son époque. Se nourrir de maigres sandwiches, dormir sous la tente ou dans la voiture tirant sa monoplace de seconde main, épargner la moindre livre sterling pour se payer un train de pneus, grappiller la prime d’arrivée qui permettra de survivre jusqu’à la prochaine course. Bref, une passion dévorante et une ambition à laquelle on sacrifie tout, celle d’arriver au sommet.
Dave Walker bouffe ainsi de la vache enragée durant l’essentiel des années 60. Jusqu’en 1968 quand il attire l’attention de Colin Chapman. Ce dernier lui confie alors une Lotus officielle pour terminer la saison de Formule Ford. Puis, convaincu, il le confirme pour 1969. Walker ne laisse pas passer sa chance et s’adjuge le Les Leston Championship. Chapman le fait alors monter en F3 l’année suivante et rebelote : huit victoires pour Walker et le Lombank Championship. Mais ce n’est encore rien à côté de 1971. Cette année-là, Walker plane littéralement sur la F3 européenne : 25 victoires en 32 courses. Dont le Grand Prix de Monaco, la course de l’année censée donner le sésame pour la catégorie-reine.
La turbine à Zandvoort
De fait, quelques semaines après Monaco, Dave Walker débute en F1. Emerson Fittipaldi s’est blessé dans un accident de la route et il manque donc un pilote chez Lotus. D’abord pour le Mémorial Rindt disputé à Hockenheim, hors championnat. Puis pour le Grand Prix des Pays-Bas. Lors de ces deux courses, Chapman veut tester sa 56B à turbine Pratt & Whitney, adaptée de la monoplace initialement conçue pour Indianapolis. Déjà apparue hors championnat en début de saison (Course des Champions à Brands Hatch), cette imposante machine s’est montrée très rapide sur piste humide. En Allemagne l’affaire tourne court : la turbine explose aux essais et Walker se rabat sur une 72 avec laquelle il se classe 9e après une course anonyme. Une semaine plus tard c’est Zandvoort. Compte tenu du climat prévisible au bord de la mer du Nord, un bon résultat est envisageable, si la turbine veut bien tenir.
Aux essais sur le sec Walker ne se qualifie qu’en 22e position (sur 24), à plus de trois secondes de la 72 de Wisell. Mais tout change le dimanche : il pleut. Et alors qu’à l’avant Ickx et Rodriguez entament un duel de légende, dans le fond du peloton un homme marche comme un avion : c’est Walker ! Sur sol humide, il est avantagé : très lourde (surtout avec le carburant supplémentaire qu’elle doit emporter) et dotée de 4 roues motrices, la 56B est plaquée au sol, et la puissance de la turbine arrive très progressivement. De surcroît, la Lotus est chaussée en Firestone et ce jour-là les Goodyear sont à la rue (1). Avalant l’un après l’autre ceux qui sont devant lui, Walker est dixième après cinq tours! Hélas, à l’entame de son 6e tour, il sort dans le sable à Tarzan.
Le second de Fittipaldi
Quelque trente-cinq ans plus tard, Peter Warr ne mâchera pas ses mots. « Sur la grille, je lui ai dit : vas-y doucement pendant les 20 premiers tours, laisse la course venir à toi. Mais il est parti comme un fou […]. Silly idiot (sic) » (2). Walker eut beau expliquer qu’il avait sous-estimé sa zone de freinage parce qu’il abordait ce virage seul pour la première fois, ce type de comportement aurait pu suffire à le « griller » chez Lotus. Pourtant, il va bénéficier d’un contexte particulier. Après la formidable, mais tragique, saison 70, Lotus ne gagne aucun grand prix en 71. C’est la première fois depuis plus de dix ans et ça tombe mal. En effet, après quatre années d’un partenariat qui a révolutionné la Formule 1, Chapman doit convaincre le cigarettier anglais Imperial Tobacco de renouveler le contrat qui habille les Lotus aux couleurs Gold Leaf.
