Il a suffi d’une clé tombée au sol pour que la vie de Jean-Pierre Pflugseder fût changée à jamais.
Le soleil printanier dore doucement les façades rococo qui font de l’avenue d’Alsace un décor de cinéma.
Les gosses du quartier de la gare se pressent devant le portail de l’Auto-Palace, tentent de tromper son impitoyable propriétaire, Monsieur Léon, auquel un béret vissé sur le crâne confère un trompeur air bonhomme. Quel est l’obscur objet de leur désirs ?
Patrice Vatan
Auto-Palace
Le cinéma s’emparerait plus tard d’obsessions semblables dans Cinema Paradiso ou Il était une fois en Amérique. Eux, les mômes du coin, ce ne sont pas le cinéma ou les danseuses qui les font rêver.
Mai 1964. Monaco. Ils ont guetté toute la semaine l’arrivée des riches visiteurs en provenance de la Riviera italienne, de Suisse, d’Angleterre.
Les capots longs des Jaguar E, les lignes anguleuses des Aston Martin DB4 et la nouvelle Ferrari 330 GT, telle que Jidéhem l’a dessinée dans le dernier Spirou du mois d’avril.
En ce début des années soixante, la reine automobile formate les désirs des gosses après avoir été constitutive de la psyché des parents.
Ils s’agglutinent devant l’Auto-Palace, grand parking urbain qui résisterait pas, des années plus tard, à la rénovation du secteur de la gare. BRM y prend ses quartiers au moment du Grand Prix.
Le Leyland british green frappé du logo du Owen Racing Organisation arrive du circuit. En descendent des mécanos, l’un d’eux fait tomber une clé.
Alors surgit de la meute des petits fanas un gamin de 13 ans qui la ramasse, court derrière l’homme, la lui remet. Il s’appelle Jean-Pierre Pflugseder et ce simple geste changera sa vie.
La clé des stands
Il pénètre à la suite du mécano dans le garage, se retrouve dans l’antre interdit, au milieu du staff BRM affairé autour de deux voitures de course, la 7 marquée Richie Ginther et la 8 de Graham Hill.
Le mécanicien en question, qui s’appelle Willie Southcott, le laisse regarder.
Un long frisson le secoue. Cette ambiance qui sent l’essence à haute teneur en octane, ces immenses boîtes à outils desquelles les hommes en orange, comme le nez des deux monoplaces vert anglais, prélèvent les outils pour opérer les entrailles des deux BRM P261.
Jean-Pierre fait connaissance avec BRM, cette firme atypique fondée en 1945 par Raymond Mays et Peter Berthon, des hommes qui voulaient extirper la Grande Bretagne de l’ornière de la Guerre.
Au moment où dans la tête du jeune garçon s’agite un maelstrom, BRM est un team à part, souvent victime de choix techniques hasardeux, qui ne totalise que sept victoires en GP, dont six arrachées par le seul Graham Hill, contre déjà 15 à Lotus, la grande rivale et 36 pour Ferrari.
Mais les BRM boys sont gens fiers. Ils arborent comme un drapeau national la rose des vents Owen Racing cousue sur leur combinaison orange, ils entretiennent les seules autos de Grand Prix animées par un moteur maison, comme Ferrari.
Le rêve continue
Jean-Pierre est avec ces potes le lendemain matin dimanche, jour du GP, à la porte du garage. On le jalouse.
Il voit les trois BRM descendre au circuit, conduites par des mécanos, suivie du transporteur. Willie Southcott l’aperçoit, lui fait signe d’approcher, le prend dans ses bras, l’engouffre dans le camion où il le cache derrière une pile de pneus.
Vigilance des contrôleurs trompée, le petit garçon se retrouve juché sur la même pile de pneus dans le stand, avec ordre de n’en pas bouger.
Tout vacille autour de lui, vit-il un rêve éveillé ?
