Une épaisse enveloppe matelassée, postée à Sydney. Elle me parvient avec un lourd retard dû à son acheminement original à mon ancien domicile en région parisienne, puis réexpédiée à Cosne.
Un jeu de photos, un formulaire à remplir et une lettre dont je sais déjà avant de la déplier ce que les premières lignes m’apprennent : Isabelle de Bailleul est morte. Partie rejoindre les étoiles et surtout celle qu’elle a rencontrée et perdue en même temps, aimée d’un amour étrange, irrationnel, le temps d’une seule journée, Jim Clark.
Nos lecteurs les plus anciens se souviennent de l’apparition de cette personne sur Mémoire des Stands en 2008, par le biais d’un texte tellement émouvant qu’il eût été impossible de ne pas le produire.
Patrice Vatan
Courrier d’Isabelle de Bailleul reçu à Mémoire des Stands le 22 mars 2008
Je vous écris ces lignes alors qu’à travers les baies vitrées le soleil se devine derrière les structures de l’Opéra de Sydney. Il fera jour dans dix minutes. Un café fume devant mon clavier. La météo a annoncé 30 degrés. Avouez qu’il y a pire comme situation en ce monde qui, dans votre continent et même dans tous les autres sauf celui qui m’héberge, sombre avant de couler dans quelques années. Aussi pourrait-on croire que cette journée du 7 avril 1968, presque 40 ans jour pour jour, est totalement diluée dans les souvenirs d’une femme qui a refait sa vie à 20 000 km de chez vous, après moult péripéties. Eh bien non ! Oh que non !
Chaque détail de ce funeste dimanche est gravé en moi comme dans du marbre.J’accompagnais de temps en temps les Beltoise sur les circuits au tournant des années 70, en tant qu’amie de Jacqueline que j’avais connue durant l’enfance. Le hasard avait voulu que je fusse du voyage d’Hockenheim, malheur de moi ! Précisons que j’étais (et suis toujours) fan de course automobile ; aussi rouler à nettement plus de 200 à l’heure sur la nationale 4 (pas d’autoroute à l’époque) procurait une jouissance sans pareille, conduites que nous étions, Jacqueline, Enna et moi, par JPB dans sa Mercedes 300 SEL 6.3.
Enna, c’était la chienne. Elle voyageait à l’avant de la voiture et Jacqueline s’en servait l’hiver de chaufferette pour les pieds. Je m’en occupais pendant les courses. Les Beltoise ont toujours été « chiens ». Enna montait aussi dans la Miura.
Un détail me revient à ce sujet, que Jacqueline m’avait raconté. La chienne, d’ordinaire très sage, se redressait quand JPB dépassait les 230. Ceci l’avait intrigué et il réalisa que le moteur chauffait à cette allure. L’ingénieur de chez Lamborghini refusant de croire que le moteur chauffait, Jean-Pierre l’a emmené faire un tour. Il paraît, d’après Jacqueline à qui JPB l’a raconté, que le type en avait les cheveux dressés sur la tête ! Bref, pour en revenir à Enna, tout le paddock la connaissait.
Mais je m’égare, pardonnez-moi. Par pitié, cher Monsieur, coupez ce que vous voulez, c’est vraiment du bavardage de nana…
Le samedi, il avait fait beau à Hockenheim, pour autant que je m’en souvienne. Je vois encore Jacqueline aux chronos dans le stand Matra, et tous ces types qui l’air de rien, s’arrêtaient pour la filmer.
La télé allemande, la ZDF je crois, avait projeté quelque temps après la mort de Jimmy le film de ce maudit week-end ; on n’y voyait que Jacqueline ! C’était une icône de ces années-là. JPB enleva la pole. JPB… ces initiales fonctionnaient comme une marque de fabrique. C’était amusant d’entendre tout le monde l’appeler JPB, même sa femme… Les Matra marchaient comme des avions, au contraire des Lotus, handicapées par leur injection. Jimmy était loin sur la grille, 7e ou 8e, un truc comme ça. Il avait eu un accident à Montjuich le dimanche précédent, heurté par Jacky Ickx en perdition. Ça aurait dû l’alerter, nous alerter sur ce qui planait sur lui.
J’ai lu quelque part sur Mémoire des Stands une théorie selon laquelle un pilote est souvent « averti » d’un malheur par un accident, ou un pépin, la course d’avant. C’est la première fois que j’entends parler de ce genre de théorie.
