Il n’aura pas échappé à nos lecteurs que plusieurs de nos publications récentes évoquent Matra. Le 14 mars correspond au 10e anniversaire de la disparition de Jean-Luc Lagardère. Nous avons souhaité rendre hommage au chef d’équipe à la détermination inflexible qui su donner à la France une ambition nouvelle en sport automobile. Dix années lui auront suffi pour faire de Matra une marque mondialement connue. Dix années au cours desquelles Matra a gagné tous les titres – ou presque – inscrits sur sa feuille de route par cet homme exceptionnel.
Olivier Favre
1964 : la France est depuis le début du siècle l’un des cinq grands pays producteurs d’automobiles. Mais en matière de course, c’est un nain. Certes, l’hexagone a eu ses heures de gloire, dans les années vingt surtout, mais depuis 1945 c’est la disette. Les vieilles Talbot et Delahaye ont tenté de (et parfois réussi à) faire illusion dans l’immédiat après-guerre, Gordini a tant bien que mal mené sa barque percée, avec quelques hauts faits ponctuels, mais a fini par jeter l’éponge en 1956. Et depuis huit ans, la présence française sur les circuits est assurée uniquement par les petites cylindrées type DB Panhard puis René Bonnet et CD. Avec évidemment pour toutes récompenses des victoires de classe ou à l’indice ; dont on se glorifie éhontément d’ailleurs. Et peut-être vaut-il mieux rester chez les petits car, lorsque les constructeurs français se lancent dans le « grand bain », comme en cette année 64 qui marque la naissance de la nouvelle Formule2, l’échec est cuisant : les René Bonnet et les Alpine ne font que de la figuration face aux monoplaces anglaises.
Côté pilotes, ce n’est guère mieux : le vieux Trintignant dispute ses derniers grands prix pour le plaisir, Schlesser se bat comme un beau diable mais est cantonné aux GT et les autres doivent se contenter des fragiles et peu performantes voitures bleues qu’on leur propose. Dans ce contexte, la victoire du Marseillais Jean Guichet au Mans au volant d’une Ferrari d’usine paraît totalement anachronique. C’est l’arbre qui cache le désert !
Imaginons maintenant un « fanatique » français à qui une cartomancienne plus douée que la moyenne prédirait en cette fin d’année 64 que cinq ans plus tard la voiture du champion du monde de F1 serait française et, mieux encore, que dix ans plus tard, une marque française se retirerait après, outre ce titre F1, trois titres F2, trois victoires au Mans et deux titres de championne du monde des marques. Gageons que le passionné serait sorti furibard de la cahute de la gitane, en jurant qu’on ne le reprendrait plus à payer pour entendre des inepties pareilles.
Pourtant …, comme tout lecteur de Classic Courses le sait, cette hypothétique prophétie est bel et bien devenue réalité. Grâce à la volonté d’un homme : Jean-Luc Lagardère. « Si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi ! » Qui ne connaît cette formule tirée du roman « Le Bossu » paru au XIXe siècle et parfois utilisée quand on veut évoquer l’idée d’une ferme résolution. Comment donc imaginer un patronyme plus approprié pour ce jeune Rastignac qui débarque à Paris de son Gers natal et va se retrouver patron de Matra en 1963, à 35 ans à peine. Et qui va faire de cette petite société spécialisée dans l’électronique militaire et spatiale un puissant conglomérat industriel. Et aussi, le temps d’une décennie, un grand de la course.
L’épopée Matra, c’est une aventure sans doute impossible dans un contexte autre que celui des années 60. En cette période bénie de croissance économique apparemment sans fin et de confiance aveugle dans le progrès, le volontarisme d’un homme – d’un homme sachant s’entourer quand même – pouvait impulser et concentrer les énergies, inspirer et galvaniser ses équipes et créer les conditions du succès à partir de zéro. Dans ces années-là, on pouvait espérer décrocher la lune, la vraie ou celle qu’on se donnait pour but. La métaphore n’est pas fortuite : Lagardère, c’est un peu le Kennedy du sport automobile français : même jeunesse, même charisme, même force de conviction, même vision d’avenir. Avec pour chacun une « nouvelle frontière » : la lune pour l’Américain, le pinacle de la course pour le Français. Les deux objectifs seront d’ailleurs atteints à quelques semaines d’intervalle, en 1969, année héroïque. Un millésime qui aurait d’ailleurs pu l’être doublement pour Matra. Car, si le final de légende a logiquement éclipsé tout le reste, il n’en reste pas moins quela Matra »pédalo » de Beltoise-Courage aurait pu gagner les 24 Heures sans les ennuis mineurs mais répétitifs qui l’ont reléguée à seulement 4 tours du duo Ickx-Herrmann.
En 1965, au début de l’aventure Matra, Jean-Luc Lagardère a le culot et l’audace de la jeunesse. L’audace de miser sur un pilote diminué mais aussi déterminé que lui, l’audace de marcher sur les plates-bandes de Ferrari en optant pour un V12, l’audace de fixer publiquement des objectifs ambitieux. Qui seront atteints les uns après les autres. Tous sauf un : gagner avec une F1 100% française. Il s’en fallut de peu, juste quelques gravillons auvergnats …
La sagesse – le courage aussi – de se retirer au faîte de la gloire, avant la saison de trop. Certes, il y avait la crise pétrolière et la mort annoncée des protos en 1976. Mais, au-delà de cette conjoncture, il y avait une raison plus profonde : la course avait été pour Matra un formidable vecteur de communication, d’image, de recherche technologique, d’entraînement des hommes ; mais, au contraire de Ferrari ou de Porsche, ce n’était pas sa vocation première, sa raison d’être.
Oh que ce retrait du coq fut dur à avaler pour les passionnés français ! Mais ces derniers allaient rapidement trouver à se consoler car Matra laissait un héritage extraordinaire, qui allait fructifier tous azimuts. Sans cette décennie prodigieuse, Ligier aurait-il fait dela F1 ? Sans l’audace technique de Matra, un constructeur plan-plan comme Renault aurait-il eu le cran – voire même l’idée – d’imposer le turbo en F1 ? Sans le triplé bleu dansla Sarthe, un Jean Rondeau aurait-il seulement osé rêver gagner les 24 Heures ? Bref, ce n’est sans doute pas le moindre des mérites de Jean-Luc Lagardère que d’avoir décomplexé les dirigeants, ingénieurs, pilotes français en leur démontrant qu’ils pouvaient se fixer des objectifs élevés et les atteindre en imposant leur loi aux habitués des podiums.
Ce 14 mars 2013, cela fera dix ans – déjà ! – que Jean-Luc Lagardère a tiré sa révérence. Classic Courses, qui a dans son ADN des traces du génome « matracien », se devait de rendre hommage à l’homme qui, avec François Guiter chez Elf, fut à l’origine de la renaissance du sport automobile français. Chapeau bas, Monsieur Lagardère !
Olivier Favre
Photos @ DR