30 octobre 2024

Le Mans 1955, une tragédie française

 « Faire un documentaire sur la catastrophe de 1955 ? Vous n’y songez pas ! Tout ce qu’on pouvait savoir a déjà été dit et montré dans plusieurs documentaires, et vous êtes condamnés à refaire ce qui a déjà été fait, parfois très bien. À votre place, je renoncerais. » Telle fut ma réaction immédiate quand je fus contacté il y a deux ans, par Aurore Aubin (par l’intermédiaire d’Olivier Rogar), en charge de la documentation et aussi de l’écriture d’un documentaire en préparation sur Canal+.

René Fiévet

Un documentaire d’Emmanuel Reyé

Mon interlocutrice m’apprit que l’auteur de ce documentaire était Emmanuel Reyé, dont le nom ne m’était pas inconnu puisque j’avais déjà échangé avec lui dans Classic Courses à propos de questions juridiques concernant l’accès aux archives. Dans cet échange, il m’avait appris qu’il avait perdu deux oncles (respectivement âgés de 20 et 16 ans), morts dans cette catastrophe, et qu’un lourd silence s’était abattu sur la famille depuis ce drame. À un point tel que lui-même n’avait appris l’existence de ces deux oncles que tardivement, à l’âge de 17 ans, et de façon fortuite. Manifestement, ils avaient été très intéressés par mon article dans Classic Courses (Le Mans 1955, justice pour Levegh, enfin ! – 21 juin 2013), et me demandaient d’intervenir dans ce documentaire en préparation. Ce que j’ai accepté, non sans une certaine appréhension, car c’était bien la première fois que je me retrouvais devant une caméra.

Deux ans plus tard, le documentaire est achevé, et il est actuellement diffusé sur Planète et Canal Plus. En le regardant, mes craintes se sont dissipées. Ce documentaire est tout à fait original dans sa conception et, je ne crains pas de le dire, est une vraie œuvre cinématographique. Une écriture soignée, sur la base d’un récit intelligent, plein de sensibilité et de retenue. On comprend ce qui anime Emmanuel Reyé : cette histoire l’obsède. Il veut savoir ce qui a causé la mort de ses deux oncles, et il devient, sans peut-être l’avoir vraiment voulu, le dépositaire d’un secret familial qu’il lui appartient de mettre au jour. Le psychiatre Serge Hefez décrit fort bien ce phénomène : une personne est désignée inconsciemment par le groupe pour cette sorte de mission qui consiste à dévoiler ce qui a été caché et tenu secret pendant des années. Emmanuel Reyé nous fait ainsi entrer (un peu) dans l’intimité d’une famille niortaise, typique de la bourgeoise provinciale, manifestement très éduquée, pour qui la pudeur dans l’expression des sentiments est une des formes de la politesse. À ma connaissance, c’est la première fois qu’un documentaire sur cette catastrophe prend pour point de départ le sort des victimes et de leurs proches, et en fait le fil conducteur du récit. Ce qui donne à l’ensemble une grande densité humaine, que l’on ne retrouve pas dans les autres documentaires sur ce même sujet (1). Mais Emmanuel Reyé se garde bien de s’appesantir sur son histoire familiale. Partant du particulier pour aller au général, sa quête personnelle devient une vraie enquête, et pratiquement tous les aspects de cette catastrophe sont abordés. Là est la grande réussite. Il est vrai qu’il est aidé par la longueur du film (1H30), un peu inhabituelle pour ce genre de documentaire (2).

Après l’histoire familiale, l’enquête aborde donc les différents aspects de ce drame. Dans la mesure où il est à la recherche de la vérité, on ne s’étonne pas de le voir commencer par les archives. Cette recherche se révèle particulièrement décevante pour lui, aussi bien en ce qui concerne les archives départementales que celles de l’ACO, fermées à double tour. Déçu par cette approche, il lui faut donc s’adresser aux spécialistes et aux témoins, ce qui l’amène bien entendu à évoquer le contexte de la course et les circonstances de l’accident. Il évite toutefois d’insister outre mesure sur les aspects les plus visités de ce drame, notamment les causes de l’accident et les responsabilités respectives des différents pilotes impliqués. Sur ce dernier point, il a eu la gentillesse de me laisser le dernier mot : c’est un accident de course, et le film de Paul Skilleter, mis au jour en 2010, a définitivement réglé la question en exonérant Pierre Levegh de toute responsabilité.  En revanche, Emmanuel Reyé aborde en détail d’autres aspects importants de ce drame.

