1ère Partie : Prolégomènes (1)
« John, reste avec nous, s’il te plait ! » En ce mois de juin 1966, la supplication de Lorenzo Bandini n’est pas feinte, car elle est à la mesure de son désarroi (2). Face aux évènements considérables qui bouleversent l’équipe Ferrari, et qui se déroulent en dehors de lui, a-t-il compris que son destin était en train de se jouer ? On peut le penser. La rupture entre Dragoni et Surtees est maintenant consommée…
1ème partie : Prolégomènes
2ème partie : Avant la course
3ème partie : Dimanche 7 mai 1967
4ème partie : 17 heures 10
René Fiévet
Le torchon brûle.
Lorenzo Bandini – … Depuis quelque temps, le torchon brûlait entre les deux hommes. Une crise sérieuse avait déjà éclaté à Monaco, quelques semaines auparavant, quand Dragoni avait refusé que son premier pilote conduise la Ferrari V6 de 2,4 litres (Dino 246), plus véloce sur le tracé sinueux, et surtout plus fiable. Au lieu de cela, Surtees avait dû prendre le départ avec le V12 de 3 litres (Tipo 312). « Question de prestige, » lui avait expliqué Dragoni, un peu sournoisement : « quand on est le premier pilote de l’écurie Ferrari, on prend le départ avec le V12. » Au volant de la Tipo 312, Surtees avait mené la course pendant une quinzaine de tours, puis il avait abandonné sur panne de différentiel, ainsi qu’il l’avait prévu. Au volant du V6, Bandini avait fait une course magnifique. Parti au milieu du peloton, il s’était lancé dans une folle poursuite, battant plusieurs fois le record du tour et soulevant l’enthousiasme de la foule. Mais il n’avait rien pu derrière l’intouchable Jackie Stewart et avait terminé à la seconde place.
Les choses s’étaient un peu calmées après le Grand Prix de Belgique, remporté par Surtees sur le V12, à l’issue d’une démonstration pleine de maîtrise sous la pluie. Mais la crise avait éclaté à nouveau aux 24 Heures du Mans quand Dragoni avait voulu reléguer Surtees au rang de pilote de réserve, en raison du prétexte fallacieux d’une condition physique jugée insuffisante après son terrible accident de Mosport quelques mois plus tôt. C’en était trop pour Surtees, qui se savait en pleine possession de ses moyens et ne pouvait admettre un tel affront (3).
Lorenzo Bandini devenait, de fait, le premier pilote de l’écurie Ferrari, en charge d’une responsabilité immense qu’il n’avait probablement pas souhaitée. Mais d’autres le souhaitaient à sa place, en particulier Dragoni dont ce n’était un secret pour personne qu’il entendait favoriser l’ascension d’un pilote italien, pilotant une Ferrari, jusqu’au titre de champion du monde. Depuis la mort d’Ascari dix ans auparavant, cela faisait longtemps que l’Italie attendait. Certes, après Ascari, il y avait eu Eugenio Castelotti et Luigi Musso, mais ils avaient disparu en course sans d’ailleurs avoir démontré – ou avoir eu le temps de démontrer – qu’ils avaient la dimension pour disputer le titre de champion de monde. Pour Dragoni, Bandini avait l’étoffe. Du moins portait-il en lui cette promesse.
Le problème de Lorenzo Bandini, c’est qu’il n’était pas seulement le meilleur pilote italien du moment, il était le seul ! Les espoirs qu’avait fait naître Giancarlo Baghetti quelques années auparavant s’étaient rapidement évanouis. Quant à Ludovico Scarfiotti, excellent spécialiste dans la catégorie des sport-prototypes, il n’était considéré – à tort ou à raison – que comme un pilote d’appoint pour les courses de Formule 1.
Formule 1…
La carrière de Lorenzo Bandini avait suivi une pente ascendante et régulière. D’origine modeste, orphelin de père, il avait commencé dans la vie comme apprenti mécanicien dans un garage. Il avait débuté dans le sport automobile grâce au soutien actif de son patron, Goliardo Freddi, qui le considérait un peu comme le fils qu’il n’avait jamais eu. Plus tard, ce beau jeune homme, aux allures de « latin lover », épouserait Margherita, la propre fille de son patron.
