» Waooo ! Toi, mon gars, tu es parti pour gagner ou pour te crasher. » C’est la pensée qui vint immédiatement à l’esprit de Johnny Rutherford quand il vit Dave MacDonald le dépasser, avec une voiture au comportement désordonné, mordant par moments sur le bas côté, soulevant la poussière et rejetant des morceaux de terre et de gazon.
René Fiévet
3ème partie : Gasoline inferno
La course d’Indianapolis ne se gagne jamais dans les premiers tours. Tous les anciens du Speedway vont répétant cette vérité solidement établie, jamais démentie. Celle-ci s’accumule, année après année, et agit comme les différentes couches de sédimentation qui finissent par donner à un sol sa composition définitive, pour l’éternité presque. De même que le géologue qui creuse profondément ne peut que constater la réalité du sol qui se découvre à lui, il ne viendrait à l’idée de personne d’aller contre cette vérité : Indianapolis est une course longue et intense, dont le dénouement se forme progressivement ; dans la durée, jamais dans l’instant.
Une chose est sûre, Mickey Thompson avait ce précepte à l’esprit le matin de la course, quand ils partirent tous les quatre en voiture de l’hôtel pour rejoindre le circuit : lui-même, sa femme Judy, ainsi que Dave MacDonald accompagné de sa femme, Sherry. Judy Thompson se souvient : « Mickey rappela à Dave que c’était une course de 500 miles, et qu’il fallait qu’il prenne son temps s’il voulait remonter le peloton des voitures qui le précédaient. Il ne fallait surtout pas qu’il se presse. [1] » C’est probablement la seule recommandation qu’il fit à son pilote, car c’était pour lui un motif d’inquiétude. En effet, Dave MacDonald posait un problème particulier : il était connu dans le monde du sport automobile de la Côte Ouest comme un spécialiste des départs ultra rapides. On peut même dire qu’il avait en partie construit sa carrière sur cette caractéristique : une mise en train tellement rapide qu’il assommait ses adversaires d’entrée, un peu comme Jim Clark d’ailleurs. A coup sûr, la recommandation s’imposait le concernant. Au demeurant, Mickey Thompson, qui connaissait bien la course automobile, savait que la victoire était hors de portée, tant le niveau de la concurrence était relevé. S’il pouvait amener au moins une de ses deux voitures à l’arrivée, avec un classement honorable, cela suffisait à son bonheur.
Cette image traditionnelle représente les pilotes rassemblés pour le briefing d’avant course. Ils sont placés en 3 rangées et 11 colonnes, conformément à leur emplacement sur la grille, de bas en haut et de gauche à droite. Le “poleman”, Jim Clark, tourne la tête en arrière et discute avec Bobby Marshman, A.J. Foyt, et Dan Gurney. Dave MacDonald est au milieu de la 2ème rangée, avec gilet et cravate. Eddie Sachs, avec casquette et lunettes de soleil, est à sa gauche (source : davemacdonald.com).
Un officiel USAC, Henry Banks, avait également prodigué la même recommandation à Dave MacDonald. Au moment du départ, il était allé le voir tout spécialement : en dépit de sa bonne position sur la grille, lui avait-il dit, sa voiture ne lui permettait pas de gagner. Il lui avait conseillé “d’y aller doucement” au cours des deux premiers tours (« cool it for the first two laps »). Dave MacDonald s’était contenté de remercier poliment Henry Banks pour toute l’aide qu’il lui avait apportée, lui le rookie, depuis le début du mois de mai [2]. On ne peut s’empêcher de penser que cette répétition de recommandations a dû un peu agacer le jeune champion : n’était-ce pas le signe d’un manque de confiance à son égard ? En fait, on ne saura jamais quel était son état d’esprit au moment du départ, sauf qu’il était semble-t-il confiant et rassuré sur le comportement de sa voiture.