Le ciel était plombé quand je me suis levée le dimanche matin. Gris, avec un crachin glacial. Brrr… Jacqueline m’avait fait entrer au paddock grâce au laissez-passer d’un gars de chez Matra. Le plafond bas s’éclaira soudain quand Jimmy s’avança vers nous, enfin vers Jacqueline.
Je ne l’avais jamais vu qu’en photo. Je me souviens parfaitement de lui, du magnétisme qu’il dégageait, mêlé en même temps d’une simplicité qu’on ne s’attendait pas à rencontrer chez un double champion du monde. Sexy, je dirais… Oui, moulé dans sa combinaison blanche juste piquetée çà et là d’écussons publicitaires, il incarnait LE pilote de course, ce demi-dieu inaccessible. Je me souviens avoir pensé, le voyant s’avancer, que Jacqueline devait lui plaire. Ce n’était pour personne un secret qu’il aimait les femmes. J’ai lu dans le journal que tu t’es mariée avec Jean-Pierre, je suis très content pour toi… et pour lui aussi, lui a-t-il dit en riant, puis il lui a fait la bise. Graham Hill est venu lui aussi la féliciter, sur un registre plus rigolard. Ça, c’était juste avant le départ de la première manche.
La nouvelle de la mort de Jimmy, je me rappelle que ce fut une traînée de poudre dans les stands mais je n’ai pas le souvenir qu’on l’ait annoncée au public entre les deux manches. Dans ma grande naïveté j’étais persuadée que la course serait arrêtée, que la seconde manche serait annulée. C’était mal connaître ce milieu, surtout les hommes qui le composaient, ces pilotes de course dont la mort était à l’époque la compagne la plus fidèle.
Lorsque j’ai vu JPB monter dans sa Matra et se placer en pré-grille, j’ai cru être en présence d’un extra-terrestre. Un type merveilleux se tue à ses côtés, le plus grand champion, Fangio excepté, que ce sport avait enfanté, et Jean-Pierre Beltoise ne pense qu’à virer en tête dans le droite qui suit la ligne de départ. Idéaliste que j’étais.
C’est après que j’ai saisi où les pilotes stockent leur douleur. Comment ils la gèrent.
Le podium fut d’une infinie tristesse. JPB avait gagné aussi la seconde manche, et du coup la course. 68 fut pour lui une grande année. Il retenait ses larmes, bloqué dans le silence. On n’a pas échangé trois mots durant le voyage de retour. Enna devait sentir que quelque chose clochait car elle n’a pas bougé une oreille. Assise à l’arrière, j’observais Jean-Pierre à la dérobée qui s’essuyait les yeux avec la main. Jacqueline se mouchait sans cesse tant elle pleurait. Moi qui croyais qu’un pilote de course ne pleurait jamais. Primaire que j’étais.
L’émotion me submerge en vous écrivant. Cette époque fut pour moi la plus heureuse de ma vie, pour plusieurs raisons dont la compagnie des Beltoise ne s’avéra pas la moindre.
Je lève les yeux du clavier au moment où le soleil austral cogne le sommet des coquillages qui forment le toit de l’Opera. A cause de vous, ou grâce à vous, allez savoir, je vais passer la journée en rembobinant le film de mes souvenirs. Vous savez, ces quarante années ont passé comme un battement de cil.
Isabelle de Bailleul
Sydney, le 22 mars 2008
Au moment du cinquantième anniversaire de la mort de Clark (le 7 avril 2018), Isabelle de Bailleul s’était une nouvelle fois manifestée, reprenant dans les mêmes termes déchirants les circonstances de sa rencontre avec le fermier champion du monde.
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Hockenheim, le 7 avril 1968
Casque de cheveux noirs, moue de jeune fille à la Montherlant, Isabelle de Bailleul verrait l’insouciance mutine de ses vingt ans s’envoler à la fin de cette journée de pierre noire. À jamais.
50 ans après jour pour jour, elle se souvient depuis son balcon de Kirribilli qui domine la rade de Sydney, fixant dès avant lever du soleil l’étoile blanche qui irradie le faîte de l’opéra en forme de conque.
Une étoile qui lui fait penser à Jimmy. Rituel renouvelé chaque matin jusqu’à un ultime, de plus en plus proche, ravivé cruellement chaque 7 avril.