Tout de suite, au volant d’une voiture de compétition, les qualités de Bandini apparurent de façon évidente. Sur une Lancia Zagato que lui avait fourni Goliardo Freddi, Lorenzo Bandini remporta sa catégorie dans le rallye des Mille Miglia de 1958. Puis, il commença vraiment à se faire connaître en formule junior, au volant d’abord d’une Volpini puis d’une Stanguellini. En 1960, il remporta notamment le Grand Prix de la Liberté à Cuba et le Grand Prix de Pescara. Il débuta en Formule 1 en 1961 au Grand Prix de Belgique, dans une vieille Cooper T53-Maserati engagée par l’écurie Centro Sud, et disputa trois autres courses durant cette année. Ses performances attirèrent l’attention d’Enzo Ferrari qui le recruta comme pilote de réserve en 1962, en alternance avec Giancarlo Baghetti et Ricardo Rodriguez. Pour sa première course à Monaco, au volant de la Dino 156, il termina à la troisième place. Il remporta également le GP de Méditerranée à Enna. Toutefois, ces bonnes performances ne furent pas suffisantes pour convaincre le Commandatore de lui fournir un volant pour l’année 1963. Pour seconder Surtees, il lui avait préféré Willy Mairesse, un pilote selon son goût, rapide et au tempérament de feu. Bandini fut néanmoins retenu dans l’équipe Ferrari pour les courses dans la catégorie sport.
En définitive, 1963 fut une année faste pour Lorenzo Bandini. Il remporta les 24 Heures du Mans avec son compère Ludovico Scarfiotti, au volant de la 250P, et accéda soudainement à la notoriété. Mais le meilleur était à venir : dès le mois de juillet, il fut à nouveau engagé dans les grands prix de formule 1 par l’écurie Centro Sud au volant d’une BRM P57. Il s’agissait de la voiture qui avait remporté le titre l’année précédente aux mains de Graham Hill, et qui était maintenue comme voiture de réserve du champion du monde depuis le début de la saison. Mais elle était devenue inutile quand l’écurie BRM avait lancé au Grand Prix de France son nouveau modèle P61, avec châssis monocoque, et elle avait été cédée à l’écurie Centro Sud. Au volant de la P57, certes un peu dépassée mais dotée d’une excellente tenue de route, Bandini fit immédiatement parler la poudre. Un septième temps aux essais, et une cinquième place à l’issue de la course au Grand Prix de Grande Bretagne à Silverstone, c’était déjà une indication. Mais au Grand Prix d’Allemagne, disputé sur le Nurburgring, ce fut le coup de tonnerre : troisième temps aux essais, derrière Clark et Surtees, et devant les BRM d’usine. « A partir de ce moment, dans toutes les écuries on commença à regarder Bandini de façon différente, » se souvenait John Surtees (4). La course ne fut pas heureuse pour Bandini, victime d’une sortie de route dès le premier tour. Mais elle le fut encore moins pour Willy Mairesse, sérieusement blessé dans un de ces accidents effrayants dont il semblait seul détenir le secret. Une place se libérait, et Bandini était de retour dans l’équipe Ferrari dès le grand prix suivant à Monza. Par la suite, il ne conduirait plus jamais pour une autre équipe.
Lorenzo Bandini était maintenant bien installé dans le milieu très sélectif des pilotes de formule 1, toujours aux premiers rangs de la course, et un possible vainqueur pour peu que sa voiture et les circonstances de la course le lui permettent. C’est ce qui arriva au mois d’août 1964, quand Bandini remporta le Grand Prix d’Autriche, bénéficiant de circonstances de course qui avaient éliminé les principaux favoris. Mais en dépit de ses excellents résultats, il souffrait en permanence de la comparaison avec Surtees, « Il Grande Surtees », fort non seulement de son immense talent, mais aussi de sa personnalité dominante, et de sa légitimité « historique » puisqu’il avait rejoint cette équipe alors qu’elle était au creux de la vague après la grave crise de 1962, et avait contribué à la ramener au premier rang de la Formule 1. Probablement, Lorenzo Bandini en avait pris son parti, admis la supériorité de Surtees, et trouvé un certain confort moral à la situation dans laquelle il se trouvait : il y a pire sort que se trouver toujours au volant d’une voiture compétitive, et avec un coéquipier aussi exemplaire et estimable que John Surtees. De fait, l’entente entre les deux hommes fut sans nuages tout le long de leur association au sein de l’équipe Ferrari.
Accrochage.
