Il y aura cinquante ans en septembre, Matra enlevait le titre mondial des constructeurs de Formule 1. Une première, pour un châssis français. Un exploit rendu possible grâce à « l’entente cordiale » établie entre le fabricant hexagonal spécialisé dans l’aéronautique – et l’armement, et l’ancien marchand de bois devenu directeur d’écurie de course, Ken Tyrrell. Mais grâce surtout au talent d’un jeune trentenaire qui ne comptait pas s’arrêter en si bon chemin, Jackie Stewart. Pourtant, la belle aventure allait se terminer là : l’entente cordiale avait ses limites.
Pierre Ménard
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On avait beau se féliciter à bon droit dans les deux camps du fantastique résultat obtenu fin 1969, la suite du scénario était écrite : Ken Tyrrell et Jackie Stewart devraient se trouver un autre fournisseur de châssis pour 1970, car Jean-Luc Lagardère tenait mordicus à faire triompher dès la saison qui s’annonçait le V12 Matra. Qui ne transcendait ni l’Ecossais, ni son boss anglais. Afin de les persuader de revenir sur leur a priori, le patron français organisa sur le circuit d’Albi à l’issue du dernier Grand Prix de la saison un test grandeur nature pour que Stewart se fasse une juste idée des qualités du V12 maison face à son habituel V8 Cosworth.
Malgré des chronos qui parlèrent d’eux-mêmes en faveur du V12, Jackie ne changea pas d’idée : il trouvait que ce moteur manquait de punch et surtout de couple. Vrai. Mais la réalité était également que le rusé champion était sous contrat avec Ford (comme il le sera toute sa vie) et qu’il était hors de question qu’il se fasse pousser par des chevaux autres que ceux de Dearborn. Cette « contrainte » mettait en tout cas le Team Tyrrell dans un embarras qui ne serait réglé que miraculeusement quelques semaines plus tard (1). Quoi qu’il en fût, c’était la fin d’une belle équipée commencée quatre ans plus tôt, là-encore sous le signe de la suspicion.
« Ken, are you serious » ?
La signature de traités d’amitié entre Français et Anglais durant la deuxième moitié du XIXe siècle n’effaça pas de facto des siècles de haine et de guerres incessantes. Il restait (et il reste toujours) de part et d’autre de tenaces résidus de soupçons mêlés d’un zeste de jalousie qui faisaient regarder de travers ce qui se passait de l’autre côté des falaises de Douvres, ou sur le Continent. Tout dépendait que quel côté on buvait son thé ou son pastis. Lorsque Ken Tyrrell parla de Matra pour son futur programme de F2 à son jeune pilote Jackie Stewart à la fin 1965, l’Ecossais à la voix de ténorino manqua s’étouffer !
Jackie avait débuté en F1 en cette année 1965 de la plus étincelante des façons : au volant de sa BRM, il avait quasiment fait jeu égal avec son champion de coéquipier Graham Hill et avait même remporté son premier Grand Prix, en Italie. En F2 en revanche, les Cooper-BRM de l’écurie Tyrrell ne lui donnaient pas satisfaction (ce qui en 1965 était dans l’air du temps !). « Stew » et son patron songeaient à Brabham, ou Lola, pour la saison 1966 quand Jabby Crombac, toujours placé là où il fallait, suggéra à Tyrrell le nom de Matra. Celui qu’on n’appelait pas encore « Oncle Ken » n’avait jamais entendu parler de cette marque et se fit détailler par le journaliste suisse le palmarès ainsi que les qualités des châssis français.
« Matra ? Un châssis français ? Non mais, tu es sérieux, là ? ». C’est en gros ce que répondit un Stewart incrédule à Ken Tyrrell qui lui répéta à peu près ce que lui avait expliqué Crombac. La persuasion fut en tout cas transmise car le 20 décembre 1965 sur le circuit de Goodwood, le pilote effectua toute une série de tests au volant d’une Matra F3 équipée d’un moteur de F2. Voiture-labo dont les qualités furent suffisantes pour retourner complètement l’Ecossais : « Je le soupçonnais [Ken] d’avoir été influencé par une soirée particulièrement agréable comme on peut en vivre à Paris, racontait Jackie (2)… Ce qu’il y avait de mieux sur cette voiture, c’était sa « transmission de puissance » sur la route ». De l’état de « franchement sceptique », Stewart passa à celui de « totalement conquis ».