Heureusement, Dave Walker rafle tout en F3, y compris la course d’ouverture du Grand Prix d’Angleterre F1 à Silverstone, devant tous les pontes d’Imperial Tobacco. Dès lors, Chapman et Warr lui promettent une place en F1 pour la saison suivante. Le leader de l’écurie sera toujours Fittipaldi, qui entamera sa deuxième saison complète chez Lotus. Walker devra faire ses classes et, qui sait, aider le Brésilien si celui-ci se trouve en bonne posture pour le titre mondial.
Année blanche pour Dave Walker
Les deux pilotes étrennent en Argentine leurs superbes monoplaces noir et or, renommées du nom de leur sponsor, la marque John Player Special, autre produit d’Imperial Tobacco. Mais dès ce premier grand prix, les deux hommes entament leur saison sur des bases très différentes. Alors que Fittipaldi signe le 5e temps, Walker n’est que 20e sur la grille. C’est le métier qui rentre, se disent les observateurs. Après tout, ce n’est encore que le deuxième grand prix de l’Australien. Pourtant, cet écart conséquent entre les deux pilotes Lotus ne sera jamais comblé. Walker accumulera les contre-performances tout en voyant son équipier aligner les succès (5 au total) et s’envoler vers le titre mondial.
La fin de saison est même un chemin de croix pour l’Australien. Non engagé à Monza (où Fittipaldi gagne et empoche le titre), il est mis à pied (et remplacé par Wisell) pour le Canada par Chapman qui lui reproche ses contacts avec GRD (3). Il est quand même du voyage à Watkins Glen où, totalement démobilisé et laissé à lui-même, il se qualifie en avant-dernière position à plus de 8 secondes de Fittipaldi. A comparer avec Wisell qui ne concède qu’un peu plus d’une seconde au Brésilien. Alors, que s’est-il passé pour Dave Walker en 1972 ?
Une défense fragile
La parole est à la défense d’abord, c’est-à-dire à Dave Walker lui-même. Pour lui, l’affaire est claire : il n’a jamais disposé des mêmes armes que Fittipaldi. D’abord, que ce soit en avant-saison ou en cours d’année, le Brésilien effectuait tous les essais. De sorte que Walker ne disposait de sa voiture que lors des grands prix. Et ce alors que, hormis Jarama, Monaco et Brands Hatch, il ne connaissait aucun des tracés visités par le F1 circus en 1972. Par ailleurs, il dit n’avoir eu aucune liberté dans ses réglages. Enfin, côté matériel, il reste convaincu d’avoir été sciemment et constamment défavorisé. Il en veut pour preuve le Grand Prix d’Autriche pour lequel il put disposer du moteur qui équipait auparavant la 72 de Fittipaldi. Une véritable révélation, selon lui : enfin un moteur qui lui permettait de suivre, voire de dépasser des concurrents !
L’angle de défense de Walker est simple et classique, mais du côté de l’accusation on ne manque pas d’arguments. D’abord en réponse à Walker : oui, ce n’était pas un secret chez Lotus, après ses victoires à Jarama et Nivelles qui faisaient du Brésilien un sérieux prétendant au titre, sa 72 a été soignée aux petits oignons, recevant la primeur des développements techniques. Mais, même si être second pilote chez Lotus n’a pas toujours été facile – les équipiers successifs de Jim Clark peuvent en témoigner (4) – Chapman a toujours su préparer deux voitures compétitives. Et les saisons 71 et, surtout, 73, ont prouvé que Fittipaldi n’était pas outrageusement favorisé par rapport à Wisell puis Peterson. En outre, pourquoi Chapman se serait-il volontairement privé en 72 d’un atout pour la conquête du titre conducteurs et de la coupe des constructeurs (5) ?