Mais, quand les voitures s’ébranlèrent pour prendre le départ, on sait quel était l’état d’esprit des autres concurrents à l’égard du rookie et sa voiture au comportement si inquiétant. Le meilleur témoignage est sans doute celui de Jack Brabham dans la biographie que lui a consacrée Doug Nye [3]. Brabham, on l’a écrit, avait reçu le “feedback” de Masten Gregory, et il avait encore à l’esprit les propos alarmistes du pilote américain. « Conscient des avertissements de Masten, durant tout le tour de reconnaissance qui précède le départ, j’étais resté les yeux rivés sur cette voiture rouge, dont je savais qu’elle était remplie de carburant à ras bord. Elle était visiblement très instable, et je n’ai pas détaché mes yeux d’elle. Nous sommes sortis du Virage 4, les drapeaux verts s’agitèrent, et la course avait commencé. Mes yeux restaient encore collés sur cette voiture bizarre quelques rangées devant moi. Dave MacDonald a presque perdu le contrôle de la voiture au Virage 2, mais il l’avait reprise de justesse. Au Virage 3, il était encore à l’agonie (« in Turn 3 he was again all over the place »). »
Le Virage 1, au moment du départ. MacDonald est derrière Boyd. A la sortie du virage, il sera également derrière Sachs et Rutherford, qui font l’extérieur (source : davemacdonald.com).
“Voiture visiblement instable”, “voiture bizarre” ; on voit que Brabham ne mâche pas ses mots, et qu’il met en cause avant tout le comportement de la voiture. Mais qu’en était-il du comportement de MacDonald lui-même ? Johnny Rutherford a apporté son témoignage à ce sujet : « MacDonald était à ma gauche sur la grille, et il est parti comme un chien fou. Il roulait vraiment en zig-zag dans le trafic. Pour dépasser les autres concurrents, il n’hésitait pas à franchir la ligne blanche ; il a touché des roues avec quelqu’un lors du premier tour, mais je ne me souviens pas de qui il s’agissait. Quand il m’a dépassé, et que je l’ai vu s’éloigner mordant par moments sur le bas côté, soulevant la poussière et rejetant des morceaux de terre et de gazon, je me suis dit : “Waooo ! Toi, mon gars, tu es parti pour gagner ou pour te crasher”. Nous avons fait le premier tour, et MacDonald continuait de dépasser des concurrents devant lui. En fait, il avait remonté le peloton de voitures à un point tel que je l’avais déjà perdu de vue. [4] »
Combien de places furent gagnées par Dave MacDonald au cours de ces deux premiers tours de course ? On peut reconstituer avec une vraie précision ce que fut sa progression, grâce aux nombreux films disponibles sur ce début de course [5]. Il avait moyennement réussi son départ, et était en seizième position à la sortie du Virage 1. Il avait dépassé Boyd au Virage 2, puis Rutherford et Sachs dans la ligne droite opposée. Il avait ensuite dépassé Rathmann à l’issue du premier tour dans la ligne droite des stands. Il était alors en 12ème position. Entre le Virage 1 et le Virage 2 du deuxième tour, il avait pris le dessus sur Dick Sutton. Puis, il avait disposé de Branson quelque part entre la ligne droite opposée et le Virage 4. A la sortie du Virage 4, il était dixième : il avait gagné 6 places en moins de deux tours. C’est alors que le drame se produisit.
Le moment fatidique : à la sortie du Virage 4, la voiture de Macdonald se met en travers. Il amorce un contre-braquage mais il ne pourra pas la rattraper. A gauche, Jim Hurtubise et Walt Hansgen. A droite, Len Sutton (source : forix.com).
À la sortie du Virage 4, alors qu’il s’apprêtait à attaquer le concurrent qui le précédait, l’autre rookie, Walt Hansgen, sa voiture décrocha de l’arrière. Il contrebraqua pour la reprendre, mais en fait en perdit totalement le contrôle. Celle-ci partit sur la gauche en glissade, à une vitesse folle, traversant le terre-plein central et allant heurter le mur d’enceinte intérieur. En raison de la force d’inertie de la masse liquide d’essence – qui ne pouvait être comprimée – la vessie qui la contenait se rompit.
