Est-il nécessaire de présenter René Fiévet, auteur émérite, ayant fait le bonheur de nombreux lecteurs dans un passé récent ? Nous nous réjouissons simplement de son arrivée chez Classic COURSES. Et ce d’autant plus qu’il a choisi de nous présenter l’un des pilotes les plus passionnés et intègres de l’histoire du sport automobile, dans un rôle inattendu.
Classic COURSES
Le nom de Jim Clark désigne encore de nos jours « LE » pilote de courses. Peut-être encore plus que Fangio, Moss, Senna, Prost et quelques autres, dans la mesure où sa personnalité discrète, et sa disparition prématurée, ont fait que son nom, et l’image qu’il a laissée, se confondent complètement avec sa fonction de pilote de courses. Il fut en quelque sorte le dernier champion de l’ère pré-médiatique, à une époque où le sport automobile n’était pas encore envahi par le business et les sponsors.
Mais si, pour moi comme pour beaucoup d’autres de ma génération, Jim Clark restera à jamais le plus grand, c’est aussi parce qu’il portait en lui une valeur morale essentielle : une passion de la course portée au plus haut niveau qui l’a fait s’essayer à de multiples disciplines du sport automobile : les courses d’endurance (24 heures du Mans, Tourist Trophy), les courses de côte (Ollon Villars en 1965), la Formule 2, les courses Indy (Indianapolis, Milwaukee), les courses de voiture de tourisme (avec la Ford Cortina), et même le rallye (sa participation au RAC Rally en 1966). Son expérience dans le NASCAR, à Rockingham en octobre 1967, est largement méconnue (1). Elle vaut pourtant la peine d’être racontée, encore plus quand il s’agit du témoignage même de Jim Clark, tel qu’il le livra dans la revue Sports Illustrated du 6 novembre 1967. On notera la simplicité du texte, plein de vie, presque naïf, exempt de toute technicité, qui tient plutôt du récit de voyage, semé d’embuches et d’imprévus.
René Fiévet
Je vais m’y essayer à nouveau
(« I shall be back for another bash »)
À Rockingham un ami m’a dit que me faire conduire une voiture de stock-car était à peu près aussi approprié que faire porter à Sugar Ray Robinson une tenue de joueur de hockey. C’est possible. Pourtant, c’est bien de propos délibéré que je suis venu en Caroline du Nord pour m’impliquer dans une tout autre discipline du sport automobile. En 1963, j’étais parti à l’Indianapolis 500 en grande partie dans le même état d’esprit, et finalement les choses ont plutôt bien tourné puisque j’ai remporté cette course deux ans plus tard.
J’ai été favorablement impressionné par ce que je découvrais (2). Il semble y avoir un authentique sens de l’hospitalité et de la convivialité chez les gens là-bas, et je me suis tout de suite très bien adapté. Pendant la semaine, je suis devenu particulièrement bon ami avec Bobby et Donnie Allison. Il se trouve que cette rencontre purement fortuite a coïncidé avec le succès de Bobby dans la course de dimanche, au volant d’une Ford préparée par l’ex-pilote Fred Lorenzen – la première grande victoire de sa carrière, accompagnée d’une récompense de 16075 $. Quelqu’un avait annoncé que cette course devait être une rencontre au sommet entre Richard Petty, représentant le NASCAR, A. J. Foyt, représentant les courses Indy, et moi-même, représentant les grand prix de formule 1. Mais aucun de nous trois n’a été en mesure de l’emporter. (Petty a abandonné avec un radiateur cassé après 191 tours; et Foyt a terminé quatrième).