Éléments à charge
Le dossier d’accusation comporte d’autres éléments mettant à mal la défense de Walker. Les témoignages des mécanos du team Lotus sont assez accablants. Ils évoquent d’abord un manque de sensibilité mécanique qui leur donnait souvent du travail supplémentaire. Plus d’une fois, l’Australien leur ramena un moteur dont le mouchard attestait d’un surrégime. Voire un moteur complètement hors d’usage, parce qu’il ne l’avait pas senti faiblir. A Zeltweg par exemple, avec ce fameux moteur qui était si extraordinaire selon lui, mais qui ne dura que six tours …
Le manque de finesse de Dave Walker se traduisait aussi par une consommation supérieure qui lui fit perdre sa seule occasion de marquer – peut-être – un point, à Jarama. Bien qu’ayant embarqué plus de carburant que Fittipaldi, vainqueur, une panne sèche le stoppa à trois tours de la fin alors qu’il était 7e. Enfin, les mécanos pointèrent aussi le manque de condition physique d’un pilote habitué aux épreuves de F3 disputées sur quelques tours. Il fallut le hisser hors de son cockpit à Kyalami, au terme du premier Grand Prix qu’il réussit à terminer (10e), complètement exténué.
Année noire pour Dave Walker
Evidemment, après un tel bilan, Walker ne peut espérer renouveler son bail en F1 en 1973. Aussi décide-t-il de descendre en F2 dans l’équipe officielle GRD. Avec aussi la perspective de participer au championnat d’Europe des protos 2 litres. Mais l’année 73 va être encore pire que la précédente pour l’Australien. Avant même le début de la saison, en février, il se casse la jambe dans un accident de la route. Redevenu apte à la fin du printemps, il a juste le temps de faire quelques courses de protos avant un autre sérieux accident de la route en août : bras gauche abîmé, poumon perforé, saison terminée ! On le reverra en protos 2 litres en 1974 chez TOJ, puis l’année suivante en F5000. Mais il se retirera finalement fin 75. En admettant sagement que son bras affaibli ne lui permettait plus de piloter comme avant.
Même si court-circuiter la F2 n’était alors pas encore la règle, plusieurs pilotes (Fittipaldi, Regazzoni, Peterson, Schenken) avaient montré moins de deux ans auparavant que le passage direct F3-F1 était parfaitement envisageable. Mais il fallait pour cela oublier le pied à la planche caractéristique des F3 relativement sous-motorisées et apprendre à maîtriser la puissance d’un moteur F1 débordant de chevaux. Walker n’y est pas parvenu. Reconnaissons que le contexte ne l’a pas aidé. Difficile de ne pas perdre pied quand on voit son coéquipier tutoyer les sommets chaque dimanche et accaparer toute l’attention dans le team. S’il se retourne aujourd’hui, à bientôt 82 ans, sur son passé, Dave Walker n’a pas à rougir de son parcours. Mais pas sûr qu’il ait digéré sa saison 72. Et sans doute se passerait-il de ce record d’inefficacité comparative, qui risque fort de ne jamais être égalé.
NOTES :
(1) Goodyear fut tellement surclassé lors de ce Grand Prix que le maestro Stewart, totalement impuissant, signa ce jour-là l’une des performances les plus pauvres de sa carrière : 11e place à 5 tours ! C’est seulement au 9e rang que l’on trouvait la première voiture équipée de Goodyear, la Matra de Beltoise.
(2) Interview « Lunch … with Peter Warr » – Motorsport – Juillet 2008 :https://www.motorsportmagazine.com/archive/article/july-2008/90/lunch-peter-warr/?v=11aedd0e4327
(3) En 1971 Lotus abandonne la construction de monoplaces clients et ferme son département dédié, Lotus Components. Mike Warner, Dave Baldwin et quelques autres employés de cette entité décident de fonder GRD (Group Racing Developments) et de se positionner sur le marché délaissé par Lotus. Après quelques succès, notamment grâce à Roger Williamson (champion F3 en 1972) et Tony Brise, la marque périclitera et disparaîtra fin 75.
(4) En 1963 Trevor Taylor fut bien près de faire aussi mal que Walker. Alors que Clark signait 7 victoires et décrochait le titre, il ne marqua qu’un seul point. Mais, contrairement à Walker, il avait décroché quelques bons résultats en F1 l’année précédente.
(5) En cette année 1972 Lotus gagna quand même la coupe des constructeurs, tous les points ayant été marqués par Fittipaldi. Précisons néanmoins qu’en ce temps-là seule la première voiture classée marquait des points pour sa marque, un doublé ne rapportant donc pas plus qu’une victoire simple, soit 9 points.