Une étincelle, et ce fut l’explosion, semblable à celle provoquée par une bombe au napalm, soulevant une immense flamme qui s’éleva verticalement. La voiture embrasée rebondit sur le mur, poursuivit sa course, et retraversa la piste comme une boule de feu. Sutton, Branson et Rathman étaient passés ; mais arrivait alors Eddie Sachs, suivi de Rutherford, Stevenson, Duman, Unser, et tout le peloton. On estime la vitesse d’Eddie Sachs à 145 miles/heure au moment où il sortit du Virage 4 et vit la boule de feu venant de la partie gauche de la piste et se dirigeant vers la droite. Il freina très fort, mais il ne pouvait pas s’arrêter : à cette époque, les freins étaient loin d’être aussi performants que de nos jours [6]. Il fallait qu’il trouve une ouverture pour passer.
Le moment où Eddie Sachs va percuter la voiture de Dave MacDonald. Cette dernière vient de toucher le mur extérieur, mais elle a à peine rebondi et s’est immobilisée. Quatre voitures suivent immédiatement Eddie Sachs : celles de Rutherford, (jaune), Stevenson (invisible, cachée par Rutherford), Duman (rose) et Unser (rouge). (source : forix.com).
« Aim at the car » (« viser la voiture »), c’est le mot d’ordre, la règle d’or des pilotes USAC quand cela commence à tamponner devant eux, et que les voitures partent dans tous les sens. « Aim at the car », cela veut dire en fait suivre la trajectoire de la voiture en perdition, et viser son point d’impact avec le mur. Car c’est là qu’est le passage : on sait que la voiture, emportée par l’énergie cinétique, va rebondir vers la piste, ouvrant ainsi la porte à ceux qui viennent. On peut penser que ce fut le raisonnement d’Eddie Sachs quand il vit cette boule de feu se diriger vers la partie droite de la piste. D’ailleurs, avait-il vraiment le choix ? La partie gauche de la piste était obstruée par un rideau opaque de flammes et de fumée noire. Il ne savait pas ce qu’il y avait dans le brasier, probablement un enchevêtrement de voitures. Par conséquent, il freina et régla son passage après l’impact de la voiture de MacDonald sur le mur extérieur. Les autres pilotes qui le suivaient firent visiblement le même raisonnement, et se mirent en file indienne derrière lui. C’était la bonne décision à prendre, sans doute la seule. Et les images de la catastrophe montrent que tout ce serait bien passé pour Eddie Sachs… si la voiture de MacDonald avait rebondi. Mais ce ne fut pas le cas cette fois-ci, du moins pas suffisamment. Pourquoi ? Sans doute parce qu’elle avait déjà perdu beaucoup de son élan après tout le chemin qu’elle avait parcouru depuis le mur d’enceinte intérieure ; mais aussi parce qu’elle était devenue très légère, ayant déjà perdu toute son essence en chemin. Toujours est-il qu’elle toucha le mur d’enceinte extérieur, et qu’elle rebondit légèrement pour s’immobiliser à un mètre seulement du mur. Il n’y avait plus de place pour passer : Eddie Sachs était perdu.
Le choc fut effroyable : Eddie Sachs percuta la voiture de Dave MacDonald de façon frontale au niveau du moteur de la Thompson, ce qui occasionna une nouvelle explosion et une immense gerbe de feu. Eddie Sachs fut tué sur le coup, sous la violence du choc. Les voitures qui suivaient immédiatement Eddie Sachs passèrent au travers, on ne sait trop comment, et non sans dommages pour Duman qui fut sérieusement brûlé. Jack Brabham raconte comment il réussit lui aussi à sortir miraculeusement du brasier : « en dépit d’un freinage désespéré, j’ai eu l’impression que j’accélérais dans un entonnoir entre le brasier et le mur extérieur. J’ai réussi néanmoins à ralentir suffisamment pour, à travers le feu, faire un brusque angle droit à gauche pour éviter les épaves en flammes. J’ai roulé sur des débris, et suis sorti du brasier littéralement en un éclair, sans dommages pour moi. » Au total, sept voitures furent éliminées dans le carambolage. Le chaos était tel que, pour la première fois dans l’histoire des 500 Miles, la course dut être arrêtée.
