Le 6 octobre est une date funeste bien connue des lecteurs de Classic Courses, en particulier de ceux ayant atteint ou frisant la soixantaine. Ils l’associent spontanément à un homme paré de tous les dons au volant d’une voiture bleue portant le numéro 6. Mais qui se souvient qu’un an plus tard, jour pour jour, un autre jeune pilote talentueux vit son destin se briser sur un rail de Watkins Glen ? Il s’appelait Helmut Koinigg et n’avait même pas 26 ans.
Olivier Favre
A quoi tient un destin ? L’histoire de la course le prouve à l’envi, les accidents ont rarement une cause unique. Mais, au-delà de l’accident lui-même, il y a souvent toute une somme de circonstances qui s’enchaînent pour que le pilote P soit le jour J au volant de la voiture V sur le circuit C. Les deux accidents mortels de la saison F1 74 sont particulièrement emblématiques à cet égard. Il n’était pas écrit que Peter Revson serait au volant d’une Shadow à Kyalami, tout le portait à rester chez McLaren (https://www.classiccourses.fr/magazine/peter-revson/)). De même, Helmut Koinigg (1) n’aurait pas dû se trouver à Watkins Glen le 6 octobre 1974, en tout cas pas chez Surtees. Mais dans les deux cas le facteur humain a pris le dessus. Réactions exagérées, incompréhensions, susceptibilités mal placées ont pavé le chemin vers une issue fatale qui n’avait rien d’inéluctable.
Revenons d’abord au contexte de l’époque, dans cette Autriche du début des années 70 qui voit l’éclosion d’une belle brochette d’apprentis-pilotes briguant la succession de Jochen Rindt : Dieter Quester, Helmut Marko, Niki Lauda. Et Helmut Koinigg.
Helmut Koinigg, une sage ascension
Bien qu’issu lui aussi d’un milieu aisé, Koinigg est, à bien des égards un anti-Lauda. On le sait, le jeune Niki ne se voit pas autrement qu’en pilote et mise tout sur la course. Chaque année il tente des coups de poker pour accéder à la F1 et s’y maintenir, sans pour autant impressionner grand monde. Le jeune Helmut, son aîné de quelques mois, paraît nettement plus raisonnable. Tout en suivant des études de journalisme, il satisfait son goût de la vitesse d’abord par le ski (jusqu’à faire partie de l’équipe nationale de jeunes), avant de se tester au volant. Mais bien que faisant forte impression dans les courses de Formule Super V (vice-champion d’Europe en 1972, champion en 1973), ce jeune homme affable et toujours souriant, peut-être trop bien élevé, ne parvient pas à décrocher un budget pour une saison de F2.
Comme il se refuse aux paris hasardeux, il fait un pas de côté et saisit toutes les opportunités de courir, en espérant un coup de pouce du destin. Ainsi, pour la saison 74 Helmut Koinigg dispose d’un contrat chez Porsche, au volant des grosses Carrera Turbo du Martini Racing. Mais ce n’est qu’un pis-aller, la monoplace reste sa priorité. Début avril, aidé financièrement par sa compagne Gabi, hôtesse de l’air sur Austrian Airlines, avec qui il se marie en mai (2), il loue une Surtees (déjà) pour s’aligner au Jim Clark Mémorial F2. La F1 est bien l’objectif ultime.
Zeltweg, le tournant du destin
En cette saison 74 où fleurissent les petits constructeurs et les équipes privées, Koinigg sent que la formule-reine est accessible. Il va y goûter en août à Zeltweg. C’est sur ce circuit que se met en place l’enchaînement qui va conduire à l’accident du 6 octobre. Koinigg et Surtees s’y côtoient pour la première fois. Mais le jeune Autrichien est pour l’heure au volant d’une Brabham de l’année passée.