Un vieux monsieur en costume cravate, très vieille noblesse britannique, se présente, flanquée d’une douairière habillée comme la reine d’Angleterre. JPP apprendra à connaître plus tard Louis Stanley et son épouse, Lady Jean Stanley, née Owen, la soeur du fondateur de BRM, Sir Alfred Owen.
Big Lou le regarde de haut en bas, interroge Southcott du regard, qui opine du chef. Alors Stanley adoube Jean-Pierre qui ne parle pas trois mots d’anglais d’un pouce en l’air, plus lourd de sens que celui que darderont sur un écran 60 ans plus tard des zombies virtuels.
Graham Hill obtiendra son deuxième succès en Principauté. « Je me souviens de Ginther qui dut être aidé pour sortir de sa voiture à l’arrivée, brûlé aux pieds » dit Jean-Pierre.
Hill pour BRM encore
Le petit Ezasque vivra un an dans le souvenir de ce merveilleux doublé Hill/Ginther avant que 1965 l’enrichisse.
Reconnu par Willie – peut-être faisait-il office de porte-bonheur ? – il est embrigadé dans l’Auto-Palace pour astiquer les carrosseries, rendre de menus services. Il rencontre Tony Rudd, un monsieur à lunettes et costume qui présida au développement du V16 de 1,5L.
Même stratégie pour entrer dans les stands : caché dans le camion, même pile de pneus dans le stand.
Louis Stanley le salue, il est accompagné d’un grand homme dégarni, british jusqu’au bout des ongles, Raymond Mays, l’un des pères fondateurs.
Comme de juste puisque Jean-Pierre Pflugseder la mascotte veille sur sa pile de pneus, Graham Hill arrache la victoire, cette fois magnifiée par une phénoménale remontée à partir de la 5e place.
Le même Graham lui confiera sa coupe au moment de remonter vers l’Auto-Palace dans une euphorie indescriptible. On sablera le champagne, on fera des photos avec Hill et Stewart, arrivé troisième.
BRM, Rosie et Coca
Les années passèrent. JPP devint l’inattendue mascotte frenchy de cette équipe britannique pur jus. Il connaîtra chaque mécanicien, quelques-uns intimement, correspondra avec eux jusqu’à la mort de la plupart d’entre eux.
Ils ont noms Willie Southcott, Peter Bothamley, Jim Collins, Len Reedman, Tony Blankney, Tony Conner, etc., et le plus connu, Alan Challis.
JPP a raconté son épopée dans le Journal of the BRM association.
Chaque année marqua pour Jean-Pierre une étape dans son intégration. En 1966 il fut saisi par la sonorité du terrible BRM H 16, une de ces expériences extrêmes que la firme ne détestait pas.
Après les essais les gars de BRM l’entraînèrent chez Rosie, la tenancière du bar le Chatham, alors dans la montée de Beau-Rivage. La dame, qui devint une grande amie, ne consentit qu’à lui servir un Coca alors que tout le staff tournait à la pinte.
En 1967, il prit une photo d’une intensité inqualifiable : Tony Rudd et Willie Southcott regardant, impuissants, brûler Bandini.
La photo d’ouverture date de 1968. Elle montre Jean-Pierre à coté d’Alan Challis, le chef mécano. Le contrôle devenant de plus en plus serré, on le revêtit d’une cotte BRM.
1972, tout change…
L’Automobile-club de Monaco décida qu’à partir de 1972 les autos seraient regroupées en un parc unique, au parking du Portier, ce qui mettra fin au folklore superbe qui voyait converger par la route, au moteur, les monoplaces en provenance de tous les garages de la Principauté.
Et Jean-Pierre de conclure, avec l’accent du midi qui ne l’a pas quitté en dépit de sa retraite autrichienne : » C’était donc la fin de l’Auto-Palace mais également la fin d’une belle histoire. L’histoire d’un gamin et d’une équipe de mécano de course d’une gentillesse extrême. Une histoire que je n’ai jamais oubliée. »