Gasoline inferno : cette photo impressionnante, dont on ne voit qu’une partie, a été publiée par le magazine Life. A gauche, la voiture de Rutherford, la voiture rose est celle de Duman. Et on voit la roue avant gauche de la voiture d’Unser. Les trois hommes en réchapperont par miracle (source : forix.com).
Peter Bryant, qui officiait au bord de la piste en tant que responsable des panneaux de signalisation, eut immédiatement connaissance que l’accident qui s’était produit au loin impliquait la voiture de Dave MacDonald. Il se précipita. Les 800 mètres qui le séparaient des lieux du drame lui parurent une éternité. Quand il arriva, le feu était déjà éteint et, de mémoire, il n’avait jamais vu sur un circuit européen des pompiers se précipiter aussi rapidement sur les lieux d’un accident. Mais il comprit tout de suite que sa présence était inutile. On était en train d’extraire Dave MacDonald de sa voiture, dans un terrible état, encore vivant mais horriblement brûlé. La seule chose qu’il put faire, c’est repousser sans ménagement un photographe qui voulait prendre des clichés de la scène [7]. Conduit à l’hôpital, Dave MacDonald mourut peu de temps après.
La consternation s’abattit sur Indianapolis. Plus particulièrement, l’annonce de la mort d’Eddie Sachs, si populaire, tellement aimé de tous, suscita une infinie tristesse. Dans le public, et dans les stands, le cœur n’y était plus. La course reprit néanmoins, après deux heures d’interruption. Dès le début, Bobby Marshman prit la tête, distançant Clark avec une dérisoire facilité. Il dut abandonner avant la mi-course, alors que la victoire semblait s’offrir à lui [8]. Clark aussi dut abandonner, dans des conditions assez spectaculaires, la dégradation de ses pneus Dunlop lui faisant perdre sa roue arrière gauche. Finalement, c’est Foyt qui l’emporta pour ce qui fut la dernière victoire d’un roadster à moteur avant. Quant à Eddie Johnson, qui pilotait l’autre Thompson, il s’arrêta au bout de 6 tours en raison d’ennuis mécaniques. Il était possible de réparer et faire repartir la voiture, écrit Peter Bryant, mais l’équipe, complètement démoralisée, décida d’en rester là.
Bobby Marshman, « the American Jimmy ». Cet autre grand espoir du sport automobile américain trouvera la mort six mois après Dave MacDonald, également des suites de ses brûlures, après un accident survenu lors d’essais sur la Lotus 29 (source : photobucket.com).
Après l’émotion du moment, vint le temps des polémiques et mises en cause. Celles-ci se concentrèrent sur Dave MacDonald et Mickey Thompson, responsables désignés de la catastrophe. Mais qui était le plus coupable ? Le jeune pilote, qui avait conduit au-delà de ses possibilités, n’écoutant pas les conseils de prudence qui lui avaient été prodigués avant le départ ? Ou bien Mickey Thompson, qui avait confié à un jeune pilote inexpérimenté le volant d’une voiture au comportement instable, et dont la conception (avec son réservoir en vessie si vulnérable) en faisait une sorte de bombe au napalm sur quatre roues ?
Le comportement de MacDonald a suscité beaucoup de commentaires et critiques, sans qu’il soit toutefois possible d’aboutir à des conclusions tranchées. Avait-il vraiment pris des risques insensés ? On ne le saura jamais. Il y a une marge, en effet, entre prendre un très bon départ et conduire au dessus de ses possibilités. L’un n’implique pas forcément l’autre, même s’agissant d’un rookie. On ajoutera qu’il ne fut pas le seul à prendre un bon départ, et d’autres firent encore mieux que lui [9]. Par ailleurs, certains témoignages firent état d’une brusque manœuvre de Walt Hansgen pour dépasser Hurtubise à la sortie du Virage 4, qui aurait gêné MacDonald. Mais, incontestablement, les apparences étaient contre lui. Jusqu’à la façon dont il perdit le contrôle de sa voiture : le décrochage par l’arrière n’était-il pas la conséquence de son style de conduite, porté sur le survirage ? On ne peut que constater que l’ensemble des témoignages des autres pilotes, en particulier ceux de Rutherford et Rathmann, eurent tendance à mettre en cause le comportement de Dave MacDonald. Mais pouvait-on accabler le jeune pilote, qui n’était plus là pour se défendre et s’expliquer ? D’ailleurs, n’avait-il pas des circonstances atténuantes, au volant d’une voiture si instable ? C’est la raison pour laquelle la plupart des reproches convergèrent vers Mickey Thompson.