La Scuderia Finotto a acquis deux Brabham BT42 et entend les louer à des pilotes payants, à commencer par le Tessinois Silvio Moser (3). C’est au volant de l’une d’elles que Gérard Larrousse dispute son premier et unique Grand prix à Nivelles en Belgique. Ayant décroché le soutien d’Elan, la compagnie pétrolière autrichienne, et du casino de Baden-Baden, Helmut Koinigg frappe à son tour à la porte de l’écurie italienne. Mais, même sans manquer de talent et nanti de quelques essais à Monza, il n’est pas facile de découvrir la formule-reine au volant d’une voiture dépassée engagée par un team privé. Le résultat est sans appel : 31e et dernier chrono. Dans la charrette des recalés il côtoie pas moins de trois pilotes Surtees (4).
La dégringolade du Team Surtees
Après une saison 73 déjà très médiocre, l’écurie de « Big John » est en chute libre en 1974. Elle dispose pourtant avec Carlos Pace et Jochen Mass de deux pilotes d’avenir. Mais, handicapés par une voiture trop lourde et des Cosworth de second choix, régulièrement stoppés par des pannes ou casses en tous genres, ils se fâchent avec le boss et quittent le navire en perdition durant l’été. Tout comme le sponsor Bang & Olufsen. Ne reste à Surtees que le soutien, bien insuffisant, du pétrolier belge Fina et de Matchbox (les voitures miniatures). Et aussi un encombrant contrat avec Firestone. Le manufacturier américain s’apprête à abandonner la F1 et ne fait donc plus d’efforts pour développer ses pneus.
En recherche permanente de subsides pour survivre, Surtees est contraint de faire du « rent-a-drive ». C’est ainsi que s’embarquent successivement dans cette galère Derek Bell et les débutants José Dolhem et Jean-Pierre Jabouille. Mais, aux prises avec une TS16 sous-vireuse dont les pneus ne montent pas en température, ils échouent le plus souvent à se qualifier. Sauf Quester.
Dieter Quester, le vieil espoir
Quoique déjà âgé de 35 ans et étroitement lié à BMW et aux courses de tourisme, Dieter Quester n’a pas renoncé à faire son trou en monoplace. D’où en 74 une saison de F2 avec une Chevron et le soutien de son sponsor, le cigarettier autrichien Memphis. Et un deal avec Surtees pour débuter en F1 à Zeltweg. Profitant de sa connaissance du terrain, Quester parvient à se qualifier en dernière position, contrairement à Bell et Jabouille. Mieux encore, il rallie l’arrivée à la 9e place. Soit le meilleur classement d’une Surtees depuis la 4e place de Pace à Interlagos, unique rayon de soleil dans cette année lugubre. Satisfait, Big John s’entend avec Quester pour que celui-ci finisse la saison chez lui.
Mais cela ne se fera pas. En effet, le lendemain de la course, dans une interview, Quester déclare que « Surtees est un filou ». Comme il le dira plus tard, dans son esprit ce n’était pas si péjoratif. C’était juste le constat que les patrons de teams sous-financés comme le sien devaient se montrer rusés et inventifs pour vivre d’expédients jusqu’au prochain grand prix. Mais voilà, Surtees a eu vent de ces mots et les a pris au pied de la lettre. Exit Quester !
L’option Helmut Koinigg
L’éviction de Quester paraît aberrante si l’on considère que Surtees avait le plus grand besoin des schillings de Memphis. Mais le champion du monde 64 était ainsi : susceptible, cassant, méfiant, persuadé d’avoir toujours raison, même contre tout le monde, il était à bien des égards son pire ennemi. Et la sanction, si on peut le voir ainsi, ne se fait pas attendre. A Monza deux semaines plus tard le Team Surtees touche le fond : aucune voiture qualifiée, pour la première fois depuis l’apparition de l’écurie quatre ans plus tôt.
Mais John n’a pas renoncé à trouver la perle rare parmi tous ces jeunes pilotes en quête d’un volant F1. A-t-il rencontré Koinigg à Zeltweg ? Ou bien est-ce par Quester qu’il se met en rapport avec lui ? Voire par son sponsor, Memphis, qui soutenait aussi Koinigg ? Peu importe, le jeune Autrichien se montre convaincant lors de tests à Goodwood. Surtees l’engage pour les deux derniers grands prix, avec même une option pour 1975.