John Surtees et Ferrari auraient-ils remporté le championnat du monde de 1964 sans Lorenzo Bandini ? Tout le monde connaît la réponse. Au Mexique, lors du dernier grand prix de la saison où se jouait l’issue du championnat entre Jim Clark, Graham Hill et John Surtees, Lorenzo Bandini devint, de la façon la plus inattendue qui soit, le principal protagoniste de cette affaire et, en définitive, le faiseur de roi. Ce jour-là, sa Ferrari 12 cylindres, encore au stade expérimental, marchait à la perfection, contrairement à la Ferrari V8 de John Surtees, pourtant supposée fiable et éprouvée, qui se traînait avec des ennuis d’alimentation. Derrière Clark, Gurney et Hill, Bandini s’était surpris à jouer dans la cour des grands, sans trop comprendre pourquoi son coéquipier avait du mal à le suivre. Graham Hill, solidement installé à la troisième place, attendait sagement que l’arithmétique fasse son œuvre et que les lauriers viennent le couronner à la fin de la course. Mais les circonstances de la course en décidèrent autrement. Emporté par son élan, peut-être aussi rendu fébrile par l’importance de l’enjeu, Bandini accrocha la BRM de Hill dans le virage en épingle à cheveu d’Horquilla. Léger incident de course, sans conséquence pour Bandini qui reprit la piste comme si de rien n’était, mais désastreux pour Graham Hill qui s’arrêta à son stand et dut abandonner. Mais l’affaire n’était pas finie. En tête de la course, devant Gurney, Bandini et Surtees, et libéré de l’hypothèque Graham Hill, Jim Clark s’envolait vers le titre. Las, à quelques tours de la fin, la Lotus qui perdait son huile commença à montrer des signes de faiblesse. Au dernier tour, ce fut l’abandon. Immédiatement, les membres de l’équipe Ferrari se précipitèrent au bord de la piste, avec force gesticulations, pour demander à Bandini de laisser passer Surtees afin de lui assurer, d’un tout petit point, le titre de Champion du Monde devant Graham Hill. Ainsi fut fait : Bandini laissa passer son chef d’équipe lors du dernier tour.
Inutile de dire que Graham Hill en conçut une certaine aigreur. Non pas contre une quelconque malveillance de la part de Bandini, mais contre sa maladresse, sa fébrilité, et surtout son manque de jugement. Une explication eut lieu entre les deux hommes, et on en resta là. A l’époque, le sport automobile était encore une affaire de gentlemen. A défaut du titre, Graham Hill se contenta d’avoir le mot de la fin : « le moins qu’on puisse dire, c’est que Bandini a bien mérité aujourd’hui le salaire que lui verse Ferrari. »
Premier pilote ?
Les circonstances mêmes de la rupture entre Ferrari et Surtees, et le prestige que ce dernier avait acquis auprès des tifosi, étaient de nature à nourrir un soupçon d’illégitimité à l’encontre de son successeur. Mais Lorenzo Bandini n’était pas homme à se défiler devant les responsabilités. Après le départ de Surtees, il avait crânement relevé le défi, au sein d’une équipe où sa prééminence était clairement établie sur ses deux coéquipiers, Mike Parkes et Ludovico Scarfiotti. Au Grand Prix de France à Reims, il avait réalisé le meilleur temps aux essais, et avait pris la tête dès le départ devant Jack Brabham. Il s’envolait vers une victoire certaine, quand il dut abandonner aux trois quarts de la course, victime d’une rupture du câble d’accélérateur de sa voiture. Aux Pays Bas, il avait terminé péniblement à la 6ème place après avoir été handicapé pendant toute la course par une blessure à la main consécutive à une sortie de route aux essais. En Allemagne, sous la pluie, sa démonstration avait été peu convaincante car il n’aimait pas conduire sur une piste mouillée (5). À Monza, il avait pris la tête dès le départ, mais avait rapidement dû abandonner. Sur le podium, il avait rejoint de bonne grâce son coéquipier Scarfiotti, vainqueur de l’épreuve, pour célébrer le triomphe de Ferrari. Sa plus belle course fut sans doute celle qu’il réalisa à Watkins Glen. Il était parti en tête, talonné par Jack Brabham. Celui-ci avait pris l’avantage au 10ème tour. Mais Bandini avait rapidement repris la tête de la course, et commencé à creuser un écart. Las ! Au 35ème tour il avait dû jeter l’éponge, trahi par son moteur, alors que la victoire lui ouvrait les bras. Ce jour-là, sa course avait marqué les esprits, tant il avait été impressionnant de maîtrise et d’autorité.
