Aujourd’hui, j’ai le blues… une tristesse que beaucoup, j’imagine, partagent en apprenant le dernier départ de Jean-Pierre Beltoise, un homme qui paraissait si solide … Au fil des ans, Jean-Pierre avait perdu plusieurs de ses amis pilotes en course, lui-même avait failli y perdre sa propre vie, mais voilà, « la camarde » nous attend tous un jour ou l’autre…
Jacques Vassal
Article paru pour la première fois le 9 janvier 2015
« La camarde » invoquée par Georges Brassens dans la « Supplique pour être enterré à la plage de Sète ». Celle qui ne lui a « jamais pardonné/d’avoir semé des fleurs dans les trous de son nez ». Belle épitaphe après tout, pour un pilote de course. Rapprochement improbable, direz-vous ? Voire. Peu de gens le savent, mais Beltoise était aussi un admirateur de Georges Brassens. Et peu s’en souviennent, tous deux s’étaient rencontrés une fois, en 1972, grâce à un autre disparu récent et célèbre : Jacques Chancel. Au cours d’une de ses émissions de télévision, en 1972, celui-ci avait monté un « coup » improbable : Georges Brassens, invité du jour, devait rejoindre un aérodrome en région parisienne, pour prendre un avion vers une ville du sud-ouest et y donner son récital de chansons. L’horaire étant fort serré, Chancel avait eu l’idée,a priori saugrenue, de faire prestement conduire l’auteur des « Funérailles d’antan » par le futur vainqueur du Grand Prix de Monaco, et ce à bord, figurez-vous, d’une Citroën SM ! A sa descente d’auto, et avant de rejoindre l’avion, Brassens questionné par Chancel sur son éventuelle peur de la vitesse, répondit calmement que « non, avec Jean-Pierre Beltoise, je n’avais pas de raison d’avoir peur », ou quelque chose de ce tonneau-là.
J’ai déjà raconté ailleurs mes rencontres avec Brassens, aujourd’hui hélas je dois vous raconter ma rencontre avec Beltoise. La première fois, c’était à Paris, au tout début 1963. Jeune lecteur de Moto-Revue, où le pilote moto déjà plusieurs fois titré oeuvrait comme essayeur, j’avais écrit à « JPB » à sa rédaction pour solliciter un entretien sur son métier. Quelques jours plus tard, je recevais une réponse sur papier à en-tête de « Jean-Pierre Beltoise – Journaliste-essayeur », m’invitant à lui téléphoner pour fixer un rendez-vous rue des Pyramides, dans l’appartement de ses parents. Son père était boucher en gros et Jean-Pierre, entre deux courses ou essais de motos, s’entraînait parfois avec le break Peugeot de la maison, s’apprenant à maîtriser la glisse sur quatre roues, de nuit, place de la Concorde ! Beltoise m’avait, pendant plus d’une heure, parlé de sa passion pour les sports mécaniques, de son rêve d’accéder à la course automobile, de etc. C’était la toute première interview de ma vie, elle fut publiée dans Périscope, le journal de la MJC de l’Ile Saint-Louis, ronéotypé à quelque 500 exemplaires.
A Montlhéry, nous nous étions à nouveau croisés. J’avais admiré le pilote à la fois sûr et audacieux qu’il était à moto (notamment sur 250 cm3 Bultaco et sur Matchless G 50). Je l’avais vu gagner au Critérium International du Mans, en lever de rideau des essais d’avril des 24 Heures. Il était devenu pilote d’usine, chez Kreidler en 50 cm3 et Bultaco en 125 cm3. Sur les circuits, il côtoyait les Jim Redman, Luigi Taveri, Phil Read, Ernst Degner sur des Honda, Yamaha ou Suzuki. J’ai su bien plus tard qu’à l’époque, il avait été contacté par l’usine Honda pour devenir pilote de Grand Prix moto. Mais à ce moment-là, Jean-Pierre avait déjà la tête ailleurs. Et pour les quatre-roues, cela passait par René Bonnet. On connaît la suite. Je ne vais pas retracer ici sa carrière en automobile. J’ai juste un peu insisté sur celle à moto parce que celle-là, les médias l’ont largement ignorée. Dans les notices nécrologiques lues ou entendues depuis hier (notamment le site de l’ Obs , sur la 2 lundi soir et dans la revue de presse de France-Inter mardi matin, par le pourtant excellent Bruno Duvic) – on dirait qu’elle débute d’emblée sur quatre roues. Sans remonter jusqu’à Nuvolari ou Rosemeyer, ce n’est pourtant pas par hasard si Beltoise était un admirateur de Jean Behra, de John Surtees ou de Mike Hailwood, pas par hasard non plus si, plus tard, il aida Patrick Depailler, ancien motard comme lui, à se lancer dans le grand bain sur quatre roues.
Pourtant, après des succès encourageants (dont la victoire à l’indice énergétique aux 24 Heures du Mans 1963 sur René Bonnet « Aérodjet » avec Claude Bobrowski), Jean-Pierre faillit tout perdre. Reims, 1964 : à la sortie du virage de Thillois, nous sommes postés pour assister là aux Douze Heures, sorte de « match-retour » du Mans, quinze jours après. La course commence à minuit et la danse des faisceaux de phares blancs juste avant le freinage de Thillois a quelque chose d’hallucinant. Derrière le chassé-croisé entre Ford GT et Ferrari 275 P pilotées par les Surtees, Scarfiotti, Ginther ou Phil Hill, je tente de suivre la course, plus discrète et pour cause, de « JPB » sur une René-Bonnet très spéciale, la même qu’il partageait au Mans avec Gérard Laureau et qui ne marchait pas du tout. Jusqu’au moment où la bleue ne repasse plus. Le speaker du circuit n’en fait pas mention. J’imagine un abandon pour cause mécanique, probable dans le cas de René Bonnet, et comme au Mans d’ailleurs.