10e place, 10e tour
A Mosport Koinigg tente donc pour la deuxième fois de se qualifier en grand prix. Et cette fois il y parvient, contrairement à son équipier Derek Bell. Mieux encore, il atteint l’arrivée en 10e position et réussit à se faire remarquer. Par Roger Penske qui effectue son retour en F1 avec une monoplace à son nom et qui se fend d’un compliment sur ce jeune inconnu. Et par le vainqueur Emerson Fittipaldi qui, sans doute à la fois agacé et admiratif, vient le trouver après la course pour voir qui était donc cet homme au casque noir à qui il a eu du mal à prendre un tour. Ravi, John Surtees confirme à Helmut sa proposition de contrat pour 1975. Direction Watkins Glen pour le dernier grand prix de l’année.
A nouveau qualifié, Helmut Koinigg navigue en queue de peloton, devant son équipier José Dolhem. Arrive le 10e tour et le virage de Toe (5), où la Surtees tire tout droit. On évoquera une rupture de suspension, mais il s’agissait plus probablement d’un pneu éclaté à l’arrière gauche. Après avoir traversé plusieurs rangées de grillages, la voiture va s’encastrer dans les rails de sécurité. La vitesse n’est guère supérieure à 100 km/h et, bien qu’il s’agisse d’un choc frontal, Koinigg aurait peut-être pu s’en tirer si la triple rangée de rails avait été installée correctement. Hélas, le rail inférieur, mal arrimé au sol, cède sous le choc. Mais pas les deux autres rangées. La Surtees s’est donc glissée sous le rail du milieu qui a fait office de guillotine. La mort de Koinigg a été instantanée.
Rails d’(in)sécurité
Les secours ayant constaté qu’il n’y avait rien à faire, on étend simplement une bâche sur le cockpit de la Surtees et le Grand Prix continue. En ce temps-là, sauf piste obstruée, un accident mortel n’arrêtait pas une course. La terrible nouvelle met un bon quart d’heure à parvenir jusqu’au stand Surtees où John réagit en passant le panneau STOP à José Dolhem, écourtant ainsi l’unique grand prix du demi-frère de Didier Pironi.
Si les rails de sécurité ont constitué un progrès par rapport aux arbres et bottes de foin des années 60, ils n’étaient pas la panacée, loin s’en faut. Et ils devenaient même un danger mortel s’ils étaient mal positionnés, mal arrimés au sol ou mal reliés entre eux. La mort de Koinigg aurait dû permettre une prise de conscience salutaire. Las ! quelques mois après, à Barcelone, les pilotes devront protester pour que les rails de sécurité soient correctement boulonnés. Ce qui n’empêchera pas l’accident de Stommelen et ses conséquences tragiques. Le chemin serait encore long avant que la sécurité des pilotes soit vraiment prise au sérieux. Helmut Koinigg en fut l’une des tristes balises.
NOTES :
(1) Helmuth ou Helmut ? On trouve le prénom de Koinigg écrit aussi bien avec un h final que sans. Ainsi, c’est Helmuth sur sa combinaison, mais Helmut sur sa pierre tombale. J’ai opté pour la graphie Helmut.
(2) Cas peut-être unique, le casque de Koinigg était décoré d’une ribambelle de petits cœurs blancs se détachant sur fond noir. S’agissait-il d’une référence à une personne en particulier ? En tout cas, ces cœurs étaient présents bien avant son mariage.
(3) Silvio Moser était inscrit sur cette voiture au GP d’Espagne 1974. Mais il ne put honorer cet engagement, ayant été très gravement blessé quelques jours plus tôt aux 1000 km de Monza. Il succombera finalement à ses blessures le 26 mai 1974, sans avoir repris connaissance.
(4) Le troisième étant Leo Kinnunen du team privé AAW.
(5) C’est dans ce même virage que Jean-Pierre Beltoise était sorti deux jours plus tôt. Orteil cassé, il dut déclarer forfait pour ce qui aurait dû être son dernier grand prix.
Photo d’ouverture : Koinigg à Mosport en 1974 – © Norm MacLeod
Et pour entendre Helmut Koinigg : une petite vidéo issue d’un entretien à la TV autrichienne avec Niki Lauda et lui, au lendemain du GP de Belgique 1973 :