La Mans 1955
Emmanuel Reyé. Son profil Linkedin nous apprend que c’est un juriste de formation, devenu auteur, réalisateur et producteur de films, un métier qu’il exerce depuis une vingtaine d’années (photo source : Ouest France)

L’auteur s’arrête longuement sur la question suivante : pourquoi la course n’a t- elle pas été arrêtée ? Non pas immédiatement, pour des raisons évidentes (car il fallait libérer les voies de communication pour transporter les blessés), mais le lendemain matin, quand on a pris définitivement la mesure du drame, et que tout avait été fait pour porter secours aux victimes. C’est une question lancinante, qui s’est posée dès le lendemain du drame, et à laquelle il n’y a jamais eu de réponse satisfaisante. On apprend toutefois que l’Automobile Club de l’Ouest (ACO) n’avait pas tout pouvoir en la matière, et que si les services de l’Etat (le Préfet, en fait) l’avaient décidé, la course aurait pu être arrêtée. C’est du moins ce que laisse entendre un jeune avocat interrogé dans le documentaire. Mais est-ce si simple ? Le Préfet en avait-il légalement le droit ? Il me semble que pour que la course fût arrêtée par les autorités préfectorales, il eût fallu faire valoir une atteinte à l’ordre public. Or la course avait continué après l’accident et se déroulait normalement. Il y a peut-être ici un anachronisme dans l’analyse juridique. En 1955, la notion d’ordre public relevait d’une définition uniquement matérielle, reposant sur trois piliers : la sécurité, la salubrité, et la tranquillité. Ce n’est que des années plus tard que la notion d’ordre public immatériel (la morale publique et le respect de la dignité humaine) est apparue dans notre droit. Incontestablement, ne pas arrêter la course le lendemain du drame était une atteinte à la dignité humaine, et un manque de respect pour les victimes qui troubla les consciences. Le spectacle d’Hawthorn et Bueb sablant le champagne à quelques dizaines de mètres de l’endroit où avait eu lieu l’accident est presque insoutenable encore aujourd’hui. En d’autres termes, si le Préfet avait décidé d’arrêter la course, il est infiniment probable que les dirigeants de l’ACO, sûrs de leur bon droit (et conformément à leur solide réputation d’intransigeance obstinée), auraient au moins formulé une demande indemnitaire auprès de l’Etat. Et peut-être même un recours contentieux en cas d’échec de cette demande.

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La question suivante abordée par le documentaire concerne le déroulement de l’enquête menée par la justice française, et notamment un mystère à ce jour non résolu, celui de la double explosion. Une première explosion, juste après le moment où la voiture a rebondi sur le talus, et se trouvait en l’air, et une seconde quand elle s’est écrasée sur le sol et s’est embrasée. La première, suite au choc sur le talus, aurait créé un puissant effet de souffle qui explique les morts constatés dans la tribune dite « des concessionnaires », les victimes ne portant aucune trace visible de blessures. Cet effet de souffle aurait été créé par un explosif brisant, dont on ignore encore aujourd’hui l’origine. La deuxième explosion, créée par le carburant emporté pas la voiture, ne pouvait créer un tel effet de souffle. Si la deuxième explosion ne présente aucun mystère, il n’en va pas de même pour la première dont on n’a toujours pas déterminé l’origine. Or c’est précisément cette première explosion qui explique le très grand nombre de victimes.