Un déluge s’abattit sur “Mickey”. Et comme toujours, quand l’émotion est à son paroxysme, les bruits les plus fous circulèrent, dont certains eurent la vie dure. Ainsi, le bruit se répandit que la voiture était remplie de 100 gallons d’essence, car Mickey Thompson voulait faire effectuer à sa voiture toute la course sans aucun ravitaillement [10]. Ce qui aurait expliqué l’ampleur de l’explosion qui se produisit au moment du choc. C’est inexact, nous dit Peter Bryant dans son livre : la vessie ne pouvait guère contenir plus de 44 gallons d’essence, une quantité d’ailleurs largement suffisante pour provoquer le formidable brasier qui s’éleva dans le ciel [11]. Plus accablant pour Mickey Thompson, la révélation faite par le très réputé et respecté journaliste Chris Economaki que jamais MacDonald n’avait pu tester le comportement de sa voiture à pleine charge. Mickey Thompson eut beau contester le fait, rien n’y fit ; il ne convainquit personne. Entre la parole de “Mickey” et celle de Chris Economaki, c’était le pot de terre contre le pot de fer. Et il semble bien que l’information fournie par le journaliste était exacte. Celle-ci a été confirmée bien longtemps plus tard par Bill Marcel, un des mécaniciens de l’équipe, et grand ami de Mickey Thompson : « MacDonald n’a jamais roulé avec le plein de carburant durant “carb day”. Il avait tout au plus 20 gallons dans le réservoir ; et quand il s’est arrêté, il a simplement déclaré qu’il était satisfait du comportement de la voiture. [12] »
Mais dans le procès fait à Mickey Thompson, il y avait quelque chose de plus profond, et sans doute un peu irrémédiable : Mickey Thompson ne faisait pas partie de “l’Establishment” d’Indianapolis. C’était un franc tireur qui s’était fait remarqué dès ses débuts dans la course. Il ne faisait rien comme les autres, et il avait déplu. Il dérangeait. Cette fois-ci, il était “parti à la faute”, et on ne le louperait pas, comme on dit. Ce ne furent pas seulement des reproches qui lui furent adressés, ni même une condamnation morale prononcée contre lui ; ce fut une exécution sur la place publique. Celle-ci eut lieu sous la forme d’un article rédigé par la prestigieuse revue Car and Driver, dans son édition d’août 1964, sous la plume du journaliste David E. Davies Jr. : « Fort heureusement, c’est la dernière fois que nous voyons Mickey Thompson à Indianapolis. Ses voitures étaient mal conçues, mal préparées, et ont été en permanence une tache sur l’écusson des “hot rodders” d’Amérique. Même avec Ford prenant en charge la préparation et la maintenance des moteurs, Mickey fut totalement incapable de mettre en place quelque chose qui ressemble à une écurie de course. Les voitures étaient laides, ce qui n’est pas le problème. Ce qui importe, c’est qu’elles n’avaient rien d’aérodynamique, même en les dotant d’un style vaisseau spatial façon 1937. Il est désormais évident que les capacités de Mickey Thompson en tant qu’entrepreneur excèdent largement ses capacités d’ingénieur constructeur. Cette année, il avait réussi à séduire à la fois Ford et Sears, Roebuck and Company, mais nous doutons que l’une ou l’autre de ces deux compagnies tentera à nouveau l’aventure de financer ses folles entreprises. En fait, nous doutons qu’il puisse encore exister quelque part des commanditaires potentiels pour “l’enfant terrible” du hot rodding.[13] »
Parallèlement aux reproches adressés à Dave MacDonald et Mickey Thompson, ce qui avait beaucoup impressionné, et suscité d’intenses discussions, c’est l’ampleur et la force de l’incendie qui s’était déclaré, et le temps qu’il avait fallu aux pompiers pour éteindre le feu alors même qu’ils étaient arrivés immédiatement sur les lieux. Le débat s’engagea sur les inconvénients de l’usage de l’essence par rapport au méthanol dans ce genre de circonstances. La question se posait avec d’autant plus d’acuité que le méthanol était généralement le carburant utilisé pour Indianapolis, et qu’il est moins volatile que l’essence. La raison pour laquelle Ford avait décidé de passer du méthanol à l’essence après les séances de qualification ont déjà été exposées (voir partie 2). Par rapport aux roadsters utilisant le méthanol, le handicap de puissance provenant de l’usage de l’essence était largement compensé par la plus faible traînée des voitures à moteur arrière. Et surtout, le rendement très supérieur de l’essence en matière de consommation donnait un avantage certain dans une course longue comme Indianapolis : soit il était possible d’éviter l’arrêt ravitaillement à mi-course, soit la charge embarquée était inférieure, d’où un avantage de performance et une moindre usure des pneus. La logique était irréfragable : pour gagner face aux roadsters, l’usage de l’essence était préférable pour les écuries utilisant le moteur Ford.