Premières marches vers l’Olympe
L’Ecossais avoua à son patron qu’il n’avait jamais conduit de voiture aussi performante. De fait, les ingénieurs de chez Matra utilisaient la technique aéronautique du rivetage de la coque sur des cloisons transversales implantées le long d’un châssis monocoque, procurant à la voiture une rigidité et un passage de la puissance au sol exceptionnels. Une avance technologique conséquente sur ses concurrents que le talent naturel de Stewart sut percevoir immédiatement. L’affaire fut alors rondement menée : dès le lendemain de cette journée de tests, Ken et Jackie se retrouvaient dans le bureau de Jean-Luc Lagardère pour y discuter des termes d’un contrat qui sera signé entre les deux parties le 7 janvier 1966.
Matra s’engageait à fournir en exclusivité l’équipe Tyrrell (3) en châssis F3 et F2 et à les entretenir, à charge pour l’Anglais d’y loger le moteur adéquat dont il assurerait la maintenance. A sa charge également le choix et le salaire des pilotes. Stewart ferait équipe avec le jeune espoir belge Jacky Ickx. Quant au moteur, ce serait fort logiquement le Ford Cosworth qui viendrait principalement propulser la monoplace française du Team Tyrrell (4). Et c’est là que se situa clairement le problème en 1966 : malgré toutes ses qualités de tenue de route, la voiture tricolore ne fit pas le poids face aux Brabham de Jack Brabham et Denny Hulme motorisées par un quatre-cylindres Honda surpuissant.
Aucune victoire cette saison-là pour Stewart ou Ickx tant les Brabham-Honda furent intouchables. Mais la bonne sensation dans le clan franco-britannique que la mayonnaise avait pris : les deux parties travaillaient dans la meilleure des collaborations, Stewart reconnaissant la grande maîtrise technologique des gens de chez Matra et ceux-ci se félicitant d’avoir à disposition un pilote au retour technique exceptionnellement fiable et précis. Ce n’est pourtant pas l’Ecossais qui apporterait à l’association binationale ses premiers lauriers.
Pour 1967, le règlement de la Formule 2 avait changé et les petits moteurs d’un litre étaient remplacés par des 1,6 litres. Exit le Honda, tous les concurrents « sérieux » étaient passés au Cosworth FVA. A ce jeu-là, les châssis Matra allaient faire la différence : le MS6, puis le MS7 se montrèrent à la hauteur et Ickx fut couronné Champion d’Europe, devant Frank Gardner sur Brabham et Jean-Pierre Beltoise sur une Matra d’usine. Jackie Stewart pour sa part courait en F2 pour Matra en tant que « pilote gradé » (5) et ne fut naturellement pas pris en compte dans le classement final. Lagardère était totalement dans son plan de marche initial : « La Formule 3 pour apprendre, la Formule 2 pour s’aguerrir et la Formule 1 pour s’imposer ». Cette maxime devenue célèbre allait s’appliquer aussi bien à Matra qu’à Tyrrell qui décidaient de sauter le pas vers la F1 pour 1968.
Matra… ma non troppo
Tandis que Matra confiait ses MS11 propulsées par le V12 maison à Beltoise (avec le support de Pescarolo en fin de saison), Tyrrell engageait – sur les conseils appuyés de François Guiter – le jeune Johnny Servoz-Gavin aux côtés de la vedette Stewart sur des MS10-Cosworth. Quoique sensiblement identiques d’aspect extérieur, les deux monoplaces différaient de par leur structure interne, due à leur moteur : en tant que bloc porteur, le V8 Cosworth était directement boulonné au châssis contrairement au V12 Matra, ce qui induisait une plus grande rigidité pour la MS10. Si on ajoutait une équipe française mal préparée pour le haut niveau et ne pouvant s’appuyer sur des pilotes d’expérience, à l’inverse de son homologue britannique, on avait là tous les ingrédients des performances assez différentes des uns et des autres durant la saison 1968.
Fort logiquement, le Team Tyrrell fut à la pointe du combat, là où Matra essuya allègrement les plâtres. La MS10 ne fut pourtant pas d’entrée un missile (même venant de chez Matra !) et il fallut toute la finesse de pilotage et la sensibilité de Jackie pour transformer cette monoplace assez pataude à l’origine en une redoutable machine à gagner. Bernard Boyer et Georges Martin, respectivement responsables châssis et moteur à Vélizy, ne tarissaient pas d’éloges sur le retour technique exceptionnel de l’analytique Ecossais.
Lagardère le comprit également : sans sa fracture du scaphoïde en début de saison (lors d’une course de F2) qui l’handicapa une bonne partie de l’année, Stew aurait certainement pu remporter le titre dès cette saison 1968. La Matra V12 ayant manifestement encore de belles séances de perfectionnement à subir, le pragmatique patron gascon décida de confier les clés de la boutique pour 1969 au seul Ken Tyrrell : un châssis Matra devait gagner le championnat du monde de Formule 1, peu importait qui l’amènerait à la victoire !