Le Mans 1955
C’est la première image dont on dispose de la catastrophe après la dernière du film de Skilleter. Après s’être envolée au contact de l’Austin Healey, la voiture de Levegh a d’abord atterri sur le talus de protection, a heurté le muret du tunnel (qui jouxte la tribune des concessionnaires). La violence du choc a été telle qu’elle a rebondi, et c’est à ce moment, à 5 mètres de hauteur (voire plus), que s’est produite la première explosion, qui transforme la voiture en canon, projetant le train avant (en haut à droite) et le moteur (plus bas à droite) comme des obus sur la foule. La voiture a fait ensuite une sorte de pirouette, et s’est écrasée définitivement quelques mètres plus loin, provoquant une deuxième explosion et un incendie. À gauche, la Mercedes de Fangio. (capture écran du film)

Sur l’image ci-dessus, on remarque immédiatement ce nuage qui masque la tribune des concessionnaires. Ce n’est pas un nuage de fumée, mais une sorte de vapeur d’essence qui disparaît dès l’image suivante. L’expert Marc Lardry, cité dans le documentaire, parle d’un intense « brouillard d’eau ». Le fait que ce nuage entoure complètement le châssis (qui est quasiment invisible) montre que la matière liquide qui compose ce nuage est expulsée plus vite que la vitesse de la voiture, ce qui est la preuve qu’il s’agit bien d’une explosion, et non pas d’une fumée (qui n’aurait pu être que dans le sillage de la voiture). Selon l’expert, dans la mesure où le réservoir de 200 litres était presque vide après 2H30 de course, et qu’il ne contenait qu’un mélange d’air et de vapeur d’essence non comprimé, il est impossible que son contenu puisse avoir été, à lui seul, à l’origine d’une telle explosion. Il y avait donc bien un additif explosif dans le réservoir, conclut l’expert. Ce que confirme l’état des corps retrouvés dans la tribune des concessionnaires, ne portant aucune trace de blessure et uniquement victimes de l’effet de souffle.

Le Mans 1955
En la mettant en relation avec la précédente, cette image, prise quelques instants après l’accident, permet de bien déterminer l’endroit où a eu lieu la première explosion : à environ 5 mètres de hauteur, au niveau de la banderole « Lucas », après que la voiture a percuté le muret du tunnel que l’on peut voir à gauche, perpendiculairement à la barrière de protection. Tout à gauche, on voit la tribune des concessionnaires. (capture écran du film)  

Comme l’indique Emmanuel Reyé, on ne dispose pas d’images de cette première explosion. Pourtant, je pense qu’elles existent, car il y a un grand absent : les films de la course pris par les caméramans de l’ACO. C’est à l’occasion de l’épreuve de 1954 que l’ACO avait commencé à produire des films documentaires sur la course des 24 heures du Mans, sous la direction d’André Goepfert et Jean Legeay. Cette série existe pour chaque année depuis cette date … sauf pour l’année 1955. Or, dans son excellent livre (2), Michel Bonté nous indique que la caméra d’André Goepfert a filmé l’accident. Dans son documentaire, Emmanuel Reyé nous fait voir un document où sont indiqués les éléments constituant le dossier de l’instruction de l’affaire et où figurent cinq boites de films. Il me parait assez évident que les films de l’ACO se trouvent à l’intérieur de ces boites. Peut-être qu’une partie de la vérité réside dans ces films.

Le contenu du dossier de procédure versé aux archives départementales de la Sarthe. Il faudra donc attendre encore 7 années pour avoir accès à ces 5 boites de film. (capture écran du film)

En ce qui concerne l’attitude de l’équipe Mercedes, il me semble que le documentaire n’a pas su éviter un écueil que connaissent bien les historiens, et que l’on appelle le raisonnement téléologique. C’est à dire le raisonnement qui consiste à reconstituer le comportement des acteurs au moment des faits à la lumière de ce que l’on sait après coup, et que les acteurs ignoraient probablement au moment où les faits se sont produits. En d’autres termes, pour que la décision de retrait de la course au milieu de la nuit présente un caractère suspicieux, il aurait fallu que Neubauer et l’équipe Mercedes aient été déjà pleinement conscients de l’existence de la première explosion, de son origine et de ses conséquences. Or rien n’est moins sûr. La situation était alors totalement chaotique, les informations partielles, le nombre des victimes encore inconnues. La seule chose qu’ils savaient avec certitude, c’est que leur voiture s’était écrasée sur le talus, qu’elle avait explosé et brûlé, et qu’il y avait des victimes dans le public. Peut-être même ne savaient-ils pas que le moteur et le train avant avaient poursuivi leur course pendant une centaine de mètres, fauchant le public. Il y a donc une vraie incertitude sur ce point. Pour ma part, je développe l’idée que le retrait de la course de Mercedes était normal (pour des raisons de décence élémentaire), et surtout inévitable : pouvaient-ils un seul instant imaginer se retrouver le lendemain à 16 heures en train de célébrer leur victoire, à quelques dizaines de mètres de l’endroit où une de leurs voitures avait causé la mort de 80 personnes ? Poser la question, c’est y répondre.    