C’est seulement le lundi qu’en lisant dans L’Equipe le compte rendu de la course, j’apprendrai le grave accident dont a été victime Jean-Pierre. Il est soigné à la clinique des Peupliers, dans le 13e arrondissement de Paris. Quelques jours plus tard, j’ose lui rendre visite. On m’admet dans sa chambre. Jean-Pierre souffre de nombreuses blessures et brûlures et, à vrai dire, il semble à peine conscient. Son épouse Eliane me remercie en son nom d’être venu. Je lui souhaite, pour elle et pour lui, toute la chance et le courage possibles.
Du courage, Jean-Pierre en aura, énormément on le sait. A Reims en juillet 65, assistant à sa victoire sur Matra Formule 3, prélude à de grandes choses pour la marque comme pour son pilote n° 1, j’ai pour lui une sensation de revanche sur le destin, même lieu un an plus tard. Mais de la chance, hélas, Eliane n’en aura pas. Au printemps 66 elle sera victime d’un accident de la route…
Par la suite, j’ai revu Jean-Pierre Beltoise souvent en course, puis en interview encore. Mes deux plus beaux souvenirs du pilote qu’il est devenu : sa victoire à Monaco, toujours en F 3, en 1966, devant tout le gratin. Comme pour confirmer qu’à Reims, elle était amplement méritée. Et en F 1, à Charade où il avait si souvent excellé, depuis le temps de la moto, sa charge héroïque contre Jacky Ickx au Grand Prix de France 1969 : Jean-Pierre sur Matra-Ford MS 80, Jacky sur Brabham-Ford. J’étais placé au-dessus d’un des derniers virages qui précèdent le Rosier. Pendant je ne sais combien de tours, tandis que Jackie Stewart caracolait en tête, Beltoise avait harcelé Ickx, qui avait dû sortir le grand jeu pour rester devant. Mais au dernier tour, l’ordre s’inversait : Beltoise venait de doubler Ickx, il était 2e du Grand Prix, de « son » Grand Prix et ne lâcherait plus jusqu’au baisser du drapeau. Quand ils sont passés devant nous pour la dernière fois dans cet ordre, tous les spectateurs du tertre de Thèdes se sont levés comme un seul homme pour ovationner Jean-Pierre qui s’était battu comme un lion.
Aujourd’hui aussi, je pense à Jacqueline, que je connais un peu et qui est une femme admirable. Que cette vieille histoire lui apporte, modestement, ainsi qu’à Julien et à Anthony ses deux fils, un peu du réconfort dont ils ont sûrement besoin.
Illustrations @DR
Commentaires de Jacques Vassal :
« Sur la seconde photo, avec le groupe dont JPB à Montlhéry, il s’agissait d’un essai « course » tout à fait exceptionnel. Pour les Coupes du Salon (octobre 1963), Georges Monneret s’était vu prêter par l’usine italienne deux machines formidables : une Bianchi 350 cm3 et une 500 cm3. Des bicylindres extrêmement performantes. Elles devaient se situer à mi-chemin entre les meilleures anglaises monocylindres (Norton « Manx » 350 et 500, AJS 7 R 350 et Matchless G 50, 500) et les quatre-cylindres d’usine italiennes (MV Agusta dans les deux cylindrées), voire japonaises (Honda alors en 350 seulement, la 500 ne viendrait que plus tard). Monneret avait couru aux Coupes du Salon avec ces machines et c’était très impressionnant. Puis le lendemain je crois (sans doute le jour où cette photo a été prise), avec l’accord de l’usine Bianchi et grâce à l’entremise de Monneret, Jean-Pierre Beltoise avait essayé les deux modèles sur le circuit routier de Montlhéry, pour le compte de Moto-Revue et chronos à l’appui. Je l’avais lu dans le numéro de la semaine suivante : Jean-Pierre avait réalisé avec l’une des deux Bianchi d’usine (la 350 ou la 500 ? Là je ne sais plus mais peu importe) un tour du routier à… 136 km/h de moyenne, un record pour une moto sur ce tracé de 7,7 km avec ses pièges redoutables, comme la bosse suivant la remontée de la cuvette de Couard, où les motos aussi bien que les autos décollaient l’espace de quelques secondes, comme en certains points du Nürburgring (Nordschleife) ou, pour les motos du Tourist Trophy, de l’Ile de Man (Ballaugh Bridge). En 1963, les 1000 Km de Paris (GT et sport-prototypes) furent d’ailleurs annulées à cause des craintes suscitées par ladite cuvette + bosse de Couard. Les vainqueurs de la COURSE, en 1962, Pedro et Ricardo Rodriguez sur Ferrari 250 GTO, avaient bouclé leurs 1000 kilomètres à 157,7 km/h de moyenne ! Bref, les pilotes n’avaient pas froid aux yeux… On rappellera, hélas, que ce circuit fut fatal, entre autres, à Paul Armagnac et, plus tard, à Jean Rolland. »
Voilà, pour remettre en perspective cette photo qui m’a rappelé un beau souvenir de JPB. Quant à la première photo en action, elle est plus ancienne (1961 sans doute) et là, JPB court, apparemment déjà à Montlhéry, sur un Itom 50 cm3.