Une magnifique photo de Jim Clark avec Ludovico Scarfiotti à Rockingham (source: formula1blog.com)
Pendant les deux premiers jours à Rockingham tout s’est bien passé, même s’il a plu la plupart du temps le mercredi, lors de la première journée de qualifications. Vers 15 h, quand je me suis installé dans la Ford que Holman & Moody avait préparé pour moi, je n’ai réussi que 109 mph. Mais à la fin de la journée, j’avais réussi à atteindre près de 114mph. Le vendredi, aux environs de midi, j’avais l’impression que moi-même et la voiture avaient plutôt bien progressé, puisque nous tournions à 116 mph. Puis, une roue s’est détachée et je me suis retrouvé dans la clôture. Cela m’a fait perdre 24 heures, ce qui n’était pas loin d’être catastrophique car je n’avais pas encore qualifié la voiture. Comme, ce matin-là, les freins m’avaient donné un peu de mal – en fait, je n’en avais guère – nous avons naturellement décidé de les changer.
Après le déjeuner, nous avons décidé de qualifier la voiture immédiatement, et quand j’ai fait mon tour d’échauffement rapide, j’ai senti une vibration dans le quatrième virage. J’ai pensé que cela avait quelque chose à voir avec les freins, mais ils semblaient fonctionner parfaitement bien ; par conséquent, je n’y ai plus pensé et j’ai décidé de continuer. Puis, j’ai reçu le drapeau vert pour commencer la série de quatre tours de qualification sur cet ovale serré d’une longueur d’un mile ; mais à mi-chemin dans le virage ouest la roue avant droite a faussé compagnie et a disparu à l’horizon. J’ai fait une correction du volant pour essayer de garder la voiture à distance des rails de sécurité, mais il n’y avait vraiment aucun endroit où aller et je n’avais guère le choix. J’ai tapé le rail assez fort (3).
Trois attitudes de Jim Clark durant les essais avec John Holman, le propriétaire de l’écurie Holman & Moody: observateur sur lapremière photo, rieur sur la seconde, et concentré sur la troisième (source : randyayersmodeling.com)
Samedi après-midi, après avoir procédé au changement du moyeu de roue, réparé beaucoup de tôle et remplacé plusieurs autres choses, je fus de retour sur la piste. Mais même alors, ce fut un peu délicat. Les qualifications pour les places 25 à 30 se clôturaient à 14H15, et à 14H12 je fus lancé sur la piste au moment même où J. T. Putney explosait son moteur après avoir terminé ses quatre tours. Il a frappé le rail dans le virage 1 et l’huile s’est répandue sur la piste. Heureusement, les officiels du NASCAR m’ont laissé poursuivre ma tentative, et je me suis qualifié en 25e place avec une vitesse de 114.349 mph, soit près de trois mph en dessous de l’homme le plus rapide.
L’air dubitatif, Clark examine les dégâts occasionnés à la voiture après avoir perdu une roue et tapé le rail de sécurité (source : f1db.com).
Pour un pilote conduisant une voiture d’un type nouveau, et dans un type de course qui lui est inconnu, se familiariser avec la conduite dans le trafic est le gros problème ; non pas parce que je ne suis pas habitué à conduire en peloton compact, mais parce que je ne sais pas ce que l’autre gars essaie de faire. A quoi dois-je m’attendre si, par exemple, je me retrouve coincé au bord du mur, ou si quelqu’un me ferme la porte dans un virage? Lors de ma première année à Indianapolis, par exemple, j’avais commencé la course en cinquième position, mais j’avais rapidement rétrogradé à la treizième place pour faire une pause et regarder faire les autres pilotes.
S’orienter sur le circuit est également un problème. Contrairement à un circuit routier, il n’y a pas d’arbres, de maisons ou autres choses de ce genre pour déterminer un point de freinage pour aborder les virages. Bobby Allison a bien voulu me montrer le circuit en détail et la chose la plus précieuse qu’il a pu faire a été de pointer une tache noire dans la tribune sur la ligne droite n ° 1 que je pourrais utiliser à cet effet. Les conducteurs utilisent tout ce qu’ils peuvent pour marquer une distance de freinage, même un pull-over rouge dans la tribune. C’est très bien ; mais que se passe-t-il si, en plein milieu de la course, la personne portant le chandail décide de bouger et d’avancer de 80 mètres en direction du virage ? Vous vous trouvez soudainement plongé dans toutes sortes de problèmes (4).