« La photo que vous envoie, cher Patrice, je viens de la recevoir de Célia, l’épouse de feu Jim Endruweit, le manager de Jimmy, qui l’a découverte en triant des archives. Elle est terrible. Symbole fort de la fin d’une époque. »
Madame de Bailleul avait séduit tout le monde à Mémoire des Stands en avril 2008, à travers une lettre reçue, comme une flèche dans le coeur. Elle y racontait les derniers moments de la vie de Jim Clark tels que vécus aux côtés de Jacqueline et Jean-Pierre Beltoise à Hockenheim le 7 avril 1968.
De cette bouteille à la mer surgissait une figure ô combien romantique, venue des antipodes. Avec le temps, et sa seconde missive parvenue au début du mois, on devine entre les lignes et les non-dits que la mort du champion écossais la brûla au sens littéral. Au point de faire basculer sa vie.
Rien de commun avec tout autre disparition brutale de pilote, courante et dans la norme d’alors.
Dimanche 7 avril 1968. 11 h 45. Hockenheim Ring (RFA). Le départ du IIe Deutschland Trophäe vient d’être donné aux pilote de F2 qui vont faire 40 tours d’une espèce de saucisse courbée de près de 7 km de développement, fichée sur un présentoir en forme d’arène romaine, le Stadium.
À déguster à la fête de la bière c’est drôle, mais à 200 de moyenne allongé dans un obus rempli de 200 litres d’essence ça l’est moins.
Isabelle de Bailleul suit la course dans le stand Matra à côté de sa copine Jacqueline Beltoise qui chronomètre son mari, parti en pole position.
Isabelle n’a d’yeux que pour Jim Clark, le meilleur pilote du monde, un tigre au volant mais un chat angora à la ville. Un peu trop épris de cette Sally Stokes dont la rumeur prétend qu’il l’épousera en fin de saison.
Peu avant le départ, dans le paddock, le plafond bas s’était soudain éclairé quand Jimmy s’était avancé vers Jacqueline et Isabelle, les inséparables.
Cette dernière ne l’avais jamais vu qu’en photo. « Je me souviens parfaitement de lui, du magnétisme qu’il dégageait, mêlé en même temps d’une simplicité qu’on ne s’attendait pas à rencontrer chez un double champion du monde » écrivait-elle en 2008. « Sexy, je dirais… Oui, moulé dans sa combinaison blanche juste piquetée çà et là d’écussons publicitaires, il incarnait LE pilote de course, ce demi-dieu inaccessible. »
Jimmy est mal parti, peu en forme. 8e dans sa Lotus 48 numéro 1 aux couleurs rouge et or d’un cigarettier. Isabelle se focalise sur lui, isolée mentalement de la kermesse rugissante, maelstrom de moteurs hurlant à plein régime, de cornes et sirènes actionnées depuis les tribunes par les spectateurs teutons au passage de leur compatriote Kurt Ahrens Jr.
Son esprit caresse toutes les deux minutes, au rythme de ses passages devant les stands, le cigare en fusion à l’intérieur duquel Jimmy a moulé son corps d’éphèbe.
C’est alors qu’on la prend en photo. On ne saura pas qui. Juste avant que ne passe plus la Lotus de Jimmy.
Tout à son époux jean-Pierre qui pointe en tête, Jacqueline ne réagit pas. Incident de course banal. Et puis Jimmy n’est que 8e, une position indigne de son statut de double champion du monde.
Soudain une Porsche 911 de sécurité déboule en trombe de la ligne droite revenant sur le stadium, mêlée aux F2 qui la doublent devant les stands à plus de 200 à l’heure.
Elle enquille la ligne des stands, stoppe devant le stand Lotus et charge Dave Sims, le mécano de Jim Clark qui devient livide dans la seconde. L’auto repart en toute discrétion. Rien dans les commentaires du speaker ne laisse supposer l’inimaginable.
Graham Hill, le coéquipier de Jimmy ne passe plus à son tour. On apprendra plus tard qu’il s’est arrêté à la vue de l’épave fumante de la Lotus de Jim, désintégrée contre un arbre. Solide comme un roc, inébranlable, Graham a pris les choses en main, ramassant les débris éparpillés, notamment le casque de Jimmy qui avait volé.
La mort est une composante comme une autre dans la vie des hommes de ce temps lointain. Un paramètre. Mais pour Isabelle…
La mort de Jim Clark, le meilleur pilote du monde considéré comme immortel ne fut saluée que par une minute de silence au départ de la seconde manche. Jean-Pierre Beltoise s’emparera de la première place pour ne pas la lâcher, gagnera ce jour-là la seule course de sa carrière que la décence ou le respect aurait dû empêcher.