La F1 parfaite
Si la MS10 péchait sur certains plans (rigidité perfectible, inertie trop importante), la MS80 que Boyer dessina pour 1969 s’avéra d’entrée une des grandes réussites sorties des ateliers de Vélizy. Au sujet de la rigidité, Georges Martin – rencontré en 2013 – m’avait remémoré l’anecdote de l’épaisseur des tôles sur cette monoplace :
« Fin 68, quand on préparait la MS80, un matin où Boyer n’avait pas pu venir bosser pour un problème de santé, je passe dans les bureaux comme je le faisais habituellement. Le responsable des calculs à qui j’avais demandé de mesurer la rigidité en torsion du châssis de la MS80 me dit : « C’est incroyable ce qu’il est raide » ! Les tôles était en 1,5 d’épaisseur, je demande de calculer ce que ça donnerait avec du 0,7. Résultat : on ne perdait quasiment rien, et on gagnait du poids. Je trouvais ça intéressant et je ne dis rien d’autre. Quand Boyer revint, Il s’aperçut que la voiture avait été dessinée en 0,7 au lieu de 1,5. Il m’a fait une scène en me disant que je faisais une erreur monumentale ! Je lui ai expliqué que j’avais demandé à ce qu’on calcule cette hypothèse et que le résultat était probant. Il m’a dit alors : « On va péter une coque par course » ! A quoi j’ai répondu « Eh bien, il n’y a qu’à en commander 20 » ! La voiture pesait 25 kg de moins grâce à l’épaisseur des tôles. Stewart était ravi de cette voiture ».
Jackie Stewart l’a souvent répété : la meilleure Formule 1 qu’il ait pilotée dans sa carrière était certainement la MS80. La Tyrrell 003 de 1970-1972 était très inspirée de cette dernière, son concepteur Derek Gardner l’ayant toujours ouvertement reconnu ; quant à la 005 de 1973, elle était performante, mais extrêmement pointue à régler et à manier. Les ingénieurs français avaient retenu les leçons de 1968 et avaient offert à Jackie Stewart l’outil idéal pour triompher.
La MS80 fut souveraine en 1969 et l’Ecossais engrangea six victoires (dont une avec la vieille MS10) qui lui firent obtenir sa première couronne mondiale. Pour la première fois en Formule 1, une marque française s’imposait, et ce devant les cadors qu’étaient Lotus, McLaren, Brabham ou encore Ferrari. Il faudrait attendre 36 ans, pour voir à nouveau triompher une entité française : c’était en 2005 avec l’écurie Renault qui, à la différence de Matra en 1969, utilisait un moteur et des pneumatiques tricolores.
Comme nous l’avons dit en ouverture de cette note, les chemins des Français et des Britanniques se séparèrent fin 1969 sur ce splendide résultat, mais aussi sur le constat incontournable qu’ils ne pouvaient plus faire cause commune. La suite ne fut pas aussi dorée à Vélizy qu’à Oakham : pendant que les Matra se perdaient dans des problèmes insolubles de rigidité de châssis et de consommation de carburant, les Tyrrell assurèrent à Master Stewart deux autres titres mondiaux.
Jackie Stewart était devenu la référence absolue en matière de pilotage et de réflexion sur le métier de pilote de course, et son avis souvent autorisé fut longtemps recherché par les médias, voire les écuries elles-mêmes. Après s’être investi avec passion dans plusieurs rôles de consultant durant des décennies, sans parler de celui de directeur d’écurie avec son fils Mark à la fin des années quatre-vingts dix, l’homme a décidé de tout stopper pour s’occuper à temps complet de son Helen bien-aimée dont la santé décline malheureusement de jour en jour.
Notes
(1) Avec l’achat d’un modèle de la nouvelle marque lancée par Max Mosley et ses associés, March.
(2) « Jackie Stewart, Grand Prix » d’Eric Dymock, 1970-Editions Solar 2000
(3) Cette notion d’exclusivité fut diversement interprétée puisque Matra fournit également en châssis l’écurie de John Coombs qui faisait courir Graham Hill. Tyrrell en conçut un logique dépit, mais comme le moustachu britannique ne fut pas satisfait de sa voiture et arrêta sa collaboration avec la marque française, les choses rentrèrent dans l’ordre entre Matra et Tyrrell.
(4) Le BRM fit son apparition à l’arrière de la Matra de Stewart en quelques occasions.
(5) Les pilotes de renom n’étaient pas admis dans le classement du Trophée d’Europe des Conducteurs, réservé aux jeunes pousses. Ils se consolaient avec un classement britannique, remporté en 1967 par le roi de la spécialité, Jochen Rindt, devant Jacky Ickx.