Jim Clark en piste, sur la Ford Fairlane préparée par l’écurie Holman & Moody (source: formula1blog.com).
L’autre problème consiste à s’habituer à la voiture elle-même. Ma Fairlane pesait environ 4000 livres (1,8 tonne, ndlr.), soit près de quatre fois plus que ma Lotus-Ford de Formule I, mais le moteur développe seulement 100 chevaux de plus environ. Cette différence fait que le pilote de stock-car a l’impression de conduire un camion en surcharge. Les freins ne sont pas formidables, et le temps de réponse de l’accélérateur m’a surpris. Dans une voiture de Formule 1, tout passe par la pédale d’accélérateur, alors que dans le stock-car, c’est un accessoire secondaire. Tout se passe tellement lentement. Il y a très peu de sensation et aucune accélération rapide. Pas de grand coup de pied dans le derrière. Vous foncez à grand bruit, et cela ne semble pas faire de grande différence que vous enfonciez la pédale à moitié ou que écrasiez votre pied au plancher. Mais je suppose que mon expérience de la formule 1 m’a un peu trop gâté à cet égard. Toutefois, par comparaison, la commande de direction et l’équilibre de la voiture sont délicats. Mais tout bien considéré, conduire en peloton groupé– 44 voitures sur une piste d’un mile – est le plus grand défi à relever. Plus tôt dans la semaine, alors que j’avais la piste pour moi tout seul, un autre conducteur a dit, « Clark est suffisamment intelligent pour se tenir à l’écart maintenant, mais dimanche ce sera une toute autre histoire. La première fois qu’il se fera tamponner des deux cotés en même temps, il ne saura pas où aller. «
Jim Clark en discussion avec Jochen Rindt, le jour de la course. Comme il y avait un doute sur la capacité de Clark à tenir les 5 heures de course, Rindt fut recruté comme pilote de réserve. On le voit ici, pendant la course, avec l’équipe en charge des panneaux de signalisation (source : Holman Moody, the legendary race team, Paul Cotter et Al Pearce, Motorbooks).
Fort heureusement, ce n’est jamais arrivé, même si je crois savoir que cela se produit assez fréquemment dans les courses de stock car. Il semble que cela fasse partie du jeu. J’ai commencé dans le milieu du peloton et, comme lors de ma première année à Indianapolis, j’ai d’abord commencé à tâter le terrain pendant plusieurs tours. Puis j’ai commencé à dépasser quelques voitures plus lentes jusqu’à arriver côte à côte avec Don White dans sa Dodge Charger. Bien que je n’eus encore jamais couru contre lui, je savais au moins que c’était un conducteur expérimenté et qu’on pouvait faire une course avec lui sans qu’il se passât rien de stupide. Cela a duré quelques tours et ce fut le seul moment un peu long de course rapprochée que j’ai effectué. J’ai évité deux mauvais accidents au début de course, même si j’ai emporté avec moi pendant quelques tours le pare-chocs de quelqu’un.
Après environ 100 miles de course, j’ai senti que le moteur hoquetait. Sur le coup, je ne savais pas trop ce que c’était, mais il s’est avéré par la suite que c’était la rupture d’une valve, ce qui m’a mis hors course 40 miles plus tard. J’ai pu néanmoins continuer à conduire pendant quelques tours, ce qui fut l’occasion d’un dialogue assez hilarant avec mon équipe de ravitaillement. Dès que j’ai senti que le moteur hoquetait, je l’ai pointé du doigt quand je suis passé devant les stands. Ils m’ont alors fait passer le signal suivant : MOTEUR CHAUD ? Le tour suivant, j’ai secoué la tête en signe de dénégation en montrant, du mieux que je pouvais, sept doigts par la fenêtre pour indiquer que je pensais qu’il me manquait un cylindre.
