Hugues de Chaunac, heureux et respecté patron de la florissante Oreca, a tout connu en cinquante ans, de la R8 Gordini aux protos du Mans en passant par la F2 et la F3. Mais le championnat de F2 1975 tient une place particulière dans son cœur : ce fut son tout premier titre international, celui qui lança tout le reste. Il était donc naturel d’en parler avec lui.
Pierre Ménard
C’est l’histoire d’un prof de maths raide dingue de compétition automobile, qu’il pratique en amateur dès la fin des années soixante : Coupe R8 Gordini tout d’abord, puis Formule Renault à l’orée des années soixante-dix. Comme ça, pour le plaisir. Hugues de Chaunac se plaît à ferrailler au sein des pelotons de furieux, mais ses résultats mitigés lui font réaliser que son destin est peut-être ailleurs que derrière un volant. On lui laisse raconter la suite…
Un programme ambitieux
Classic Courses : Hugues de Chaunac, tout d’abord, rappelez-nous dans quel contexte, et dans quel but, vous fondez ORECA en 1973 ?
Hugues de Chaunac : C’était le résultat d’une passion. J’étais – et je suis toujours – un grand passionné de sport automobile. Et à un moment donné, j’ai pensé que je gagnerais certainement plus de titres en tant que team-manager plutôt que comme pilote. C’est comme ça que j’ai créé Oreca, mais dans mon idée, c’était une aventure qui ne durerait que deux ou trois ans, une période où je prendrais beaucoup de plaisir. Car à cette époque, le sport automobile ne faisait pas bien vivre, c’était donc un risque. Et puis comme ça ne s’est pas trop mal passé la première année, Elf est venu me voir pour me dire qu’ils aimeraient bien travailler avec moi. On a donc commencé à monter des programmes ensemble, ce qui a amené à ces fameuses années 75-77 où j’étais totalement pris en charge par le pétrolier. J’étais en train de transformer ma passion en un métier.
CC : C’était mieux que Motul en termes d’image et de soutien ?
Hugues de Chaunac : Ah oui ! Le soutien de Motul avait été établi avec la Défense Mondiale, qui était un sponsor que j’avais trouvé à l’époque, mais ça restait à un niveau insuffisant pour monter une grosse équipe. Elf est arrivé à ce moment précis avec l’idée de former des pilotes pour les amener en Formule 1, et s’est donné les moyens de ses ambitions.
CC : Comment se forme l’idée du programme Championnat d’Europe F2 pour 1975 ?
Hugues de Chaunac : Je connaissais très bien Tico [Martini, NDLA] qui était d’accord pour construire une F2. J’ai donc rapidement convaincu François Guiter de Elf de faire une monoplace avec Tico, et Jacques Laffite est entré très vite dans le cercle. C’est donc un peu à nous trois qu’on a monté ce programme de F2, discipline où on débarquait vraiment : Tico, c’était sa première voiture, moi c’était ma première expérience à ce niveau-là et j’avais de gros concurrents en face, seul Jacques avait fait ses débuts en F2 l’année précédente.
CC : L’idée est-elle de battre les March avec une voiture française ?
Hugues de Chaunac : Oui, en même temps que l’appétit allait venir en mangeant, comme on dit. On savait qu’on ne serait prêt que très tard car les décisions finales avaient été prises tard et donc, qu’on allait manquer d’essais. On savait que les débuts n’allaient pas être faciles.
Magny-Cours à la lueur des phares
CC : C’est Arnoux qui a déverminé la MK16-Renault seulement quelques jours avant Estoril, je crois, parce que Laffite était pris en F1 chez Williams à ce moment-là ?
Hugues de Chaunac : Absolument. C’était à Magny-Cours, en plus de nuit parce qu’on avait terminé le soir très tard. Ce qui, avec une monoplace, est très particulier, on en conviendra ! C’était l’époque où le circuit n’avait pas de rails, il n’y avait rien, que de la pelouse. On a donc garé des voitures tout autour pour éclairer la piste, et on a déverminé la voiture comme ça. Et on est parti dans la nuit au Portugal ! La route était longue, il y avait le petit camion qui emportait la monoplace et toute l’équipe suivait en voiture. C’était un très long périple.
CC : A l’époque, Jacques Laffite s’était déclaré « effrayé » par le fait que Tico entreprenne de construire une monocoque, car il n’avait jamais abordé cette technique. Vous, ça vous paraissait censé ?
Hugues de Chaunac : Oui, mais je dirais qu’à l’époque on n’avait pas – et moi le premier – la culture technique que l’on a eue depuis. Tico travaillait surtout la structure tubulaire, c’était nouveau, et Jacques se posait quelques questions, c’était normal. Tico, c’était le véritable artisan, le sorcier de la course automobile. Il a réussi à persuader Jacques du bien-fondé de sa démarche et, comme je faisais une confiance absolue à Tico, j’en ai rajouté envers Jacques en lui disant : « Ne t’inquiète pas, il n’y aura aucun problème ».
