Neubauer
19 avril 2022

La connexion Fangio-Neubauer

Dans la série « chaque image raconte une histoire », nous en avons une bien belle à narrer en voyant cette photo tellement parlante. Nous sommes à Monza en 1953, au terme d’un Grand Prix d’Italie haletant. Une foule enfiévrée comme seule la péninsule transalpine peut en produire se masse autour du vainqueur du jour : Juan Manuel Fangio a enfin vaincu le mauvais sort qui l’accablait depuis deux ans. Ce qu’il ignore encore, c’est qu’un personnage providentiel va lui ouvrir les portes du triomphe. Alfred Neubauer est juste derrière lui, mais il ne le voit pas.

Pierre Ménard

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Regardez Fangio au centre de l’image : encore casqué, il a le regard un peu éteint de ceux qui ont tout donné, et même un peu plus, au terme d’une course qui restera dans les mémoires. Nous sommes à la dernière épreuve officielle de la saison 1953 sur le circuit de Monza où le maestro argentin vient de remporter son premier grand prix de championnat du monde depuis 1951. Au décompte final, Alberto Ascari enlève le titre pour la deuxième année consécutive, mais c’est Fangio qui a bel et bien gagné la dernière manche sur sa Maserati, privant ainsi Ferrari d’un deuxième carton plein d’affilée.

Neubauer en embuscade

Juan Manuel n’avait pas disputé le championnat 1952 suite à son gravissime accident en juin sur ce même autodrome de Monza, et cette saison, sa Maserati A6SSG (1) s’était montrée inférieure à la Ferrari 500 d’Ascari. Il y avait eu de belles bagarres pour la victoire entre les deux grandes maisons, mais le Trident avait à chaque fois dû s’incliner devant le Petit Cheval Cabré. Les courses d’alors à Monza réservaient toujours leur lot de surprises et surtout de farouches empoignades grâce au phénomène d’aspiration, paramètre essentiel sur cette piste ultra rapide de la banlieue de Milan. Fangio, Farina, Villoresi et Ascari s’échangèrent ainsi le commandement en plusieurs occasions, et ce fut la sortie définitive de ce dernier sur une trainée d’huile dans l’ultime virage qui permit à l’Argentin de triompher.

C’était un peu la coutume à cette époque, surtout en Italie : à peine les voitures immobilisées, la foule envahissait la piste pour approcher les champions au plus près, asphyxiant presque ces gladiateurs des temps modernes qui réclamaient surtout un peu d’oxygène après une course de près de trois heures. Les forces de l’ordre avaient naturellement du mal à canaliser tous ces admirateurs ou professionnels massés là pour leur plaisir ou leur boulot.

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Sur la gauche du cliché, nous observons les carabinieri débordés par la houle de la foule, les photographes (dont un très jeune Bernard Cahier) armés de leur Leica ou autres Rolleiflex essayant – difficilement – de capter l’image qui fera la une des journaux le lendemain, et les officiels tentant d’attirer l’attention du vainqueur un peu explosé pour lui remettre sa coupe. Puis en continuant le panoramique vers la droite, on l’aperçoit, l’homme corpulent au cheveu impeccablement lissé vers l’arrière qui tend un bras pour écarter le pilote l’empêchant d’atteindre le gagnant de la journée. Alfred Neubauer n’est pas venu à Monza pour juste le simple plaisir d’assister au Grand Prix d’Italie !

Une trapadelle pour Fangio

Dès 1950, Mercedes Benz décida qu’il était temps de revenir à la compétition automobile. Il n’y avait alors rien de bien concret à Stuttgart, mais il fallait donner une impulsion significative à une nouvelle aventure après les fastes des années trente. C’est justement dans cette période glorieuse de la marque à l’Etoile qu’on allait puiser les hommes et les machines destinés à incarner le renouveau allemand. Le Grand Prix de Buenos Aires 1951 se courant en Formule Libre constituerait une occasion intéressante pour reprendre pied dans la compétition. Directeur sportif incontesté, Alfred Neubauer fut appelé à reprendre du service. Les monoplaces W154 qui avaient raflé le titre européen en 1938 et 1939 furent ressorties de leurs hangars poussiéreux et reconditionnées au mieux (au moins mal ?) pour participer à cette course argentine. Ne restaient plus qu’à trouver quels hommes auraient l’honneur de s’installer à leur volant.