– PRESSION D’HUILE ? Ont-ils demandé quand je suis passé la fois suivante. Réponse : NON
– Puis, ils ont essayé autre chose : PERTE DE PUISSANCE ? Réponse : NON.
– Question le tour suivant : PROBLEME DE MOTEUR ? Ah, bingo ! J’ai hoché la tête.
– SECOND ALLUMAGE? M’ont-ils alors indiqué, signifiant par là que je devrais essayer le système de démarrage de secours de la voiture. Ce que je fis, sans que cela résolve le problème.
Finalement je me suis arrêté au 125ème tour. L’équipe des stands n’a rien pu trouver d’anormal dans un premier temps, et je suis reparti à nouveau, en ayant en permanence l’horrible pensée qu’à tout moment l’ensemble allait exploser en morceaux. A l’évidence, quelque chose n’allait pas, et 19 tours plus tard j’ai abandonné le plus tranquillement du monde (5).
Ainsi a pris fin ma première expérience dans les courses de stock-car. J’en suis ressorti assez impressionné, ne serait-ce que parce que cela demande beaucoup d’endurance et de capacité pour conduire ces énormes voitures en parcourant 1000 virages en cinq heures. Je me réjouis par avance à l’idée de m’y essayer à nouveau, lorsque l’occasion se présentera (6).
Jim Clark Sports Illustrated, 6 novembre 1967 (http://sportsillustrated.cnn.com/vault/article/magazine/MAG1080524/index.htm)
(Traduction de René Fiévet)
(1) A l’issue du Grand Prix du Mexique, le 29 octobre 1967, où il avait remporté sa 24ème victoire en grand prix, égalant le record de Fangio, Clark se trouvait aux Bahamas, en compagnie de Stewart et Rindt. Il reçut un appel téléphonique de Bill France, l’organisateur des courses de NASCAR, lui demandant s’ils accepteraient de participer à la course de Rockingham le week-end suivant. Clark accepta tout de suite le principe, tandis que Stewart renâcla, considérant que la prime de départ ne valait pas le risque encouru. Rindt, au contraire, se déclara immédiatement partant. Quelques moments plus tard, Clark reçut un télégramme de John Holman, de la célèbre écurie Holman & Moody, confirmant son engagement sur une voiture Ford. Rindt était prévu comme pilote de réserve, au cas où Clark ne tiendrait pas la distance de 5 heures de course. Ludovico Scarfiotti fut l’autre pilote de Grand Prix sollicité par Bill France pour participer à la course de Rockingham. Il fut engagé au volant d’une Plymouth et se qualifia à une très honorable 29ème place (sur 44 partants). Mais finalement la voiture ne prit pas le départ, disqualifiée par les commissaires pour une garde au sol insuffisante.
(2) “I was generally pleased with the whole setup”, écrit Jim Clark, de façon apparemment un peu restrictive. En fait, il veut dire qu’il fut enchanté. Jeune homme de bonne famille, Jim Clark est un familier de l’“understatement”, péché mignon des Britanniques ayant reçu une bonne éducation.
(3) La chronologie des évènements est ici un peu confuse. Le texte laisse penser qu’il y a eu deux sorties de route, mais ce ne fut pas le cas : il s’agit bien de la même sortie de route que celle décrite deux paragraphes plus haut.
(4) “You suddenly have all sorts of troubles”, c’est ainsi que Jim Clark décrit une situation un peu désespérée, avec toujours ce sens de l’“understatement” qui semble le caractériser.
(5) En raison de l’abandon prématuré de Clark, Rindt ne fut pas en mesure de prendre le volant de la voiture.
(6) Comme on le sait, il n’y aura pas de prochaine fois. Jim Clark trouvera la mort 5 mois plus tard, à Hockenheim, le 7 avril 1968.