Mais en termes de sécurité, le méthanol présentait de grands avantages. Contrairement aux feux de pétrole, les feux de méthanol peuvent être éteints avec de l’eau ordinaire ; et plus rapidement que les feux de pétrole. En outre, un incendie à base de méthanol brûle sans fumées, à la différence de l’essence, qui brûle en produisant une épaisse fumée noire. Si un incendie se produit sur la piste, il n’y a pas de dégagement de fumée risquant de diminuer la visibilité des pilotes arrivant à pleine vitesse sur les lieux de l’accident. Dans ces conditions, il est clair qu’Eddie Sachs et les concurrents qui le suivaient auraient immédiatement vu que le passage était libre à la gauche de la piste. Ils auraient traversé sans encombre les flammes de méthanol provoquées par le carburant déversé par la voiture de MacDonald. Vu l’émotion suscitée par le drame, les impératifs de sécurité prévalurent, et dès l’année suivante le méthanol devint le seul carburant autorisé dans les courses Indy. On imposa aussi que toutes les voitures soient équipées d’une cellule résistante au choc pour accueillir le carburant, et la capacité des réservoirs fut limitée à 75 gallons. Enfin, un minimum de deux arrêts de ravitaillement fut imposé durant la course. Cette dernière mesure, de fait, ruinait tous les avantages liés à l’utilisation de l’essence. Plus jamais, depuis lors, l’essence ne serait utilisée à Indianapolis.
Ainsi progressait la sécurité dans la course automobile, en ce temps là. Par à-coups, toujours à la suite d’un drame. Dave MacDonald et Eddie Sachs, ce 30 mai 1964 ; Bobby Marshman six mois plus tard, dans des circonstances similaires : la course automobile était effroyablement cruelle en ce temps là. Elle dévorait ses propres enfants, parfois dans des conditions atroces, plongeant les passionnés de ce sport dans la tristesse, parfois le désarroi, les laissant en état de choc, le cœur serré. L’incompréhension, voire la colère, s’y mêlait quand il apparaissait, comme c’était souvent le cas, que le drame aurait pu être évité. Quand disparaissait le champion admiré, parfois adulé, le passionné avait l’impression que c’était aussi une partie de lui-même qui mourait. Mais la course continuait, et sans doute fallait-il l’accepter, comme le prix à payer pour qu’existe cette entreprise humaine si extraordinaire et si exaltante. Mais une chose était sûre : jamais on ne s’y habituerait.
Notes :
[1] Mickey Thompson, the fast life and tragic death of a racing legend. Erik Arneson, MBI Publishing Company (2008), page 141.
[2] Eddie Sachs, the clown prince. Denny Miller, Authorhouse, (2005), page 563 (cité par Henri Greuter, forix.com).
[3] The Jack Brabham Story. Doug Nye, Pavilion Books (2004).
[4] Denny Miller, op. cit., page 536 (cité par Henri Greuter, forix.com).