CC : Beaucoup de gens s’interrogent encore actuellement sur le sponsor Ambrozium. Pouvez-vous nous révéler qui il était réellement. J’ai lu quelque part que c’était un certain Dr Cassina, fabricant suisse d’un médicament agissant comme une cure de jouvence…
Hugues de Chaunac : Absolument ! En fait, c’est Jacques qui l’a rencontré par hasard lors de je ne sais quelle occasion et qui lui a dit : « Pour faire connaître votre produit, la Formule 2 est idéale ». Il n’y avait alors pas de grands dossiers marketing et tout ce qu’il y a maintenant, mais le type a été convaincu que c’était un bon support, et on lui a proposé de s’associer avec Elf. Mais c’est vrai qu’à la fin de la saison, il a commencé à avoir quelques problèmes et la dernière échéance a été très compliquée à obtenir.
Veni, vidi, vici !
CC : Donc, vous partez pour la première manche à Estoril sans grandes certitudes, j’imagine ?
Hugues de Chaunac : Sans certitude aucune ! L’objectif était clairement de faire la course pour accumuler des kilomètres et de l’expérience. Point. On n’a jamais pensé une seule minute qu’on avait une chance de gagner. Et quand ça nous est tombé dessus, on a eu du mal à le croire. Ça paraissait tellement insensé, mais c’était dû à une fiabilité superbe de la voiture. Le moteur BMW préparé par Schnitzer a très bien tenu et la fiabilité de l’ensemble a été parfaite.
CC : Pour en revenir à Tico, sa monoplace était loin d’être révolutionnaire, mais elle était certainement la mieux préparée, non ?
Hugues de Chaunac : C’est exactement ça. A l’époque, bénéficier d’une Martini c’était bénéficier d’une voiture solide, très fiable et très bien équilibrée. Donc, très vite elle permettait de se bagarrer aux avant-postes. Mais je réitère : première sortie, première victoire, c’était vraiment inattendu.
CC : Première sortie et première victoire, mais surtout première victoire Oreca. Ça a du se bousculer dans votre tête, non ?
Hugues de Chaunac : Ah, il y avait tout ! Du coup, ça a donné une très grosse confiance à toute l’équipe, et on s’est dit : « Vu comme ça, on va tout faire pour gagner le championnat dès cette année ». Tout le monde a eu une motivation énorme pour travailler à fond, afin de gagner d’autres courses, et le championnat au final.
CC : Jacques aligne les victoires et le titre lui tend les bras, pourtant vous n’êtes plus très copain avec Schnitzer à partir de la mi-saison. Que se passait-il ?
Hugues de Chaunac : Il y a eu de la tension avec Schnitzer parce que 1, on a quand même eu des problèmes de fiabilité à ce niveau, et 2, Schnitzer ne faisait plus autant que ce qu’on lui demandait de faire. Ce n’était plus un partenaire aussi solide, pour le dire autrement.
Le tremplin
CC : On parle toujours du poids de la première victoire. Vous êtes-vous senti transformé à l’issue de cette campagne victorieuse, votre première ?
Hugues de Chaunac : Oui transformé, et surmotivé. A l’époque, on était une petite équipe, juste une dizaine tout compris. Ce championnat 1975 a été une véritable rampe de lancement, pour tout le monde : pour Tico qui voyait son aura confirmée, pour moi qui confortais l’image d’Oreca et pour Jacques qui allait passer sérieusement à la F1.
CC : Est-ce que la griserie du moment vous fait envisager un passage vers la F1 ?
Hugues de Chaunac : Ah non, on n’en parlait même pas ! On gardait les pieds sur terre. Gagner en F2, c’était top, et on se demandait même si ce n’était pas arrivé trop vite ! L’objectif était de réussir pleinement en F2. On a fait trois saisons et on a accumulé un paquet de victoires : deux championnats et un titre de vice-champion en 76, c’était presque parfait.
CC : On ne peut pas terminer cet entretien sans l’évoquer, cette fameuse F1. Vous y allez en 1978, et ça ne se passe pas bien du tout…
Hugues de Chaunac : Ce qui s’est passé, c’est qu’on en était arrivé à maîtriser parfaitement la F2. Et à l’époque, l’aspiration légitime de toute bonne équipe était d’aller en F1. Et puis, on était un peu courtisé par Bernie Ecclestone qui voyait bien une équipe comme la nôtre débarquer en F1. Mais la marche était beaucoup trop haute pour nous. La F1, c’était un autre monde et on y est allé avec un budget absolument pas à la hauteur du minimum qu’il fallait avoir. Si vous voulez, on est parti à l’aventure comme quelqu’un qui part pour gravir une montagne sans le matériel adéquat. On a vite compris qu’on n’atteindrait pas le sommet, c’est pour ça qu’on s’est retiré avant la fin de saison. Il faut savoir qu’on a fait de la F1 avec une équipe de quinze personnes ! Quand on pense qu’aujourd’hui, une équipe de F1, c’est mille personnes, vous voyez le rapport ! A l’époque, la moyenne était autour de cent cinquante personnes, ce qui fait tout de même dix fois plus. On avait brûlé toutes nos cartouches, mais en même temps, on a vécu une aventure extraordinaire. En tous cas, il fallait la tenter.