En définitive, à défaut de faire taire tous les sceptiques, Bandini avait convaincu au sein de l’équipe Ferrari : il avait démontré qu’il avait la carrure d’un premier pilote, et d’un possible champion du monde. Il n’était peut-être pas intrinsèquement le meilleur pilote du monde, mais il était largement au niveau des Jack Brabham, Denny Hulme, Bruce McLaren, Ritchie Ginther, c’est-à-dire ces pilotes presqu’égaux des meilleurs, et au caractère suffisamment trempé pour remporter le titre pour peu que la voiture dont ils disposent leur en donne les moyens.
A la fin de la saison, Eugenio Dragoni fut dégagé sans trop de ménagement par le Commandatore, et remplacé par Franco Lini. Ce dernier fit venir un nouveau pilote, le prometteur Chris Amon, pour épauler Bandini. La saison 1967 commença de la meilleure des façons puisque les deux hommes l’emportèrent aux 24 Heures de Daytona, les Ferrari réalisant le triplé et infligeant à Ford une cruelle déconvenue. La paire allait récidiver au mois d’avril lors des 1000 Km de Monza. Ces deux succès, extrêmement importants pour l’équipe Ferrari, avaient conforté Bandini dans son rôle de leader d’équipe. Mais il lui fallait prouver, encore prouver, toujours prouver. « Lorenzo Bandini fut sans doute le pilote le plus sous-estimé de son époque. Il ne fut jamais reconnu à sa juste valeur, » regrettait John Surtees bien des années plus tard (6).
Pour Bandini, il restait donc l’épreuve de vérité, la seule qui compte pour un pilote de son niveau : le championnat du monde de formule 1. L’équipe Ferrari avait fait l’impasse sur le Grand Prix d’Afrique du Sud au mois de janvier. La grande explication pour la saison 1967 commencerait à Monaco. Cela tombait bien : Monaco était sans doute son circuit préféré, se souvenait Giulio Borsari, le chef mécanicien de l’équipe Ferrari : « Lorenzo était un artiste, très bon mécanicien, un pilote doué et très fin, au style souple et coulé. Ce n’était pas un « freine tard » comme Regazzoni ou Surtees, un risque tout au gros cœur. Il avait ses limites. Mais à Monaco, il volait entre les rails. Il avait fini à la seconde place les deux années précédentes. Il avait préparé cette course comme jamais. Il voulait la remporter. » (7)
René Fiévet
A suivre :
2ème partie : avant la course
3ème partie : dimanche 7 mai 1967
4ème partie : 17 heures 10
Notes
1 – Selon le dictionnaire, les prolégomènes sont une longue introduction, nécessaire à la compréhension du sujet traité. Il nous semble que le drame du 7 mai 1967 nécessite une introduction de ce genre.
2 – Témoignage de John Surtees, qui décrit Lorenzo Bandini le suppliant les larmes aux yeux (Grand Prix de Monaco, de Rainer W. Schlegelmilch et Hartmut Lehbrink, Konemann UK Ltd, 1998, page 205).
3 – Les raisons du départ brutal de John Surtees sont probablement plus complexes, mais n’ont jamais été éclaircies. Sur ce sujet, on lira avec profit le témoignage de Franco Gozzi (Franco Gozzi, Memoirs of Enzo Ferrari’s lieutenant, Giorgio Nada Editore, 2002, pages 80-83 : the Surtees case).
4 – Témoignage de John Surtees au Corriero dello Sport, le 10 mai 2016 (http://www.corrieredellosport.it/video/formula-1/2016/05/10-11396836/surtees_vi_racconto_lorenzo_bandini_/).
5 – L’équipe Ferrari n’avait pas participé au Grand Prix de Grande Bretagne, en raison d’une grève des métallurgistes en Italie. Elle n’avait pas non plus participé au dernier Grand Prix de la saison à Mexico.
6 – Témoignage de John Surtees au Corriero dello Sport, le 10 mai 2016 : « Lorenzo was very underestimated. He was a very good driver. … He was a much better driver than what people ever recognized. » (http://www.corrieredellosport.it/video/formula-1/2016/05/10-11396836/surtees_vi_racconto_lorenzo_bandini_/).
7 – http://www.aonclassiccar.fr/2015/04/giulio-borsari-mecanicien-de-legendes-2eme-partie
Venant de l’écurie Centro Sud, Giulio Borsari (1925-2013) rejoignit l’équipe Ferrari à la fin de l’année 1962. Technicien hors pair, personnage rugueux mais bienveillant, ayant parfois la dent dure, Borsari est un personnage central dans l’histoire de l’équipe Ferrari des années 1960-70.