Grand Prix de Buenos Aires 1951 sur le circuit de Costanera Norte, les trois vieilles W154 au départ ©DR

Neubauer avait des consignes strictes venant de la direction de Mercedes : il fallait à la tête de l’équipe un pilote de renom, quelqu’un qui fédèrerait les troupes et attirerait les projecteurs de la gloire sur lui. Et donc sur l’écurie. « Don Alfredo » passa les troupes en revue : les vieilles gloires de la grande époque, les Caracciola, Von Brauchitsch, Stuck ou Lang, étaient trop vieux, ou trop cassés, pour tenir le rôle. Il se tourna alors vers les deux vedettes de chez Alfa Romeo qui s’était partagé les victoires dans le championnat de Formule 1 1950, premier du nom. Liés à la firme milanaise, Nino Farina et Juan Manuel Fangio déclinèrent l’offre. Jusqu’au moment où la fédération argentine demanda à Neubauer de fournir une auto à Fangio car Alfa refusait de faire un déplacement aussi coûteux pour une course mineure. C’est ainsi, que l’Argentin prit part à cette course, escorté par Karl Kling et le vieillissant Hermann Lang.

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L’épreuve fut bien gagnée par un Argentin, mais pas celui que Neubauer attendait : José Froilan Gonzales triompha des Mercedes sur sa Ferrari 166, et se permit de remettre le couvert une semaine plus tard devant les mêmes autos allemandes lors du Grand Prix Evita Peron ! Le message était clair : face aux modernes monoplaces italiennes, les Flèches d’Argent avaient l’allure de trapadelles ressorties de la naphtaline. Il fallait concevoir du neuf à Stuttgart. Deux ans plus tard, un projet ambitieux de monoplace extrapolée du modèle sport 300 SL qui avait gagné Le Mans en 1952 était sur le point d’aboutir. Neubauer se hâta d’aller à nouveau courtiser Fangio qui se battait sans compter, mais sans gagner, au volant de sa Maserati contre le binôme Ascari-Ferrari. « Moi, piloter pour vous ? Désolé, vous m’avez fait le coup il y a deux ans avec vos bagnoles d’avant-guerre et on a vu le résultat », répondit « El Chueco ».

Bataille épique entre Fangio l’Argentin sur Maserati (50) et Ascari l’Italien sur Ferrari (4) à Monza en 1953 ©DR

Neubauer aux petits soins

Alfred Neubauer a toujours eu une réputation de directeur à poigne intransigeant sur la discipline, néanmoins doublé d’une espèce de pater familias chouchoutant ses pilotes comme des petits enfants. C’est cette qualité insoupçonnée qui fut essentielle pour convaincre Fangio de rejoindre Stuttgart pour 1954. Il ne lâcha plus l’Argentin d’une semelle, se trouvant toujours là au bon moment, c’est-à-dire lorsque le pilote avait besoin d’un petit coup de pouce. Sa chambre d’hôtel aux abords du Nürburgring ne lui agréait que moyennement ? Pas de problème : Don Alfredo le logea dans le meilleur établissement du coin. Une conjonctivite sournoise se déclara la veille d’une course ? Le médecin attitré de Neubauer prescrivit le traitement miracle. L’Alfa Romeo personnelle du champion tomba en rade en pleine campagne ? Le truculent directeur la fit rapatrier dans les ateliers Mercedes pour qu’elle y soit réparée dans les meilleurs délais. « Alors senior Fangio, vous signez avec nous » ?

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En cette fin d’après-midi enfiévrée dans la chaleur moite de Monza, Alfred Neubauer dut tirer Juan Manuel Fangio par la manche pour l’exfiltrer de la foule et, qui sait, lui offrir un nouveau traitement de faveur. Ou plus simplement pour lui proposer un rendez-vous avec Rudolf Uhlenhaut pour qu’il lui cause un peu plus en détail de cette future W196 « révolutionnaire ». Devant tant d’empressement, de promesses techniques innovantes, et de conditions matérielles dépassant largement celles dont il bénéficiait en Italie, celui qui avait jusque-là piloté principalement des voitures de son pays d’origine (2) accepta de servir une maison à laquelle il restera fidèle jusqu’à la fin de ses jours (3).

Alfred Neubauer
Neubeuer-Fangio, un duo de légende patron-pilote comme il y en eut peu en Formule 1 ©DR

(1) L’A6SSG fut le nouveau modèle conçu par Colombo pour succéder à la vieille A6GCM pour la saison 1953. Cette monoplace serait un modèle intermédiaire qui amènerait à la création de l’immortelle 250F en 1954. Dans certains ouvrages, les Maserati de 1952 et 1953 sont indifféremment mentionnées comme A6GCM, ce qui est assez surprenant quand on compare les deux modèles qui n’ont pas grand-chose à voir.

(2) Originaires des Abruzzes sur la côte est de l’Italie, les grands-parents de Fangio débarquèrent à la fin du XIXe siècle en Argentine pour y chercher fortune, et s’établirent dans la ville de Balcarce où naîtrait le futur champion quelques années plus tard. (3) Après sa retraite sportive, Fangio ouvrit une concession Mercedes à Buenos Aires, puis plus tard fut président de Mercedes Argentine.

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