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On ne saurait trop louer Emmanuel Reyé d’avoir voulu aller au bout de son enquête, élargissant le point de vue, en s’intéressant notamment à l’interaction entre l’ACO et l’État, aux énormes intérêts en jeu, aussi bien économiques (pour la région du Mans) que politiques (retour de l’Allemagne au sein de la communauté internationale, après son adhésion à l’OTAN le 9 mai 1955). J’ai trouvé la démonstration assez convaincante : une sorte de consensus implicite s’est établi pour clore cette affaire le plus rapidement possible, pour assurer la pérennité de la course et ne pas faire passer un sombre nuage sur la relation franco-allemande renaissante. Ce qui, notamment, explique la rapidité avec laquelle les victimes furent indemnisées, avant même que soient connues les conclusions de l’enquête (4). L’ordonnance de non-lieu, publiée en novembre 1956, allait dans ce sens. Sans doute aurait-il été possible d’incriminer Hawthorn pour conduite dangereuse et homicide involontaire par imprudence. Mais la défense d’Hawthorn et de Jaguar aurait réagi, mis en cause Mercedes, son mélange de carburant et la prétendue incompétence de Levegh. La défense aurait également mis en cause les organisateurs pour l’insuffisance des conditions de sécurité. Les Anglo-américains ont une expression imagée pour décrire ce phénomène : « shit is going to hit the fan ».

Une sorte de « raison d’Etat » semble donc avoir prévalu. Celle-ci s’est imposée au détriment des proches des victimes, dont on sait pourtant qu’ils ont besoin de la vérité (ou d’une vérité établie et communément acceptée) pour que le travail de deuil puisse s’accomplir. C’est la morale qui se dégage de ce film.

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René Fiévet

(1) On ne compte pas moins de 4 documentaires qui ont été consacrés à cette course dans la période récente :

– La course à la mort de Cédric Condom – Documentaire France 3 – Ouest, 52 minutes, 2008.
– La tragédie des 24 heures du Mans de Serge Viallet – Documentaire INA-ARTE, 25 minutes, 2009.
– Apocalypse au Mans de Thomas Ammann – documentaire ZDF-ARTE, 52 minutes, 2010.
– The deadliest crash – The Le Mans disaster – Documentaire BBC, 58 minutes, 2010.

(2) Il est difficile de contenter tout le monde. Le magazine Télérama, tout en louant le sérieux de l’enquête, regrette qu’elle soit « un peu longue ». Ce magazine, réputé pour son exigence intellectuelle, aurait sans doute souhaité qu’Emmanuel Reyé n’aborde pas ce drame sous tous ses aspects, ou qu’il se contente de les survoler.

(3) 11 juin 1955 : 18h28, de Michel Bonté, B.A. Éditions 2004. C’est probablement le meilleur livre écrit sur cet accident. Peut-être Michel Bonté, contrairement à Emmanuel Reyé, a-t-il eu accès aux archives de l’ACO, dont il était très proche. Christopher Hilton (Le Mans, 11 juin 1955, la tragédie, Editions Solar, 2005) fait également référence à un film de l’accident, mais il n’en indique pas l’origine. Il y a là un petit mystère qui risque de le demeurer car ces deux auteurs sont malheureusement décédés.

(4) Un des moments forts de ce film est l’entretien avec l’avocat spécialiste de l’indemnisation des dommages corporels, qui montre l’extraordinaire imbrication des intérêts propres de l’ACO, des assureurs et de l’État. La confusion des genres est totale, et ne serait probablement plus possible de nos jours.

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