Trop jeune, naïve, tendre dans un temps où la course automobile était proche des jeux du cirque, Isabelle trancha net cette passion qui la dévorait.
Elle se laissera épouser par un éleveur de moutons australien, passera sa vie dans une ferme du Queensland, comme une héroïne de Colleen McCullough et devenue veuve s’installera à Kirribilli Terrace à une portée de fusil de l’opéra de Sydney au sommet duquel brille une étoile, l’étoile de Jimmy qui s’est allumée le 7 avril 1968.
Minée par la maladie de Parkinson, Isabelle de Bailleul termine sa lettre d’une écriture qui, le souvenir ravivé, rallumé, tremblote un peu plus.
A Hockenheimring Baden-Württemberg.
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Enfin en 2022, elle prenait une dernière fois la plume pour évoquer l’échéance prochaine qui, à cause de la maladie qui la rongeait depuis quelques années, éteindrait enfin le feu intérieur qui la consumait depuis le 7 avril 1968, ce jour infernal autant qu’élégiaque qui imprimerait à jamais l’image de Jim Clark sur sa rétine.
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Isabelle et Jim
Une accroche qui sonne comme un film de Truffaut, une histoire nouée et dénouée un 7 avril il y a 54 ans par la rencontre et la mort simultanée de Jim.
Isabelle s’appelle de Bailleul. Un nom qui d’emblée nous frappa à la réception de son premier mail le 22 mars 2008, à Mémoire des Stands, blog que nous animions à l’époque sur la course automobile, parce que la ville de Bailleul est liée intimement à Marguerite Yourcenar dont nous terminions, transporté, la lecture de « Mémoires d’Hadrien » – mémoire, quand tu nous tiens.
Nos lecteurs avaient été saisis d’émotion par ses mots qui relataient avec une précision teinte du romantisme le plus pur, l’embrasement subi devant Jim Clark, à Hockenheim, le 7 avril 1968, dans les stands, à quelques heures de sa mort (
Amie d’enfance de Jacqueline Beltoise, la toute jeune Isabelle était du voyage de Hockenheim dans la Mercedes 300 SEL 6.3 des Beltoise.
Le feu intérieur qui la dévora à l’apparition du timide éleveur de mouton et champion du monde de F1 (c’est ce qui est inscrit sur sa tombe), que la Sorcière aux dents vertes devait emporter le même jour, « ne se consumera qu’à ma mort – prochaine », vient-elle de nous écrire, alors qu’approchait la date maudite du 7 avril.
Oui, c’est la troisième manifestation d’Isabelle de Bailleul, après 2008 et 2018.
La maladie la bloque dorénavant sur un fauteuil roulant qu’elle prie sa dame de compagnie de placer face à la baie de Sydney.
Depuis que la vie a fait d’elle la veuve d’un gros éleveur australien et qu’elle s’est installée dans un appartement plus commode à Kirribilli Terrace, Isabelle de Bailleul s’abîme chaque jour dans la contemplation de l’opéra de Sydney, « au sommet duquel brille une étoile, l’étoile de Jimmy qui s’est allumée le 7 avril 1968 » écrit-elle.
Le hasard a voulu que nous parvienne, en même temps que son mail du 5 avril 2022, un message de René Fievet, l’historien phare de Classic Courses, tombé comme d’autres sous le charme de cette inconnue dont nulle trace ne figure sur le Net, au visage aussi délicat que son écriture, fragile témoin féminin de cet âge d’or de la course automobile qui faisait de ses pilotes des Dieux.
Après une enquête serrée, René nous informe être parvenu à identifier l’origine de la photo ci-dessus, qu’Isabelle nous avait transmise dans son deuxième courrier en 2018, reçue de Celia Endruweit, l’épouse du mécanicien-chef de Lotus.
Il s’agirait d’un photogramme issu d’un film tourné le 7 avril 68 par un certain Martin Tague dont Fievet suppute qu’en le visionnant Celia Endruweit a reconnu Isabelle de Bailleul et en a fait une capture écran en noir et blanc qu’elle lui a donnée
« Cher Patrice, nous avoue-t-elle, ce mail est sûrement le dernier. la maladie me dépouille de mes facultés une à une. Ce texte, je le dicte à ma dame de compagnie.
Je compare souvent ma mémoire à une orange qui, une fois la pelure des souvenirs récents ôtée, se désintègre tranche par tranche jusqu’à un ultime quartier, le dernier souvenir que je laisserai sur Terre, celui du 7 avril 1968. »