[5] Dans TNF du 15 octobre 2011 (discussion sur “The Mickey Thompson Sears Allstate Special”), un lecteur, R.W. Mackenzie, a recensé pas moins de 6 films contenant des images des 2 premiers tours. Il a pu ainsi reconstituer avec précision la progression de Dave MacDonald dans le peloton. Ce sont les indications qu’il fournit qui ont été reprises dans le texte.
[6] Ainsi qu’on le verra dans la suite du texte, même Jack Brabham, qui se trouvait à une dizaine de places derrière Eddie Sachs, freina de toutes ses forces mais ne put s’arrêter. Il fallut lui aussi qu’il passe à travers le brasier.
[7]Can-Am challenger. Peter Bryant, David Bull Publishing (2007), page 169.
[8] Bobby Marshman, qui conduisait une Lotus 29 de l’année précédente, fit forte impression sur Colin Chapman. Quand il revint en Angleterre après la course, et qu’on lui demanda qui était ce pilote inconnu en Europe qui avait tenu la dragée haute à Clark, il répondit : « Bobby Marshman ? Well… a sort of American Jimmy. » Bobby Marshman trouva la mort à Phoenix à la fin de l’année 1964, en faisant des essais de pneus Firestone sur la Lotus 29. Très grièvement brûlé, il succomba à ses blessures 6 jours après l’accident.
[9] En définitive, MacDonald avait gagné quatre places par rapport à sa position sur la grille, ce qui n’est pas exceptionnel à l’occasion d’un départ. Le même lecteur de TNF (voir note 5 ci-dessus) indique que Bobby Unser avait lui aussi gagné 4 places au cours de ces 2 premiers tours. Loin derrière Bob Veiht qui avait gagné 9 places, et surtout Chuck Stevenson et Bill Cheesbourg qui avaient progressé chacun de 13 places par rapport à leur position sur la grille !
[10] Cette rumeur n’était pas totalement infondée. Dans son édition du 20 mai 1964, soit 10 jours avant la course, un article était paru dans l’Indianapolis Star dans lequel Mickey Thompson annonçait qu’il songeait sérieusement à faire courir une de ses voitures avec 100 gallons d’essence, ce qui lui éviterait l’arrêt ravitaillement. En effet, les tests de résistance effectués sur les pneus Sears Allstate montraient que ceux-ci étaient largement capables d’aller au-delà de 500 miles (source : Henri Greuter, forix.com). Je ne crois pas à la version des 100 gallons emportés dans la voiture de MacDonald, sauf à considérer que Peter Bryant ne dit pas la vérité dans son livre. Au demeurant, cela ne me paraît pas vraisemblable : l’équipe avait été accablée de problèmes de mise au point depuis le début du mois de mai, et commençait seulement à voir le bout du tunnel ; on l’imagine difficilement prendre la décision de rajouter un nouveau réservoir (vraisemblablement dans la partie droite du véhicule), au risque de modifier complètement l’équilibre de la voiture.
[11] Quand la voiture d’Eddie Sachs percuta celle de MacDonald, une énorme explosion d’essence se produisit, avec une flamme gigantesque (voir la photo du magazine Life). Celle-ci provenait à l’évidence de la voiture de Sachs, car celle de MacDonald avait déjà pratiquement perdu toute son essence. Or, quand on examina la carcasse de la voiture de Sachs, on s’aperçut avec surprise que celle-ci contenait encore la plupart de son essence embarquée. Seul le petit réservoir situé devant le pilote, au dessus de ses jambes, avait cédé sous le choc (source : Henri Greuter, forix.com).[12] Erik Arneson, op. cit., page 141.
[13] 1964 constitua le pinacle de la carrière de Mickey Thompson à Indianapolis. Largement déconsidéré, du moins dans le milieu Indy, il ne se remit jamais vraiment des polémiques suscitées par l’accident. Il revint à Indianapolis en 1965 avec une curieuse voiture à moteur avant, mais il ne put la qualifier pour la course. En raison de la fraîche réception qu’il reçut à cette occasion, il décida de ne pas revenir en 1966. Finalement, il fit une dernière tentative en 1967, avec une voiture à moteur avant et à quatre roues motrices, très originale et au dessin spectaculaire, mais une fois encore il ne put la qualifier pour la course.